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lundi 26 octobre 2020

La fourmi rouge - Émilie Chazerand (2017)

 


Le masque de protection se superpose à celui qui recouvre déjà notre vrai visage. 





Après en avoir entendu dire beaucoup de bien sur la toile, je me suis lancée dans la lecture de La fourmi rouge, premier roman d'Émilie Chazerand. Comme vous le savez, je suis assez difficile pour ne pas dire complètement blasée en matière de littérature pour adolescents, mais j'avoue que j'ai été à mon tour assez séduite par cette trouvaille !

L'histoire 

Vania a quinze ans, elle entre en seconde. Comme Bella, Harry, August, Georgia avant elle, la jeune a un peu la trouille à l'approche d'une rentrée teintée d'incertitudes. A la manière de Mia dans le Journal d'une princesse, elle s'apprête à nous raconter avec humour ses petites angoisses à la première personne. Rien de nouveau sous le soleil, à première vue... mais en y regardant de plus près, on se rend compte que l'héroïne de La fourmi rouge repousse les limites d'une loose déconcertante de réalisme !   

Déjà, Vania a un nom de serviette hygiénique, une paupière qui fait des siennes, et une plus grande facilité à vomir sur commande qu'à se faire des amis. Si elle n'ira pas jusqu'à s'autoproclamer "ratée et fière de l'être", elle semble s'être fait une raison... Heureusement, quelques solides bouées lui permettent de garder la tête à la surface de la mare au canards de son existence : son père taxidermiste et loufoque, sa meilleure copine de galère Victoire qui n'assume de traîner avec elle que parce que son odeur corporelle insupportable l'empêche d'avoir des amis stylés, et son BFF de toujours, le seul, l'unique, l'irremplaçable Pierre-Rachid dit "Pirach". 

D'ailleurs, parlons-en de celui-là : il n'a rien trouvé de mieux que de profiter des vacances d'été passées au bled pour s'offrir un corps d'adulte et se taper Charlotte, sa pire ennemie ! A la veille d'un premier jour de cours qui s'avèrera encore plus catastrophique que prévu _ spoiler : elle va arriver en retard et involontairement péter le nez du proviseur, je vous laisse le soin de découvrir dans quelles circonstances, cette trahison suprême tombe sur Vania comme un piano sur un personnage de cartoon.




Le mieux, dans ce cas-là, c'est encore d'aller se coucher _ce qu'elle va faire. Mais avant, Vania aura la (forcément) mauvaise idée de consulter sa boîte mail, et d'y découvrir un violent message anonyme qui l'exhorte à se secouer les puces au plus vite, sous peine de disparaître bien vite dans les méandres de l'insignifiance. Nouveau coup de massue. Cette fois, c'est sûr : une nouvelle année de galère s'annonce à l'horizon...  


"Taille moyenne, élève moyenne... Fille moyenne. Pas parce que tu es née comme ça, mais parce que tu as choisi la transparence, la fadeur, l'insipidité. 
Tu es la personne la plus décevante de ce siècle.
Tu es inutile et vide."



Un faux air de déjà vu 

"Ok," me direz-vous, "mais sinon, concrètement, qu'est-ce que ce roman tragico-comique résolument classé dans les "feel good" pour la jeunesse a de plus qu'un autre ?"  

Eh bien, premièrement, il est encore récent, puisque sorti en 2017, et il est donc bourré de références à l'actualité et à la culture de ces dernières années : de Donald Trump aux Ch'tis, en passant par la citation Jenifer et le slip Hello Kitty que seule une amie proche peut vous offrir  "une chatte pour ta chatte"  et qu'on ne met que le dimanche en regardant Jour du Seigneur... aucun détail n'est oublié ! De la même façon, le registre de langue utilisé par les jeunes personnages colle assez à ce qu'on peut entendre dans les lycées de nos jours, me semble-t-il (bon, en plus soft, peut-être...). Dans tous les cas, ces éléments de décor ou de langage révélateurs d'une génération ne sont jamais placés gratuitement dans le texte, avec pour espoir d'aguicher le jeune lecteur : ils ont vraiment leur importance et apportent quelque chose au récit _un effet comique, le plus souvent. 

Ensuite, La fourmi rouge aborde des sujets graves, sans dramatiser, mais sans faux semblants ; entre autres : la rumeur, la réputation, le (cyber)harcèlement, les effets (à plus ou moins long terme...) de la télé-réalité sur les gens, la vieillesse, l'intégration, les préjugés racistes, et, dans une moindre mesure, la radicalisation. Il est question, pour l'héroïne et pour ses pairs, d'apprendre à se faire une place dans le groupe, dans la masse, à devenir "la fourmi rouge" capable de se distinguer du flot de fourmis noires passives ou suiveuses. Rien n'est moins facile, et ce roman s'avère un peu moins optimiste que ce à quoi on aurait pu s'attendre. 

Au fil des pages, on se rend compte que derrière l'humour, les situations cocasses ou anodines, se terrent parfois des souvenirs désagréables, sinon traumatisants. Vania serait-elle en train de nous abreuver de paroles pour éviter de nous livrer ce qui l'empêche réellement de vivre ? Qu'y a-t-il sous le masque de Gottfried, le papa "hyper cool" ? Pourquoi la lycéenne s'auto-qualifie-t-elle sans cesse de "mytho professionnelle" ? Est-elle en train de nous balader ? Ne pas dire, est-ce vraiment mentir ? Secrets et questions existentielles vont se dévoiler petit à petit... Une chose est sûre : un psychanalyste se frotterait les mains à la vue d'une patiente qui vomit tout ce qu'elle peut à la moindre contrariété mais qui cumule les sujets tabous. 

"Certes, nous sommes tous des fourmis, vus de la Lune. Mais tu peux être la rouge parmi les noires.
Qu'est-ce que tu attends pour vivre ?"

Honnêtement, j'ai été très emballée par des premiers chapitres très dynamiques, crépitants comme des Têtes Brûlées, avant que l'euphorie ne retombe petit à petit. Certes, on n'échappe pas à deux trois stéréotypes bien ancrés chez les "adultes référents" et chez certains jeunes décrits dans le livre ; mais à l'inverse, beaucoup de situations sonnent vrai et sont traitées sans complexe. Qui a déjà vu son ou sa meilleur.e pote prendre le large à cause d'une bête histoire de coeur sans lendemain partagera mon sentiment ! Enfin, sachez que le suspense du "mail mystère" est chouchouté jusqu'aux dernières pages ! 

Si vous vous intéressez à la littérature pour la jeunesse, ou si vous cherchez un livre pour des 12-16 ans bons lecteurs, prenez quelques heures pour découvrir ce titre : il passe comme petit fromage affiné (oui, c'est un compliment, et oui, j'ai faim) ! 

Emilie Chazerand. La fourmi rouge. Éditions Sarbacane, 2017. 384 p. ISBN : 978-2-07-513399-9




  

 

mercredi 7 août 2019

Lecture de vacances : L'étoile d'Indigo - Hilary Mac Kay (2004)


Cadmium, Safran, Indigo, Rose... Dans la famille Casson, les quatre enfants portent le nom d'une couleur : encore une idée saugrenue de leurs parents artistes peintres, très gentils mais complètement inutiles en matière d'éducation ! Bill, le père, a récemment levé l'ancre et s'est installé à Londres pour y travailler plus à son aise. Quant à Ève, la mère, si elle est physiquement restée à la maison, sa tête est toujours dans les nuages. Personne ne semble souffrir de cette existence dans la campagne anglaise où rien n'est jamais grave, un peu en retrait de la société : au contraire, Caddy et les plus jeunes ont appris à faire face aux problèmes sans l'aide des adultes, ce qui les a soudés et rendus autonomes. 

Les aventures des Casson font l'objet d'une série de six romans pour la jeunesse, écrits par Hilary Mac Kay entre 2001 et 2011. Sauf erreur de ma part, seuls deux titres de The Cassons Family Books sont disponibles en français ; il s'agit des deux premiers : Saffy et l'Ange de pierre / Saffy's angel (2001) et celui dont il est question aujourd'hui : L'étoile d'Indigo / Indigo's star (2004). Dommage, leur sort aurait pu intéresser pas mal de jeunes lecteurs. 


Bon, apparemment tout le monde n'est pas d'accord sur l'orthographe du nom de l'auteur...
    
L'histoire 

Ce deuxième volet de la série _évidemment, j'ai pas lu le premier ! est consacré à Indigo. Indigo a treize ans et c'est le seul garçon de la portée ; il est sur le point de retourner en cours après avoir été éloigné sur collège pendant un trimestre à cause d'une méchante "mononucléose infectieuse". Enfin ça, c'est la raison officielle. Derrière elle se cache le vrai problème, à savoir une situation de harcèlement qu'il subit :  que ce soit en classe ou dans la cour, Tony le rouquin et sa bande de "suivistes" lui mènent la vie dure. En cette fin d'année scolaire, Indigo est partagé entre l'envie de renouer contact avec le monde extérieur, et la hantise de devoir supporter cette bande de têtes de nœud pendant encore de longues semaines.

Heureusement, les sœurs veillent au grain. Si "Caddy" (Cadmium) est partie à la fac et ne fait que des passages épisodiques à la maison, accompagnée parfois d'un nouveau copain qui finit par prendre peur devant cette famille de fous, "Saffy" (Safran) et sa meilleure copine Sarah vont aussi au collège et font des rondes plus ou moins discrètes dans les couloirs. Rose, la dernière de la fratrie, tente d'insuffler à Indigo la force de caractère qui lui manque tant. Elle n'a que huit ans, mais son esprit critique et sa grande répartie surprennent les adultes ou les jeunes en excès de confiance ! Beaucoup lui demandent son avis avant de prendre une décision importante...


"Lis la question suivante ! ordonna Safran.
_ Que diriez-vous à Toutankhamon si vous tombiez sur lui dans la rue ?
_ "Pardon" ! riposta aussitôt Sarah. Mets ça ! 
_ Il faut répondre avec des phrases entières. 
_ Pardon, mais c'était votre faute ! Vous marchiez en biais !" Caddy, je peux avoir une banane, moi aussi ?"


La garde rapprochée rend bien service mais ne suffit pas toujours ! D'ailleurs, quand on a treize ans, est-ce qu'on ne préfère pas se faire enfoncer la tête dans les chiottes par la petite frappe du coin qu'être défendu par sa grande sœur ?

L'arrivée de Tom, un nouvel élève venu des États-Unis, va changer la donne et chambouler cette classe de 4ème. Avec un père astronaute, une mère scientifique spécialiste des ours, un caractère de cochon et une étonnante facilité à se mettre à dos profs et élèves, Tom a tout du punching-ball idéal. Il en est conscient, et contrairement à Indigo, il vit plutôt bien son statut de victime car il n'a pas peur de se défendre. Même lorsqu'il sait qu' à dix contre un, le combat est perdu d'avance. Bientôt, le binôme  Tom / Indigo se forme inévitablement : quand on a les pieds dans le même bourbier, autant se serrer les coudes et faire face ensemble. De là à parler d'amitié...

"... Je ne savais pas que tu étais ami avec Tom. 
Indigo s'apprêtait à dire que lui non plus n'était pas au courant, mais il se ravisa. Ils pouvaient devenir amis. Ils étaient du même côté. Pourquoi ne pas être amis ?
_ Pourquoi on serait pas amis ? dit-il tout fort à Saffy."


Une situation de harcèlement 

L'Etoile d'Indigo ne porte pas exclusivement sur des déboires d'Indigo au collège ; disons que c'est un fil rouge qui nous permet de suivre l'évolution de la famille Casson et de Tom ... qui en deviendra vite une pièce rapportée. Je fais le choix d'insister lourdement sur ce point parce qu'ici la question du harcèlement à l'école est traitée dans sa complexité, et cela m'a paru intéressant d'insister là-dessus. En effet, Hilary Mac Kay montre que :
  • Tous les élèves qui se font emmerder n'ont pas forcément le même profil. Exit la figure du binoclard aux cheveux gras qui heureusement apparaît de moins en moins souvent dans les œuvres de fiction. On ne sait pas grand chose du physique d'Indigo, si ce n'est qu'il a grandi de quinze centimètres pendant sa convalescence ; concernant sa personnalité, il nous est présenté comme sensible, juste, altruiste, un poil trouillard et peu combatif. Tom est très différent de lui : il cherche les embrouilles, les trouve, encaisse les coups et recommence. Il est ébahi et agacé de voir Indigo se laisser marcher sur la tronche à longueur de journée. Oscillant entre l'envie de l'achever et l'instinct de lui filer les billes nécessaires à sa survie, il va lui être d'un grand secours... mais n'aura rien d'un ange gardien. Leur amitié va se construire progressivement, par l'intermédiaire de Rose la bavarde, Rose la fouineuse toujours pleine de bonnes intentions : elle va conquérir Tom, ce drôle d'Américain un peu méfiant qui lance des balles en caoutchouc sur les gens pour se détendre et qui aime jouer de la guitare sur les toits. 

"T'as un problème, Indigo ?" 

  • Le harceleur ne ressemble pas forcément un méchant de dessin animé. Tony Albinoni est roux, ce qui aurait bien pu le faire passer dans le camp des victimes. On sait bien que de tous temps, les rouquins ont été associé au diable et à la puanteur. Pourtant, personne ne lui cherche de noises au collège. Il a même son petit gang de "suivistes" débiles et plus costauds que lui dont il a besoin plus qu'autre chose. Tom l'atteint à plusieurs reprises au cours de l'histoire, mais lui non plus ne se démonte pas. Saffy et Sarah lui arrachent des touffes de cheveux, mais il s'obstine et garde la face. Il tient à son statut de casse-couilles en chef comme à la prunelle de ses yeux. 
  • On parle beaucoup des suiveurs et des passifs, qui voient, savent, subissent parfois les coups de pression et les dommages collatéraux, mais ne disent rien. Il y a aussi les "intouchables", ceux à qui on ne s'attaque jamais, c'est comme ça, allez savoir pourquoi. Indigo a du mal à gérer les situations où il voit le rouquin et ses comparses s'en prendre à un autre gosse, signale, et voit la victime se retourner contre lui. C'est trop pour lui, même si dans la réalité, on sait bien que ce schéma se reproduit hyper souvent. 


Il n'y a point de vérité générale dans le harcèlement scolaire, même si on peut s'accrocher à certains signes récurrents, je dis pas le contraire ; c'est en partie pour cela qu'il est si difficile à repérer. Dans L'étoile d'Indigo, les adultes brillent par leur inefficacité, y compris ceux qui font preuve de bonne volonté. Certes, Bill et Eve Casson sont tellement à l'ouest qu'ils ne se doutent pas une seconde du calvaire que vit Indigo, et on a l'impression qu'ils n'en prendraient pas la mesure même si ça se passait sous leur nez. Pourtant, ils sont tellement sympas qu'on n'arrive pas à leur en vouloir, alors qu'on sait très bien que dans la vraie vie, on aurait placé leurs gosses en famille d'accueil depuis bien longtemps ! Même le principal du collège ne flaire la puanteur du dossier qu'à la toute fin du roman, bien qu'il semble soucieux du bien être de ses élèves : il bataille pour que Tom arrive à s'intégrer dans l'établissement, mais passe à côté des plus gros dysfonctionnements. Cette fiction ne propose pas de solution clé en main à cette question épineuse, mais invite les enfants à relever la tête, à découvrir quelles sont leurs meilleures armes, et à les utiliser à bon escient. 




Une belle surprise que ce roman pour enfants (classé 10 ans et +), que je supposais léger, mais qui ne l'est pas tant que ça. Les Casson et leurs amis accommodent la réalité pour la rendre plus sympa, ce qui ne veut pas dire qu'on est au pays des Bisounours. Disons que beaucoup de passages à forte tension dramatique sont "rendus" drôles par la justesse des personnages ; d'où l'édition de L'étoile d'Indigo dans la collection "Humour" du Livre de Poche Jeunesse.

J'aurais presque pu écrire un Téma la bibliothèque autour du deuxième opus des aventures de la famille Casson, car un chapitre est consacré à une escapade de Tom et d'Indigo sur le toit de la bibliothèque municipale : ce moment où "Indy" passe du côté de la clandestinité, en dépit de ses peurs, sonne comme la consécration de leur amitié.

Je comprends qu'on puisse ne pas considérer ce roman comme le chef d'oeuvre jeunesse des quinze dernières années, mais j'ai eu un petit coup de cœur dessus.

"Papa chéri
C'est Rose. 
La cabane a besoin de nouveaux fils électriques maintenant que tout a sauté.
Caddy ramène à la maison des petits amis qui touchent le fond pour voir s'ils conviendraient pas à maman. Pour te remplacer. 
Bisous, Rose." 

Hilary Mac Kay. L'étoile d'Indigo. Le Livre de Poche Jeunesse, 2004. Coll. "Humour". 253 p. ISBN 2-01-322273-4


samedi 3 novembre 2018

Dans la série : un chasseur sachant chasser sans son chien (ou pas) - L'enfant qui chassait la nuit - Wilson Rawls (1961)


Le cours de français touchait à sa fin. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, je crois bien qu'on venait d'étudier un texte vieillot dans lequel une jeune fille présentait sa tourterelle apprivoisée à ses amies. Un camarade avait dû faire une remarque bien sentie sur le sort qu'il aurait réservé à l'oiseau en question s'il s'était aventuré dans son jardin, car M. Dodin avait interrompu sa série d'exercices pour lancer un débat sur la chasse. 

Alors, qui était pour ? Qui était contre ? Une bonne majorité des élèves de la classe étaient issus d'une famille de chasseurs et ne voyaient pas où était le problème. Une bonne majorité avaient également compris que M. Dodin était contre la tuerie réglementée, et n'avaient pas envie de se le mettre à dos pour trois palombes. Le silence devint pesant. 

"Je veux votre avis A VOUS, pas celui de vos parents. L'année prochaine, vous serez en cinquième, ça rigolera plus : il faudra argumenter à chaque fois que vous aurez à répondre à une question.




Guillaume se lança. On le surnommait Mouton parce qu'il était frisé, et on le prenait pour pour le mouton noir de la classe parce qu'il était petit, un peu plus jeune que nous, et qu'il avait cet irrationnel je-ne-sais-quoi propre aux gamins qui se font régulièrement fracasser par leurs pairs sans raison valable, et ce, où qu'ils aillent. Il faut dire qu'il n'avait plus rien à perdre, puisqu'il avait signé son arrêt de mort quelques jours plus tôt en déclarant en plein cours de SVT : "Moi je préfère une bonne ratatouille à une assiette de frites". Comme on pouvait s'y attendre, cet acte de provocation totalement assumé avait entraîné un tollé général, et la lapidation avait été évitée de justesse. 

_ Moi je suis contre ; on ne devrait pas avoir le droit de tuer des animaux qui nous ont rien fait ! 

Stéphanie leva la main ; il était rare qu'elle s'affirme ainsi ses opinions, mais enfin, Mouton essayait de nous apprendre la vie, il fallait bien que quelqu'un aille au charbon pour le remettre à sa place !  

_ La chasse, c'est important : ça nous fait manger ! 

_ Tu parles des hommes préhistoriques ? demanda M. Dodin, espérant l'amener à développer son point de vue. 

_ Non... Mon père et mon oncle, quand ils tuent des faisans, on les mange ! 

_ Ah. Je vois. Mais vous ne vous nourrissez pas que de gibier, j'imagine ; quand la chasse est fermée, vous allez faire des courses, et... 

Pendant ce temps, ma copine Anaïs me racontait sa vie avec une discrétion approximative : 

"Moi, mon père, il a tiré sur le coq à la carabine car on voulait le manger mais on savait pas comment faire. Mais il s'est loupé et il l'a juste blessé. Alors il a ramassé le coq plein de sang et il a regretté d'avoir tiré dessus. Ca l'a fait pleurer. On a dit qu'on allait plutôt le soigner et l'appeler Gustave.

_ Il est blessé où ? 

_ Au cul ! 

_ Mince, ça va être dur à soigner si les tripes ont été touchées. Fais gaffe que les vers ne s'y foutent pas... 

_ Non mais il a l'air d'aller... 

Le gros Franck, qui nous avait expliqué en détails quelques jours plus tôt les joies inégalables de la branlette, s'incrusta :  

_ Un poulet, on le saigne ou on le pend ! On le tire pas au fusil, c'est pas du gibier ! En plus, ça fout des plombs partout ! 

_ Non mais laisse. On le mange plus, finalement. 

_ Ah, tu peux aussi l'égorger avec une hache ! 

_ Non mais c'est les Arabes qui font ça ! On est en France, là ! s'insurgea Anaïs. 

_ Bah quoi, c'est pas mieux qu'au fusil ?"  

Je crois que c'est en entendant "Arabes" et "on est en France" que M. Dodin a demandé le silence complet dans la classe ; après un débat houleux sur la chasse, il n'avait ni l'envie ni le temps de nous reprendre sur des propos racistes qu'on relayait à la pelle sans s'en rendre compte. 

Enseigne HMarket, spéciale dédicace à ma pote de 6ème...

Qui dit vacances scolaires dit passage obligé par la case littérature de jeunesse, parce qu'on est professionnels jusqu'au bout ! Il faut bien reconnaître que ce n'est pas la facette la plus fastidieuse du travail d'un documentaliste. Cela implique cependant de se frotter à des ouvrages et à des thématiques vers lesquels on ne se serait pas naturellement dirigés, parce qu'on ne lit pas purement pour soi mais pour pouvoir conseiller au mieux un certain nombre d'usagers. L'enfant qui chassait la nuit, publié par l'auteur américain Wilson Rawls en 1961, est un exemple de ces romans pour enfants dont je sais d'avance qu'ils vont me saouler : les histoires de chasseurs me rendent mal à l'aise autant qu'elles m'agacent. Quand on a grandi dans une zone où la chasse est un sport, voire un facteur d'intégration pour les hommes, et qu'on a enfin réussi à s'en extirper, on n'a pas envie d'y retomber ne serait-ce que pas le biais d'un livre.  


Ambiance La Petite Maison dans la Prairie. 

Billy vit avec ses parents et ses trois petites sœurs aux fins fonds d'une vallée du Missouri, aux limites de l'Oklahoma et de l'Arkansas ; là-bas, les hommes se contentent de peu et suivent le rythme de la nature : ils cultivent la terre, ils chassent le raton laveur, et de temps en temps, il vont faire des courses en ville. Les parents de Billy en ont un peu marre de la campagne et aimeraient bien que leurs quatre enfants aient accès à l'éducation et se sociabilisent. Dès qu'ils auront assez d'économies, ils s'en iront. Mais pour l'instant, le déménagement n'est pas d'actualité. Comme tous les enfants de son âge, Billy aimerait avoir un chien pour l'aider à attraper les ratons laveurs dans la forêt, d'abord parce qu'il pense qu'il est "né chasseur", mais aussi parce qu'il sait que plus on vend de peaux, plus on est respecté par la communauté. Malheureusement, des chiens de chasse coûtent cher et ses parents ne peuvent lui faire ce cadeau ; en guise de lot de consolation, ils lui offrent des pièges qui lui permettront de braconner tranquille. Billy s'en servira pour attraper ses premières bêtes, et avec l'argent récolté, il finira par se payer lui-même non pas un, mais deux chiens. C'est ainsi qu'il gagne l'admiration de son grand-père, qui tient une épicerie dans la ville la plus proche : le vieil homme blagueur et dynamique lui apportera son soutien et de conseils en matière de stratégie et de dressage canin. Ensemble, ils participeront même à un concours de chasse renommé dans la région. 

Si toi aussi, de loin, tu as cru qu'il tenait autre chose qu'une bêche...

Toutes les nuits, pendant des mois, le jeune Billy va battre la campagne accompagner de ses deux chiens Old Dan et de Little Ann pour talonner, piéger, tuer, dépecer des dizaines de ratons laveurs avec la bénédiction de tous les adultes qui participent à son éducation. Question de culture, dirons-nous... Oh, il va leur arriver quelques mésaventures où le héros se rendra compte qu'il a encore du chemin à parcourir avant d'être un chasseur sachant chasser sans ses chiens !           

Décrit sur le quatrième de couverture de l'édition du Livre de Poche Jeunesse comme "un hymne à la nature", et un peu partout comme un "classique" de la littérature de jeunesse américaine, L'enfant qui chassait la nuit appartient à une époque révolue. Je ne sais pas s'il aurait beaucoup de succès avec les jeunes lecteurs d'aujourd'hui, même en Dordogne ; bien sûr, les passages du livre retraçant les galères de Billy pour trouver de quoi financer son rêve sont touchants ; bien sûr, la relation tissée entre l'apprenti chasseur et ses chiens parlera à ceux qui considèrent les animaux comme leurs égaux. Mais il faut bien reconnaître qu'une bonne partie du roman est consacrée à des courses poursuites de deux chiens très genrés (le mâle Old Dan est "puissant", alors que la "petite" femelle Little Ann est "futée") contre une proie isolée qui, de toute façon, n'a jamais eu aucune chance de s'en sortir ! 

Attention, il s'agit d'une critique personnelle de l'oeuvre ; peut-être que vous, vous retiendrez le parcours hors normes d'un petit paysan fâché avec sa condition de "pauvre" et de "rustre" qui devient un prodige de sa discipline... 

Encore que... Si vous lisez cette histoire, lisez-la bien jusqu'au bout !      

Wilson RAWLS. L'enfant qui chassait la nuit. Le Livre de Poche Jeunesse, 1998. Coll. Mon bel oranger. 352 p. ISBN 2-01-321602-5 

Puisqu'on est dans les histoires de clebs... Corgi ou pain de mie ??

Pour l'anecdote, Anaïs s'est réconciliée avec la viande halal depuis ; elle a deux gosses, les chats égyptiens dont elle rêvait déjà lorsqu'elle avait douze ans, le corps recouvert de tatouages artistiques. Ok, elle n'était pas un modèle de tolérance et d'ouverture d'esprit il y a vingt ans. Ok, c'était même une sale gosse qui n'avait ni la langue ni les poings dans sa poche, qui n'en foutait pas une au collège, et qui traînait volontiers avec les 4° plus susceptibles de réagir à son répertoire de blagues de cul. Exactement la graine d'ortie avec qui vous ne voudriez pas que votre rejeton s'acoquine. Pourtant, elle m'a tellement aidée à grandir _même si elle ne le saura jamais ! et elle est vite devenue mon héroïne ! 

A la surprise générale, elle m'avait prise sous son aile dès le début de l'année, alors que j'étais aux antipodes de ses autres fréquentations. Pourquoi ? Tout le monde se l'est demandé, moi la première, et personne ne l'a jamais vraiment su. Les surveillantes trouvaient notre association particulièrement suspecte et, de temps en temps, un prof me prenait à part et me demandait sans aucun tact si elle ne me forçait pas à faire ses devoirs à sa place. Oh, mon pauvre, mais pour ça il aurait fallu qu'Anaïs se soucie un minimum de ses résultats scolaires ! Or, elle avait bien d'autres préoccupations : son cours de boxe française (parce que la boxe anglaise, "c'est pour les bourrins"), récupérer son album d'Aqua qu'elle prêtait à tout le monde, vérifier que les araignées qu'elle conservait dans son casier ne manquaient de rien, réussir à se glisser en tête de file pendant la vente de chocolatines de 10h, histoire de ne pas se faire sucrer toute récréation... Chacun son sens des priorités ! En outre, elle était prévoyante et organisée pour ce qu'elle voulait : elle avait toujours un stock de pièces pour la machine à boissons ou pour la cabine téléphonique, et devait sans cesse se soustraire aux charognards qui voulaient lui raquer quelques francs _où qui voulaient régler leurs comptes avec elle, car Anaïs avait une tendance à semer la discorde sur son passage, il faut bien le reconnaître. C'est ainsi que nous avons commencé à fréquenter assidûment le CDI, ce temple du silence où personne n'aurais songé à la traquer ! 


mardi 28 août 2018

Lectures de (fin de) vacances : Victor Schoelcher : "non à l'esclavage" - Gérard Dhôtel (2008) / Ça c'est mon Jean-Pion - David Snug (2018)


Soupir de regret, une fois de plus

Tu découvres un livre, tu trouves qu'il est vraiment bien écrit ; alors tu fais une recherche dans le catalogue du CDI pour voir si d'autres ouvrages du même auteur sont présents dans le fonds. Tu te rends compte que oui, deux documentaires _très prisés ! et quelques articles de revues pour enfants sont signés par ce gars. Alors tu cherches sa biographie et tu apprends qu'il est mort il y a deux ou trois ans à peine, fauché avant d'être vieux. 

Victor Schoelcher : "non à l'esclavage" - Gérard Dhôtel (2008) 

Je crois qu'on a parlé une seule fois de Victor Schoelcher en cours ; c'était dans le cadre du cours d'histoire-géo et d'éducation civique, plus précisément pendant la période des révisions. Nous avions lu un extrait d'un texte dont il était l'auteur et qui parlait d'abolition de l'esclavage, après quoi nous devions répondre à des questions de type brevet. Il faisait beau et chaud, on n'avait pas grand chose à battre de cet homme au nom imprononçable. Par contre, le Toussaint Louverture dont il louait l'importance et les qualités de révolutionnaire inspirait beaucoup nos esprits corrompus par des hormones en ébullition. 

"Ma queue, elle va trouver ton ouverture, ahah !"   

De toute façon, notre prof était passée assez rapidement sur Schoelcher, nous laissant entendre que ce particulier, certes, avait rendu libre un paquet de monde, mais qu'il était aussi un bon colonialiste des familles. Cela ne nous avait pas donné envie d'en savoir plus ; j'ai donc beaucoup appris du court roman historique écrit par Gérard Dhôtel.    



Victor Schoelcher : "Non à l'esclavage" s'organise en six courts chapitres symbolisant les étapes marquantes d'un destin qui aurait pu se limiter à la vente de porcelaine. En effet, Victor est d'abord envoyé outre-Atlantique pour livrer des commandes passées à son père, un porcelainier de renom. A 24 ans, ce jeune homme bien né rêve de découvrir le vaste monde ; sa vie de futur vendeur va prendre une direction nouvelle lorsque, une fois arrivé à Cuba, il assiste à une vente d'esclaves qui va le traumatiser. Selon Gérard Dhôtel, la scène lui fait l'effet d'un électrochoc, et l'abolition de l'esclavage des Noirs devient son cheval de bataille. Lorsqu'il entre en France, il se lance dans l'écriture de textes démontrant que les hommes sont égaux et qu'en soumettre certains à d'autres en fonction de leur couleur de peau est complètement absurde. A partir des années 1840 paraîtront ses premières publications. Il entrera dans l'Histoire en faisant passer le décret d'abolition de l'esclavage en 1848. De fil en aiguille, Schoelcher intègre les sphères de la politique et du journalisme, se lie avec des hommes de lettres, puis utilise parallèlement son statut de bourgeois aisé pour poser les pieds dans un camp "ennemi" : celui des colons et des esclavagistes. Son objectif est de comprendre leurs arguments pour mieux les contrer.  


Comme c'est le cas dans beaucoup de livres de la collection "Ceux qui ont dit non" d'Actes Sud Junior, Dhôtel a choisi de mettre en scène un personnage jeune et emporté auquel les jeunes lecteurs pourront s'identifier, quitte à broder quelques fioritures par dessus la réalité... On suit ce petit gosse de riche croyant dur comme fer à l'humanité dans son voyage initiatique où il va se faire baffer assez rapidement par des déconvenues : il va apprendre par l'observation que l'Homme est capable du meilleur comme du pire. Utilisant toujours le présent, l'auteur rend également accessibles les tumultes historiques du XIX°siècle, dont on parle un peu moins souvent que d'autres : la IIème République, puis la IIIème, avec entre temps le coup d'Etat de Napoléon III.   

Cette biographie romancée de Victor Schoelcher est suivie d'un dossier constitué d'une chronologie, d'un article intitulé "Eux aussi, ils ont dit non" qui évoque d'autres figures de la lutte pour l'abolition de l'esclavage ou qui ont travaillé sur ce sujet (Wilberforce, les Lumières, Harriet Beecher-Stowe, Maryse Condé, Aimé Césaire). Il se clôture sur un corpus d'illustrations en couleur utilisables en classe, à mon avis. Même s'il n'a pas vocation à soulever les zones d'ombres qui entourent quelqu'un qui a, malgré tout, œuvré à l'avancée des mentalités, lire ce roman écrit pour les jeunes (mais également instructif pour les adultes non historiens) ne fera de tort à personne. 

Emission 2000 ans d'Histoire consacrée à Victor Schoelcher - Diffusée en 2017 (à vérifier)
  
Dhôtel, Gérard. Victor Schoelcher : "Non à l'esclavage". Actes Sud Junior, 2008. Coll. "Ceux qui ont dit non". 95 p. ISBN 978-2-7427-7761-7 


Allez, on passe à la suite ! 


David Snug - Ça c'est mon Jean-Pion (2018) 

Après avoir fait un petit tour du côté d'Instagram _ puisque apparemment les infos les plus croustillantes s'échangent via ce réseau-là, en ce moment _,après m'être abonnée au compte des éditions Même Pas Mal, je suis tombée sur la couverture de Ça c'est mon Jean-Pion, la nouvelle BD de David Snug :    



Là, je me suis dit : oh, mais cette bande dessinée pourrait faire un cadeau de rentrée bien marrant pour les collègues de la Vie Scolaire. Si la couverture me susurrait déjà à l'oreille que ce ne serait pas possible d'intégrer l'ouvrage en question au fonds BD en libre accès du CDI (suivez mon regard vers le couteau et les clopes notamment), rien ne m'empêchait de l'abandonner négligemment dans le bureau des surveillants. L'histoire d'un pion qui raconte son année scolaire devait sans doute être riche en anecdotes sur les mouflets, et ne pouvait que prendre la forme d'un parcours initiatique où un "nouveau" de l'EN se fait bien bordéliser par les gosses à la rentrée avant de se remettre en question, de toucher le fond, et de remonter à la surface en fin d'année, content d'avoir trouvé son rythme de croisière en matière de gestion des groupes.    

ou pas

Sauf que. David Snug sort tellement des sentiers battus que le résultat qu'il obtient en publiant Ça c'est mon Jean-Pion est encore plus surprenant qu'on pouvait s'y attendre. 

En prenant son poste de surveillant à mi-temps dans un collège de Seine-Saint-Denis, le héros _qui n'est autre qu'un fidèle avatar de l'auteur, voulait juste se faire un peu d'argent tout en ayant du temps libre pour dessiner et jouer de la musique. L'homme n'a rien d'un jeune blanc-bec hésitant et plein d'empathie pour l'adolescent boutonneux. Il se crée d'entrée le personnage (très drôle) de Jean-Pion, un tortionnaire au rire terrifiant désireux d'assouvir ses pulsions nazies ; aussi, comme il aura relativement la paix avec "le collégien, cet être inférieur", il aura la possibilité d'observer et de critiquer le système dans lequel il s'est infiltré bien malgré lui. Pas de chaises qui volent, pas d'insultes, par de tranches d'ananas dans ta djeule _c'est ce que les gosses me jetaient quand je surveillais la cantine, au Mirail. Pas de longues tirades sur le dur métier d'éducateur _"mais que font les parents ??". Vous êtes déçus ?

Non, vraiment, vous ne devriez pas : ici, tout le monde en prend pour son grade. Il est fort probable que vous ne lisiez jamais ailleurs ce que vous verrez dans cette BD... qui est un des rares ouvrages traitant du milieu scolaire qui évoque les AGENTS D'ENTRETIEN ! Déjà merci, rien que pour ces vignettes-là. La mixité sociale ? L'artiste la passe au mixeur, toujours en s'appuyant sur son expérience professionnelle tellement enrichissante. 

Du coup, il devient délicat de présenter Jean-Pion à mes copains de salle des profs et de vie sco car, comme chacun sait, on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui ; et je pense que certains passages _sur la typologie des profs, des surveillants, sur les rapports qu'ils entretiennent... passerait fort mal. Quand il s'agit de se foutre des élèves et des parents, on est tous d'accord ; mais quand on touche à la corporation, les gens sont bizarrement plus chatouilleux. 

D'ailleurs, au sujet de la seule allusion faite au CDI dans la bande dessinée, force est de constater qu'elle m'a rappelé quelques vieux souvenirs.



Bref, pas la peine de raconter les 70 planches (ou un peu plus, un peu moins). Je ne pourrai que conseiller aux gens qui ont de l'humour ce tout dernier ouvrage de David Snug sorti au mois d'août. Original par son angle d'attaque, il frappe fort et juste dans les failles du système, et notamment celles qui font que, quand on est assistant d'éducation, on ne voit pas toujours l'intérêt de se donner à fond dans ce boulot ingrat ; malheureusement, lorsque tu te retrouves surveillant _parfois aux abois, parfois avec une famille sur les talons, tu n'as pas forcément envie de te reprendre cette réalité dans la figure et tu te protèges comme tu peux.. Ajoutons à cela, et c'est important, que David Snug évite de tomber dans l'écueil "Vis ma vie dans 9-3" : "Wesh wesh, moi je travaille avec des petits blacks, des petits arabes, les parents sont démissionnaires, ils fument du shit en bas des immeubles, c'est pas facile croyez-moi". 

Pour finir, Jean-Pion est ni plus ni moins un roux cool des aisselles qui se trimbale avec des croix gammées "izi" dans une cour de récré clôturée de barbelés, ou dans d'autres décors aux teintes rouges délavées et blanches. Les couleurs du nazi soft ? Ici, c'est pas Entre les murs, sachez-le. Rien que pour le phénomène, jetez-y un oeil !  

   

Du coup, j'ai acheté cette BD ; précisons une dernière fois qu'elle se lit avec des lunettes 3ème Degré. Désolée de participer au sucrage du RSA. 

David Snug. Ça c'est mon Jean-Pion. Editions Même Pas Mal, 2018. ISBN 9782918645450 - 15€


dimanche 7 janvier 2018

Lectures de vacances - Agence Pertinax - Jean-Philippe Arrou-Vignod (1996)


Ma grand-mère a tapiné en parallèle de son travail à l'usine pendant très longtemps. Lorsqu'elle est tombée enceinte de mon père, j'imagine que le monde a du s'effondrer pour elle ; il allait bien falloir qu'elle se marie avec ce cheminot dont elle avait déjà eu une fille quatre ans auparavant. Comme l'idée d'une interdiction d'accès au baisodrome sur plusieurs mois ne l'enchantait guère, elle a tenté de se faire avorter. Ce n'était pas la première fois qu'elle réglait le problème de cette manière, mais ce coup-ci, ça n'a pas voulu... Mon père est né, et à survécu malgré les tentatives d'"accidents malencontreux" entravés par des aïeux qui avaient l'oeil. Elle lui en a toujours voulu, et lui en veut toujours de n'avoir pas réussi à le détruire. 

Sa contrariété s'est étendue à l'ensemble de notre famille : ma mère est devenue sa cible favorite, ma soeur et moi avons fait l'objet d'un intérêt malsain où pointait le désir de nous voir échouer, de repérer d'éventuelles faiblesses. En effet, "la vieille", comme nous l'appelons, tenait trop à son image de gentille petite mamie un peu chaudasse mais innocemment folle pour nous haïr ouvertement. Elle usait, et use encore des petits chemins forestiers pour nous atteindre en plein coeur et soulever nos tripes. 




L'une de ses techniques favorites était de nous assaillir d'appels téléphoniques anonymes, pour nous insulter ou nous intimider. Je me souviens qu'elle avait une fois traité ma mère de "race à détruire", de "sale juive" (pour l'anecdote : on n'a jamais su d'où ça sortait puisque ma mère n'est pas juive...). Dit de cette manière, la situation semble plus cocasse qu'autre chose, mais en vérité ces mauvaises blagues nous mettaient le cerveau en vrac pendant des jours. Si on savait qu'elle était derrière chaque sonnerie malveillante, on savait aussi qu'on ne pouvait rien faire sans preuves. Lorsque mon grand-père, retraité de la SNCF et par extension alcoolique notoire, la cognait sur le coup de seize heures, je ne la plaignais pas outre mesure. Lorsqu'elle venait se planquer chez nous, qu'on devait fermer tous les volets à la hâte et nous murer en silence toutes les quatre _elle, ma mère, ma soeur et moi_ en attendant dans l'obscurité que "le vieux" se calme et ait terminé de faire le tour de la maison en hurlant, je la maudissais. Car oui, allez savoir comment l'affaire s'est goupillée : nous sommes également voisins... 




Je devrais "essayer de la comprendre", avoir de "l'empathie", "me mettre à sa place deux minutes, pauvre femme quand même!", mais cela m'est impossible. Elle a certes vécu des choses douloureuses, or elle a pris le parti de passer ses nerfs sur des gens qui n'y sont pour rien et qui se sont résignés à subir sans se révolter. 

Résultat des courses : j'ai appris, à son contact, à me méfier des "gentilles petites vieilles". Et grâce à elle, une sonnerie de téléphone ou des coups lancés dans une porte peuvent me faire activer le "mode danger" en une fraction de seconde.  


Agence Pertinax - Jean-Philippe Arrou-Vignod (1996)

Il y a quelques mois de cela, nous avions fait un focus sur un épisode des aventures de PP Cul-Vert et de ses deux acolytes Rémi et Mathilde. Aujourd'hui, remettons sur le devant de la scène l'un de nos auteurs jeunesse bordelais préférés par le biais du roman Agence Pertinax. 



A l'aube des vacances de juillet, Matt, seize ans, mange son pain noir : il vient de rater le brevet et ne parvient pas à trouver le job qui l'aidera faire passer plus vite ces deux mois d'été dans la cité. Comme sa mère ne roule pas sur l'or et que son frère est récemment parti de la maison, l'adolescent culpabilise d'être une source de tracas supplémentaire pour son entourage. Il paierait cher pour un peu plus de réussite. 

Un jour, il répond sans trop y croire à une offre d'emploi dans un cabinet de détectives privés : l'Agence Pertinax. Le descriptif n'est pas très détaillé, mais après tout, pourquoi pas ? L'entretien est concluant, à la grande surprise de Matt qui n'a toujours pas très bien compris ce qu'il aura à faire. Il se prend donc à s'imaginer dans la peau d'un apprenti détective au potentiel prometteur.. mais retombe vite sur Terre lorsque Clara, la secrétaire, lui fait visiter l'endroit : sa tâche consiste à ranger les enquêtes résolues et les dossiers des clients dans la salle des archives ! Le parfait boulot de con ; enfin, c'est mieux que rien.

Heureusement, il sympathise rapidement avec la très jolie fille de la femme de ménage, Schéhérazade. C'est une habituée des lieux qui n'a pas les yeux dans sa poche et qui, par son franc parler, pousse Matt à se découvrir des talents cachés. Autant dire que son quotidien s'en trouve fortement amélioré.

Un jour, à l'heure du déjeuner, une vieille dame appelée Esther Rosenbaum frappe à la porte de l'agence : elle souhaite parler à M. Pertinax, le big boss, car elle se sent en danger. Dans son voisinage, quelqu'un tente de l'intimider depuis plusieurs mois ; au début, elle ne prêtait pas attention aux lettres et aux appels téléphoniques anonymes, mais à présent elle a peur. Matt et Schéhérazade ne savent que faire : tous les détectives sont en pause, et eux-même ne sont pas habilités à traiter l'affaire. Or, il ne serait pas humain de laisser la mamie à la rue sans lui porter secours. Sans rien dire à personne, ils décident de prendre l'enquête à leur compte et de se lancer à la poursuite du harceleur comme des pros. C'est culotté, mais c'est pour la bonne cause !





Je suis peut-être influencée par ma lecture récente de PP Cul-Vert et le monstre du Loch Ness, mais Matt m'a un peu fait penser au personnage de Rémi. Tous deux narrateurs, ces garçons se sentent médiocres pour ne pas dire "nuls" alors qu'ils ont bien des qualités dont ils vont prendre conscience au fil de leurs aventures : pour les jeunes lecteur, il est très importants de rencontrer des héros qui, comme eux trop souvent, n'ont pas une très forte estime d'eux-même _à tort ! Comme Mathilde, Schéhérazade est le "cerveau" de l'équipe : rusée, vive d'esprit, elle a une expérience de la vie et une clairvoyance qui lui donnent une longueur d'avance sur son binôme : un personnage féminin fort comme on en a besoin aussi.

Les investigations de Matt et de Schéhérazade tiennent la route ! Structurée et bien rythmée, elle reste réaliste tout en étant assez facile à suivre, et nous fait rencontrer des figures hautes en couleur : une mamie au passé douloureux, un voisin facho, des jeunes de banlieue turbulents mais pas trop méchants, un détective faussement désinvolte mais terriblement efficace.. Bien sûr, l'histoire a pris vingt ans dans les dents, et ça se sent... On paie en francs, les malfrats se terrorisent à coups de vieux téléphones fixes, et on trouve les bonnes adresses à l'aide du Minitel. Les caïds se font appeler Mickey, Pinpon, sans que ça ne nuise à leur crédibilité... Quant à Matt et Shéhérazade, où iraient-ils sans leur robuste Solex ? 

LE Minitel ! 

Pourtant, comme beaucoup d'ouvrages de Jean-Philippe Arrou-Vignod, Agence Pertinax reste un classique à avoir au CDI (à mon avis, hein !).


Jean-Philippe ARROU-VIGNOD. Agence Pertinax. Gallimard Jeunesse - Folio Junior, 1996. 139 p. Ill. P. Munch, Y. Nascimbene. ISBN 2-07-051521-4



mercredi 25 juin 2014

Au revoir ! (1)


Je vous entends déjà : "ah ça y est, elle va enfin arrêter de nous casser les burnes avec son blog, celle-là !"

Ben non ! Pas du tout !
Aujourd'hui, les enfants, on va parler des gens qui se disent au revoir, parce qu'ils sont polis, eux !!





On ne peut pas passer toute sa vie aux côtés des mêmes personnes, sinon on s’entre-tuerait et/ou on perdrait l'envie d'aller vers les autres, ainsi que la curiosité de connaître de nouvelles personnes. Chacun a ses projets, ses contraintes, sa route à suivre, etc, bref : je vous apprends rien. Mais quitter les personnes avec qui on a passé un peu de son temps de vie reste difficile quoi qu'on en pense. Bien que ce soit plus saaiin et souhaitaaable et bla bla bla. Donc, si vous avez des méthodes pour gérer les séparations, je prends, j'achète, je récupère ; car même à force de vivre et revivre des situations quasi-similaires années après années, je n'ai jamais réussi à appréhender les départs autrement qu'en étant amère avec les personnes concernées.


Bubulle, pas d'affolation ! Je ne parle pas de rupture, juste de séparation en général (des amis, des gens que tu vois au quotidien, des lieux aussi !)   


Faute de mieux, je vais essayer de faire la liste de toutes les fois où, mes compagnons de galère et moi avons dû sortir les mouchoirs pour cause de delta du Rhône imminent. Qui sait, à force je verrai peut-être ce qui cloche. J'ai beau mettre de la distance pour ne pas trop m'attacher aux gens, le constat est le suivant : à la fin, c'est toujours un carnage !

Ne nous plaignons pas, cela dit.

J'en connais pour qui c'est pire, en ce moment-même, et c'est un peu à eux que je pense en vous racontant ma vie comme si j'étais sur un vieux Skyblog. Comment ça, ça fait pitié ? Je m'en branle ! C'est mon blog, j'y mets ce que je veux, bande de suceurs !  

A part ça : qui veut un café ?


Merci les collègues ! 

Août 1992. Après avoir passé l'été chez ses grands-parents, locataires saisonniers de la maison près de chez moi, et accessoirement cons comme des balais, ma pote Paola repart à Wattrelos, près de Roubaix. Son arrivée a d'abord été synonyme d'intrusion dans mon univers _vu qu'il n'y avait jamais personne dans cette baraque, je m'étais approprié le jardin, en toute logique. Mais on a vite trouvé des terrains d'entente.

Paola avait deux ans de plus que moi et une grande expérience de la vie, puisqu'elle avait été opérée de l'appendicite. De surcroît, elle se promenait toujours avec un baladeur cassettes multicolore ; un soir, on a écouté l'histoire de Barbe Bleue. Je n'ai pas gardé un grand souvenir de ce conte car elle m'avait filé l'écouteur qui ne marchait pas.

Mais c'était bien.

Et un jour mes cousins ils sont allés dormir chez ma grand mère, alors j'ai dormi dans la chambre du bas car j'avais prêté mon pull. 

(Non, ça c'est dans la Cité de la peur.)




Autant dire que les adieux ont été difficiles, et pleins larmes, surtout pour ma mère que je n'avais pas l'habitude de voir pleurer en août (elle se déshydrate régulièrement entre janvier et avril, mais pratiquement jamais entre mai et décembre). Paola pleurait, les vieux s'agaçaient en chargeant la Renault 25, ma mère avait les yeux rouges. Ma soeur ne captait rien, la bienheureuse. Mon père était à l'usine, et de toute façon il n'aurait pas été trop affecté par l'au revoir puisqu'il avait passé l'été à me demander, non sans un certain agacement : "Mais c'est qui, Paula, en fait ?" alors que la fille venait regarder Intervilles chez nous pratiquement chaque semaine.

De l'autre côté de la haie, mes grands parents essayaient d'attirer l'attention en avançant de quelques heures leur engueulade quotidienne.

Puis la voiture est partie dans le brouillard, en crachant un nuage de fumée ; Paola nous a fait au revoir avec sa main à travers la vitre, comme dans les films _ rigolez pas, c'est vrai ! La génitrice de mon père s'est ramassé un coquard qu'elle a pu exhiber dans le village pendant une semaine, et la vie a repris son cours.

L'année suivante et une carte postale plus tard, Paola est revenue avec ses deux gros chiards de frère et soeur de merde (Mariano et Anaïs), ce qui a considérablement mis à mal ces gros délires qu'on était bien les seules à comprendre : ils nous suivaient partout, les boulets ! Alors que, notez, ma soeur à moi nous foutait relativement la paix.

Eh ouais, ma première pote était une ch'ti. Cela explique peut-être le désir de solitude qui guida par vie par la suite. Toujours est-il que quand elle partait, j'étais effrayée à l'idée de ne plus jamais la revoir.

Et en effet, je l'ai rapidement plus jamais revue !