mardi 26 décembre 2023

[BD] Zaï Zaï Zaï Zaï - Fabcaro (2016)

 "La vie est une chienne borgne sous un ciel d'octobre" (Fabcaro)

Voilà des années que je passais devant la couverture épurée de Zaï Zaï Zaï Zaï en me disant qu'il faudrait bien que je l'ouvre un jour : prix Bulle de Cristal*, Prix SNCF du Polar, Prix des libraires de BD, et bien d'autres, courant 2015 et 2016... Même si un succès critique ne signifie rien en lui-même, une bande dessinée aussi primée intrigue forcément. Finalement, je l'ai empruntée à la médiathèque de la Canopée dernièrement. 


Effectivement, elle est vraiment chouette !  

Au moment de payer ses courses, Fabrice, un auteur de bande dessinée, veut présenter la carte de fidélité du magasin, mais il se rend compte qu'il l'a oubliée dans la poche de son autre pantalon. La caissière est perplexe, le vigile arrive aussitôt. Fabrice clame d'abord sa bonne foi, mais il comprend vite qu'on ne le croira pas. Deux options se présentent à lui : se rendre ou disparaître. Qu'à cela ne tienne, l'artiste n'est pas un bandit, seulement un innocent qu'on refuse d'écouter : il prend la fuite après avoir menacé le personnel du magasin avec un poireau, et part se terrer dans un lieu quasi vierge de toute civilisation : la Lozère.   



Quelque part sur la figure des personnages aux traits approximatifs, on devine les regards plus qu'on ne les perçoit. Libre à nous d'imaginer leur perplexité face aux situations plus ou moins comiques qui parsèment le "road trip" de l'artiste en cavale. On peut d'ailleurs facilement s'identifier à ces silhouettes d'hommes et de femmes ordinaires qu'on croise furtivement, l'espace de quelques vignettes. Quant au personnage de Fabrice, on devine facilement _ à l'aide de son prénom, de son métier et de sa description physique_ qu'il s'inspire largement de l'auteur. 

Sur chaque planche flotte un air vaguement absurde, refluant une critique intéressante de la société française, telle qu'elle était il y a une dizaine d'années. Médias, monde politique, des bobos, policiers, idées reçues qui pourrissent nos rapports aux autres... tout le monde en prend pour son grade.  

Les couleurs ocre - jaune - marron qui font l'identité de la BD ne vous donneront peut-être pas envie de vous lancer dans cette lecture, de même que le dessin de Fabcaro _que j'apprécie pour ma part, mais qui peut ne pas plaire. Faites pas gaffe et foncez ! Vous ne le regretterez pas. 

#CDIlycée OK.

#CDIcollège, j'aimerais bien tenter ; y a deux-trois gros mots et une scène de cul (on voit rien), mais je pense qu'en 4° ou 3° ça passe. Si quelqu'un a un avis, je suis preneuse. 

Choisir des planches à vous partager ici s'est avéré difficile, tant les gags et les bons mots sont nombreux. 

Sinon, spéciale dédicace à une collègue qui a la phobie des karaokés ! 

J'ai pas encore vu l'adaptation en film ! Elle est bien ? 

*Bulles de Cristal est un prix littéraire centré sur la bande dessinée, et à destination des 9-25 ans. 

FABCARO. Zaï zaï zaï zaï. Un road movie de Fabcaro. 6 pieds sous terre, 2016. ISBN 978-2-35212-116-9

mercredi 1 novembre 2023

[COMICS] Batwoman - 1 - Hydrologie - J.H. Williams III / W. Haden Blackman (2012)

J'étais contente de trouver le tome 1 de Batwoman dans le rayon comics de la médiathèque, aux Halles. C'était sans me souvenir que les séries de ce type commencent parfois par un numéro 0 !


Batman, Catwoman, Batwoman, Batgirl... pas facile de savoir à qui on a affaire lorsqu'on tombe sur l'un de ces hyperactifs masqués, au détour d'une ruelle de Gotham City, après le coucher du soleil. On peut dire tout ce qu'on veut du Joker : au moins, lui, il est facilement identifiable. 

Dans la famille chauve-souris, je demande... 

Comme je ne connais rien à l'univers de DC, et que l'écoute assidue de ComicsDiscovery ne peut pas combler toutes les lacunes, j'ai fait quelques recherches pour savoir qui est qui dans cet imbroglio de capes : 

- Batman : bon, on en parlera mieux dans peu de temps. C'est ce fameux héros au costume de chauve-souris qui rend la justice à Gotham. Ses accessoires, ses capacités physiques et son intelligence compensent parfaitement les pouvoirs incroyables qu'il n'a pas. En effet, dans la vie, il n'est autre qu'un orphelin blindé nommé Bruce Wayne. 

- Catwoman est celle qui porte des oreilles de chats, une combi en latex et un fouet. Une sorte de Fantômette devenue adepte des boîtes échangistes en grandissant. Rusée et aussi leste qu'un chat de gouttière, elle fait partie des ennemis de Batman, mais n'est pas 100 % méchante non plus. D'ailleurs, les deux oiseaux de nuit aiment bien se tourner autour.    

- A ne pas confondre avec la précédente, Batwoman n'est pas non plus la femme de Batman. Selon les versions, elle est soit l'une de ses alliées, soit sa remplaçante à Gotham lorsqu'il s'en éloigne, soit sa cousine gouine. Ses couleurs : le rouge et le noir. Comme les deux personnages dont on a parlé plus haut, elle mène une double vie et n'a pas de capacités surnaturelles. Kate Kane, alias Batwoman, est forte parce qu'elle a suivi des entraînements militaires et parce que des épreuves personnelles lui ont laissé la rage de vaincre.  

- La figure de Batgirl semble faire référence à deux personnages distincts : d'une part, Bette Kane, la cousine de Batwoman. Mais elle est aussi appelée Flamegirl... C'est d'ailleurs le cas dans la BD dont nous allons parler aujourd'hui. D'autre part, Barbara Gordon, la fille du chef de la police de Gotham, James Gordon. On la connaît aussi sous le nom d'Oracle. Quel foutoir ! 

Heureusement, dans le tome 1 de la série Batwoman, sorti en 2012 des crayons de J.H Williams III et W. Haden Blackman, on n'a pas besoin de maîtriser tous les secrets de famille de l'univers DC pour y trouver son compte. 

L'histoire 

Qui se cache derrière le masque et la tignasse rouge de Batwoman ? Batman soupçonne à raison Kate Kane. une jeune femme d'apparence ordinaire mais dont les habitudes de vie trahissent des nuits anormalement mouvementées. Et pour cause : dès qu'elle le peut, elle ratisse Gotham pour nettoyer la ville de ses malfaiteurs. 

Au moment où commence Hydrologie, elle a fort à faire, puisqu'elle enquête sur les meurtres de six enfants et la disparition de douze autres qui ont, semble-t-il, été "capturés" par la Llorona, un esprit vengeur dont la spécialité est de noyer des gosses. Elle n'est pas la seule sur le coup : la détective Sawyer basée à Gotham, et l'agent Cameron Chase venue de New-York entendent bien prendre l'affaire à leur compte, chacune dans son coin. Trois enquêtrices sur une même affaire, c'est un coup à se marcher dessus ! A moins que Chase ne se soit pas déplacée (que) pour ça...

En parallèle, Kate vit en coloc avec sa cousine Bette alias Flamegirl, et s'apprête à la former au combat. Mais la jeune recrue estime avoir déjà un bon palmarès et n'a pas envie de repartir de zéro. L'autorité de Batwoman est mise à mal par cette cousine un peu insouciante et prompte à mettre les pieds dans le plat _en demandant, par exemple, pourquoi Kate refuse de parler à son père _sujet sensible s'il en est.

Heureusement, la justicière masquée sait se ménager des moments de détente en entretenant une idylle mal barrée mais marrante avec la détective Sawyer. Cette dernière compte identifier Batwoman afin de la balancer à l'Agent Chase, convaincue qu'elle va la gêner dans son boulot. C'est la séquence Signé Cat's Eyes de la BD.  


Ce moment où tu te demandes toujours comment se démerde Quentin Chapuis (déjà lol) pour ne pas reconnaître Tam Chamade sous sa pauvre combi vert canard de Cat's Eyes, la nuit d'avant.


"Batwoman ? Mince alors, elle existe !"

Hydrologie marque le début d'une série qui promet de partir dans tous les sens, et où l'action risque fort d'être influencée pour le meilleur et pour le pire par l'"humanité" de tous ces personnages : besoin de reconnaissance et de liberté des uns, fierté et carriérisme des autres... tout cela ne nous dit pas où sont passés les enfants ! 

Batwoman vue par Batman 

Afin que les novices ne se sentent pas trop perdus, W. Haden Blackman a écrit un chapitre introductif dans lequel il met en scène Batman en mode stalker, occupé à observer Kate Kane dans son quotidien. Il nous partage tout ce qu'il note scrupuleusement dans un petit carnet. Ce procédé narratif nous permet d'avoir un portrait assez complet de l'héroïne sous ses "deux identités", et de connaître son passé de militaire. On apprend également qu'elle a perdu sa mère et sa sœur jumelle tragiquement, et l'hostilité qu'elle affiche envers son père le colonel Kane est en lien avec ce drame familial. 

Ces éléments sont suffisants pour accepter l'idée que la fille soit perchée au point de revêtir un masque, un costume rouge et noir, de poser des rajouts ondulés à son carré auburn habituel... avant de s'élancer incognito dans les rues de Gotham pour protéger le peuple des rageux. 

Bonus Rainbow


Dans l'univers DC, Batwoman est l'une des principales représentantes de la communauté LGBTQIA+%*#@. Je serais pour dire qu'on s'en fout un peu, mais le fait est que dans Hydrologie, son orientation sexuelle joue un rôle puisque son histoire avec l'inspecteur Sawyer interfère avec ses missions secrètes. On se doute qu'elle va devoir faire preuve de vivacité d'esprit dans les prochains tomes si elle veut ménager la chèvre et le chou. De plus, elle a été virée de l'armée pour homosexualité, donc c'est un détail important qui ne peut être passé sous silence. Les lecteurs apprécieront qu'on n'épilogue pas plus que ça sur ce qu'elle fait de son cul. Le dessinateur est resté assez classe dans sa façon de traiter le sujet, on n'a jamais l'impression que les planches vont virer au film porno _ une fois n'est pas coutume.  

Représenter une minorité ne fait pas de Batwoman une super-héroïne préservée de tout défaut : on remarquera que la fille a quand même des tendances control-freak, avec sa cousine notamment qu'elle prend un peu pour son trouffion. Même si Bette fait parfois les frais d'une certaine frivolité, on comprend tout à fait qu'elle décide de claquer la porte, à moment donné. Si j'avais été à sa place, je crois que j'aurais pété un câble à la page 28, au moment où Kate annonce très détendue qu'elle a brûlé le costume de Flamegirl. Le respect des aînés, ça va bien deux minutes ; mais la "bleue" a quand même fait partie des Jeunes Titans, l'air de rien. 

                                     

Le rouge et le noir 

Je n'ai pas une grande mémoire des noms pour les scénaristes, dessinateurs et coloristes de BD ; mais je ne pense oublier ni J.H. Williams, ni Dave Stewart. Le dessinateur et le coloriste de cet album ont su rendre séduisant un début de série qui, forcément, et riche en infos sur les personnages et un peu moins en action. Si Batwoman était un puzzle, on pourrait dire qu'on en est à la phase de tri des pièces ; nul doute que tout s'éclaircira bientôt, mais en attendant, on reste un peu perplexe face à cette histoire de fantôme marin kidnappeur d'enfants. Mais l'alliage de couleurs pimpantes_ avec une dominante de rouge et de noir, à l'obscurité de Gotham est vraiment réussi. Le découpage irrégulier des vignettes est à l'image du bordel ambiant, et laisse la part belle aux scènes d'action, de combat, au déploiement de l'esprit vengeur, qui émerge par moments comme une sorte de poulpe translucide. Aujourd'hui, c'est la forme du comics qui m'a poussée à le lire, le terminer et à avoir envie de continuer la série ; cela m'arrive assez rarement. Après, à vous de vous faire votre propre avis ! 













CDI Collège : pourquoi pas en 4°/3°, mais pas en libre accès. Un peu de violence et de scènes de drague pas trop adaptées (je précise qu'il n'y a rien d'homophobe là-dedans, j'aurais dit la même chose si Batwoman avait chopé des mecs).  

CDI Lycée : OK 


J.H WILLIAMS ; W HADEN BLACKMAN. Batwoman - 1 - Hydrologie. Urban Comics, 2012. Collection "DC Renaissance". 144 p. ISBN 978-2-3657-7062-0 


dimanche 22 octobre 2023

[BD] Camélia - Face à la meute. Cazenove / Bloz / Nora Fraisse (2021)

"Tu as vu ça, ce jeune de quinze ans qui s'est suicidé encore, parce qu'il se faisait harceler ? 

_ Oui... 

_ Et après on en fait des tonnes sur l'abaya... Laisse-le passer, lui, tu vois bien qu'il force. 

_ L'abaya, c'est un problème créé de toute pièce pour faire diversion. Le harcèlement scolaire, ça c'est un vrai fléau à combatte. 

_ Moi je dis... ok, l'école est sûrement responsable, mais les familles ont leur rôle aussi. Attention, là c'est 50 ! Si l'enfant harcelé ne parle pas de ce qu'on lui fait à ses parents, c'est qu'il y a un problème. Serre à droite. Ils ne sont pas à l'écoute, ou pas disponibles, ou l'enfant n'a pas confiance, je sais pas..." 

Durant une année passée à conduire plusieurs soirs par semaine, j'ai eu l'occasion de discuter avec une bonne vingtaine de moniteurs _ j'étais inscrite en auto-école, mais, pour pratiquer plus fréquemment, je complétais ma formation avec des profs indépendants via des applications dédiées. D'un point de vue humain et pédagogique, ça s'est toujours bien passé. Mais je remercie particulièrement le "noyau dur" de ceux qui ont assuré l'essentiel de mon parcours. Parmi eux figure Rachid, de l'auto-école. Rachid a vraiment été un bon prof. Dans la vie, ce doit être un type droit, ça se sent. Il s'intéresse à tout, et notamment aux questions éducatives : c'est vrai qu'il a vu passer un paquet de lycéens dans sa voiture.

 On tombe souvent d'accord, mais ce jour-là, on a pas mal débattu sur la route du centre d'examen de Rosny. Des profs, des cours d'empathie et des ateliers massages au Danemark. Parce que non, ce n'est pas si simple de dire à ses parents qu'on se fait bousculer, même si on les aime et qu'ils nous aiment. Surtout dans ce cas-là, en fait. Entre la honte de n'être pas capable de se défendre, la peur d'inquiéter et de rendre triste, de mettre ceux qui pensent nous protéger face à leur échec, les raisons de garder le silence ne manque pas. 

Cette conversation m'a remis en mémoire une bande dessinée commandée pour le CDI l'année dernière : Camélia - Face à la meute. Née des talents et des expériences de Bloz, déjà connu pour Seule à la récré, de Cazenove et de Nora Fraisse, elle est sortie en 2021 chez Bamboo.    

En vrai, je l'ai rachetée récemment car une élève de troisième a oublié de le rapporter en fin d'année dernière et j'ai complètement zappé de la "bloquer" lors de la restitution des manuels scolaires. Mais faut pas le dire.   

Pour Camélia, l'année s'annonce bien à l'internat des Sources : elle entre en seconde, retrouve ses habitudes aux côtés de sa meilleure amie, et, pour ne rien gâcher, elle s'est affinée pendant les vacances. Son surnom de Bouboule n'a plus lieu d'être. 

C'est sans compter sur Valentine et ses amies, jamais à cours de mauvaises blagues et bien décidées à passer à la vitesse supérieure maintenant qu'elles sont au lycée. Lorsqu'elles se rendent compte qu'il y a possibilité de quelque chose entre Camélia et le BG de la classe, elles décident de définitivement lui pourrir la vie. Et ça va marcher : rumeurs dans les groupes de messagerie instantanée, photos truquées, coups de pression bien efficaces sur la copine d'enfance, boulettes de shit placées stratégiquement... la jeune fille va sombrer peu à peu. Heureusement, il n'y a pas que des cons au lycée : les soutiens sont comme des champignons rares, ils poussent exactement là où on ne les attend pas. 

Camélia - Face à la meute parle du harcèlement, cette gangrène de l'humanité qui se déclare depuis des lustres dans les groupes de jeunes, et qui devient enfin une préoccupation de premier plan pour l'Éducation Nationale. Est-ce qu'on y trouvera une solution ? Je ne suis pas optimiste : s'il y a bien quelque chose qu'on a en commun avec les animaux, c'est notre propension à nous associer pour mettre sa race au plus faible ou a celui qui se distingue du lot. Chez les volailles, on parlerait de piquage. Chez les hommes, on parle de harcèlement. Cela n'a rien à voir avec l'école, si ce n'est que le système scolaire induit une forte concentration de jeunes au même endroit pendant des heures entières, favorisant ainsi la propagation du virus de la connerie.    

En tous cas, il faut continuer à se battre avec les armes qu'on maîtrise le mieux ; pour les artistes et les écrivains, publier des fictions à destination des jeunes est une façon de mener le combat, et elle vaut bien les autres. En l'occurrence, l'ouvrage dont on parle aujourd'hui me semble plutôt destiné aux collégiens (même si ça se passe au lycée) et a l'avantage de traiter un maximum des aspects du problème en un minimum de planches : 

- le "triangle" massacreur formé par la victime, le bourreau et les suiveurs qui craignent pour leur gueule, avec des rôles qui fluctuent au fil du temps. Le personnage de Ryan est particulièrement intéressant : passé de harcelé à harceleur "pour se protéger" en fin de collège, il devient le gars sûr de l'héroïne qui peine à lui accorder sa confiance _ et, à la lecture des premières planches, on la comprend.  

- l'importance mais aussi les limites des séances de prévention mises en place dans les établissements scolaires : Camélia perçoit la bienveillance de sa prof de français, et le discours qu'elle tient l'aide vraiment à tenir. Quant aux harceleurs, ils ont tous conscience que ce qu'ils font est mal, mais ça ne les empêche pas de continuer au nez et à la barbe des adultes...

- les points d'attaque qui font mouche, souvent axés sur le poids, une sexualité exacerbée ou non hétéro, une dépendance aux drogues ou une tendance à en faire le commerce.  

- le cheminement intérieur de la victime, qui n'aspire qu'à rompre l'isolement subi, mais qui a peur de saloper les bons moments passés en famille  

- les failles de communication et d'analyse des adultes. On voit bien que tout le monde était plein de bonnes intentions dès le début, mais n'y a vu que du feu.

- il suffit d'un agglomérat de petits détails insignifiants pour faire de vous une tête de turc : un micro-événement resté dans les mémoires, un surnom mal trouvé ("Camé" pour Camélia c'est pas l'idée du siècle), une chute malencontreuse sur votre pote en cours de lutte et une amitié naissante avec un beau gosse qui font de vous une "fille facile"...    

- la dimension "cyber" du harcèlement, qui s'est développée avec la généralisation des smartphones. 

- un même lieu peut être à la fois un paradis et un enfer, selon qu'on est plus ou moins bien accompagné. 

Le fascicule documentaire en fin d'album est clair, complet et exploitable en classe. 

Seul bémol : j'ai trouvé peu convaincante la séquence du spectacle de fin d'année, où Camélia et ses amis scandent un petit rap sur fond de "harceler c'est pas bien" avec un gros 3020 tatoué sur le front. Euh... comment dire...  Non ? Je pense que si on tente ça avec un groupe d'élèves dans le collège où je bosse, ils risque fort de se faire afficher sur tous les réseaux sociaux de la Terre avant 17h30 (ouais ouais, portable interdit, on sait), avant de se faire lapider en franchissant la grille. Mais c'est vraiment critiquer pour critiquer, car dans l'ensemble, la BD est top, agréable à l'oeil, réaliste, relativement optimiste et nécessaire. Merci aux auteurs de l'avoir fait exister.       

Bloz a participé à Seule à la récré, un autre album qui aborde les mêmes questions. Quant à Nora Fraisse, elle a créé l'association Marion, la main tendue, qui lutte contre le harcèlement scolaire. 

Cazenove ; Nora Fraisse ; Bloz. Camelia - Face à la meute. Bamboo Edition, 2021. 72 p. ISBN 978-2-8189-7717-0

samedi 21 octobre 2023

[3615 ma vie] "En toute sécurité"

Il était important que je revienne écrire ici. Comme à chaque début d'année scolaire, j'ai été rapidement submergée par ces tâches de rentrée qui me sont pourtant familières. A cela s'ajoutait des occupations plus personnelles, telles que la fin de préparation du marathon de Rouen, suivie, quelques jours plus tard, de l'examen du permis.

 



Eh bien, j'ai fini la belle boucle rouennaise en 4h17 (RP), mais surtout, j'ai eu mon permis. Qui l'eût cru ? Un complexe vieux de presque quinze ans vient de se désagréger. A presque quarante ans, et après plus d'une centaine d'heures de formation _d'ailleurs il m'en reste à effectuer : je ne comptais tellement pas l'avoir du premier coup que je m'étais gardé une dizaine de leçons sous le coude. Pourtant, je me sens aussi invincible et jouasse que vous avez dû l'être à dix-huit ans, dans les mêmes circonstances. Autour de moi, on s'étonne de mon euphorie et quelques uns commencent à s'en agacer : ils conduisent depuis vingt ans pour la plupart, alors forcément... Je ne leur en veux pas. Comment pourraient-ils deviner tout ce que cette réussite représente à mes yeux ? 

Lorsqu'on dit que le permis de conduire a une valeur symbolique d'"indépendance", de "passage à l'âge adulte", de "prise de responsabilités", ce n'est sans doute pas faux. Bien sûr, pour ma part, cet objectif relevait surtout du défi personnel. L'échec des trente heures pour rien avec Rolland _le moniteur de l'auto-école de Saint-Astier, à l'époque_ m'avait ruinée et m'avait collé une étiquette d'"incapable" à la conduite. C'était devenu un caillou dans ma chaussure. Je l'ai enfin viré. Mais c'est vrai que, pour la première fois, il y a quelques jours, je suis malencontreusement tombée sur ma tête dans le miroir et j'ai constaté que je faisais drôlement bien mon âge. Je ne pense pas avoir vieilli d'un coup depuis le 29 septembre, simplement c'est ce jour-là que j'ai accepté de voir ce que j'ai vu : une femme de 37 ans donc, qui vit comme une étudiante dans un studio de location sympa mais fort bordélique, qui communique avec ses pairs et se comporte comme si elle avait l'âge de ses élèves. Pour la première fois, j'ai senti que quelque chose sonnait faux. Je le savais déjà plus ou moins, mais jusqu'à ce jour, cela ne ressemblait en rien à un problème. L'effet papier rose s'était bel et bien produit, ahah.  


Puis je suis retournée zoner sur Internet et j'ai commandé toute une série de Titeuf d'occasion à un excellent prix. Ah, j'ai le permis, putain !! 


Que ma tête vieillisse, que je prenne un peu plus de cul année après année, ce n'est pas une source d'inquiétude : c'est dans l'ordre des choses. En fait, pour l'instant ça m'apporte plus d'avantages que de désagréments, notamment au travail, où élèves et collègues _quasiment tous plus jeunes que moi à présent_ m'identifient comme adulte et s'adressent à moi en tant que tel. Vous êtes bien placés pour savoir que cela n'a pas toujours été le cas. Non, ce qui me laisse perplexe, c'est l'écart qui grandit toujours plus entre ce corps qui suit docilement la ligne temporelle et cet esprit, qui s'accroche à une enfance qu'il a le sentiment de ne pas avoir exploitée à fond. 


Albert Riera 
"nouvel entraîneur des Girondins"
=
20 ans dans ta gueule !


Il semblerait que je sois bloquée à un carrefour particulièrement encombré, sans trop savoir quoi faire. En attendant de prendre les bonnes décisions, en espérant que ça se débouche avant la tombée de la nuit, je continue à courir, à lire des histoires de super-héros, et surtout à bosser (pas si mal que ça, franchement). Si les élèves y gagnent, c'est que tout n'est pas perdu !   


dimanche 20 août 2023

[COMICS] Black Panther - 1 - Ennemi d'État. Christopher Priest / Mark Texeira / Joe Jusko / Mark Bright (2018)

Au club lecture, ma pote Nathalie la prof de lettres et moi-même avons essayé de déterminer un "fil rouge" afin de fidéliser les élèves, toujours volontaires au lancement mais parfois surpris d'avoir un minimum d'investissement à fournir, ou juste déçus de constater qu'à un moment, bah il faut bien lire un peu, quand même. A l'inverse, d'autres quittent le navire car ce sont de bons lecteurs qui ont déjà quelques longueurs d'avance sur le fonds du CDI. Je n'ai jamais réussi à trouver le bon équilibre, mais j'y travaillerai autant qu'il le faudra.  

Remember l'ancien collège ! 
Vous trouvez que c'était assez mignon, finalement, sous cet angle-là, hein ?
Eh bien ça n'existe plus !!!

Cette année, on a donc expérimenté un thème général "héroïnes et héros" de la littérature ou de la bande dessinée. De mon côté, ce rendez-vous hebdomadaire me donnait l'occasion de réinvestir le travail autour des super-héros fourni lors de ce fameux "atelier comics" amorcé en 2020 et tué dans l'œuf par le Covid. Le recoupement avec le programme de français en 5ème nous assurait d'avoir de la matière sous le coude en cas de pépin dans la préparation des rendez-vous.  

Après avoir consacré des séances à Miss Marvel, à Percy Jackson, au Journal d'un dégonflé, on a sondé les enfants pour savoir s'ils avaient envie qu'on parle d'un personnage en particulier, et ils ont été nombreux à proposer Black Panther. Peut-être parce que le film Wakanda forever sortait à ce moment-là au cinéma. On ne connaissait rien ni l'une ni l'autre sur ce personnage, mais on leur a promis de faire acquisition d'une BD centrée sur ce héros Marvel afin d'en parler avec eux.  

Ne sachant pas trop comment entrer dans l'univers, j'ai opté pour le tome 1 de la série Black Panther paru chez Panini en 2018, dans la collection "Marvel Select". Il s'agit d'une réédition des douze premiers chapitres d'une série qui en compte 72 au total ; elle est née de la plume de Christopher Priest et de Mark Texeira vingt ans plus tôt. 


L'histoire 

Une sordide affaire secoue le Fonds Tomorrow, un organisme d'aide à l'enfance implanté à Brooklyn et soutenu par T'Challa, roi du Wakanda, plus connu sous le nom de Black Panther. On y a récemment assassiné une fillette de sang froid, avant de détourner de l'argent. La totale. Lorsqu'il apprend la nouvelle, le roi T'Challa déserte le trône en urgence et file aux États-Unis pour régler leur compte aux malfrats.

Il laisse derrière lui un pays en proie à de nombreux affrontements entre les Wakandais "citadins", les "Tribus des Marais", et les réfugiés _accueillis à bras ouverts par le roi mais clairement rejetés par les citoyens. C'est tout sauf le moment de partir, mais il n'a pas le choix. 



Au même moment, l'agent Everett K. Ross se voit confier la mission d'accueillir le roi du Wakanda et d'assurer sa sécurité pour la durée de son séjour à New-York. Bien qu'il soit de bonne volonté, il est vite dépassé par la situation se fait rapidement balader par le super-héros qu'il escorte. Peut-on lui reprocher de ne pas arriver à gérer un Avenger ? 

   
Black Panther mène son enquête et découvre qu'un certain Achebe est à l'origine de la mort de la fillette du Fonds Tomorrow. Il comprend par la même occasion qu'il s'est fait manipuler par ce type qui n'avait qu'un seul but : pousser T'challa à s'éloigner le plus possible du Wakanda, et tenter de prendre le contrôle du pays en son absence.     

Achebe s'avère n'être pas plus qu'un fou relativement limité, incapable de manigancer des projets de grande envergure ; le "vrai méchant" se cache derrière lui, tapi dans l'ombre, agissant de façon sournoise, pénétrant les consciences pour arriver à ses fins. 

Le roi T'Challa va lui-même faire les frais de son pouvoir invisible, et revivre des souvenirs difficiles enclins à lui mettre le doute. Pourra-t-il s'en relever avant que son pays ne parte en vrille ? 

Attention, la suite du billet dévoile des infos que vous gagnerez à découvrir par vous-même si vous comptez lire la bande-dessinée !


Les défauts de ses qualités 

Après coup, je ne pense pas qu'Ennemi d'état puisse servir d'entrée principale dans le petit monde de Black Panther ; cependant, ça reste une porte dérobée tout à fait efficace, puisqu'on a de nombreux flashbacks sur les origines du héros, sur sa jeunesse, ses rapports en demi-teinte avec son père le roi T'Chaka, sa prise de pouvoir à la mort de ce dernier.

La comparaison au patriarche charismatique reviendra à de nombreuses reprises dans l'album, et elle sera rarement à l'avantage de T'Challa. Il faut dire que Black Panther n'a pas du tout la même façon de gouverner que son père : les Wakandais lui reprochent de ne pas avoir la poigne de son prédécesseur, d'être idéaliste et pas assez "stratège". 


Cela se vérifie au fil des chapitres : on se rend compte que T'Challa se retrouve souvent dans de sales draps parce qu'il a trop vite fait confiance à tel ou tel pèlerin douteux. On a l'impression que le roi du Wakanda se fait assez facilement berner parce qu'en tant que "gentil", il n'anticipe pas la fourberie des autres. C'est ce qui fait de lui un héros assez attachant en dépit de ses crises de colère et de sa frustration bien perceptible de ne pas pouvoir faire tomber de têtes sur le territoire US. Vers la fin, on comprendra qu'il y a une part de bluff dans tout ça _ T'Challa ne tue en aucun cas, mais on dirait bien qu'il ne veut pas que ça se sache. 

Quant aux micro-retournements de situation dans les derniers chapitres, sur fond de "non mais j'ai fait semblant de tomber dans les pièges, j'avais tout compris depuis le début", ils sont un peu difficiles à avaler, je trouve.      

Everett K. Ross, le roi de la digression

Pourtant, j'ai pris le temps de relire deux fois ce titre afin d'en juger. C'était nécessaire pour deux raisons. 

Premièrement, parce que je ne suis toujours pas familière des comics et des figures emblématiques de l'univers Marvel. Or, les super-héros sont nos chevaliers de la Table Ronde à nous : il vaut mieux avoir une culture des personnages, de leur caractère, de leur parcours pour bien comprendre les réactions, les associations des uns avec les autres, le chemin que prend l'histoire. 


Ensuite, la lecture est rendue difficile à cause du choix narratif de faire raconter les événements par le brave Everett K. Ross, pas plus doué pour les comptes-rendus que pour le reste ! De digression en flashbacks en passant par les erreurs de parcours et les "ah, au fait, j'ai oublié qu'avant il s'est passé tel truc", c'est un vrai casse-tête pour le lecteur. Mais lorsqu'on est entré dans le délire, ça devient marrant de se laisser porter et de revenir quelques pages en arrière si besoin. 

Du coup, je m'interroge sur la pertinence de mettre ce titre entre les mains des 4°-3° : s'il est loin d'être "trash", beaucoup risquent de se décourager entre les pages titrées on ne sait trop pourquoi, l'absence de numérotation des pages, l'enchaînement non linéaire de l'action, les dessinateurs qui se succèdent... 
   
Bien sûr, il ne faut pas oublier que les différentes chapitres qui composent Black Panther - 1 - Ennemi d'état ont été publiés séparément à la base, vraisemblablement en format kiosque. Les numéros étant espacés dans le temps, les auteurs ont pris la peine, à juste titre, de faire régulièrement des rappels de  ce qui s'est passé dans les épisodes précédents ; sauf que lorsqu'on lit tout d'une traite, les allusions nous semblent redondantes, forcément. Mais ça reste quand même tout à fait lisible, et on devine que ce travail de tri des épisodes et d'agencement est tout sauf facile.      

Des méchants de pacotille à Méphisto 

Même si l'action semble partir dans tous les sens, une progression se dessine quand même, au bout d'un moment, jalonnée de "méchants" plus ou moins sérieux à combattre. Le premier à apparaître est Achebe, un paysan schizo qui aurait vendu son âme au diable et qui se balade avec une marionnette qu'il fait parler. 


Le Diable, justement, parlons-en. J'ignorais complètement que dans l'univers Marvel, l'un des méchants notables s'appelle Méphisto et qu'il s'inspire du diable de la légende de Faust. Cet album aura eu l'intérêt de me le faire connaître car j'étais complètement passée à côté. Du coup, j'ai mis un peu de temps à comprendre ce que Satan venait foutre dans Black Panther. Depuis, ça a pris du sens évidemment. 


Si Achebe est le plus débile et Méphisto le plus vicelard, le plus stylé des super-vilains de cette BD est sans aucun doute Kraven le Chasseur _qui va faire l'objet d'un film l'année prochaine justement, tiens ! Je n'ai pas bien compris ce qu'il apportait à l'histoire en l'occurrence, mais ce personnage est une expérience à part entière, visuellement ! 



Clichés démontés 

Le premier feuilletage/lecture en diagonale de l'album m'a laissée dubitative : un méchant Russe, un réfugié arborant une ceinture d'explosifs, un héros débarquant d'Afrique avec toute "sa smala" (c'est traduit comme ça) sous le regard surpris des Américains, escorté de deux "épouses" _ les Dora Milaje. Je me suis dit que ça allait être riche en idées reçues ; et encore, je n'avais repéré ni les dealers mexicains, ni le patron vénère du resto chinois. 

Heureusement, la plupart de ces clichés sont dessinés dans le but d'être (plus ou moins subtilement) détournés : Black Panther considère les Dora Milaje comme des sœurs, des associées. Le massif Zuri, ami de T'Chaka et conseiller - garde du corps de T'Challa, n'est pas seulement une brute épaisse. Le Loup Blanc, frère pâlichon du royaume, a atteint de hautes fonctions militaires sans qu'on l'embête trop avec ses origines extérieures. Les propriétés du vibranium, les perles kimoyo et autres spécialités du Wakanda, pays d'Afrique mais aussi pays high-tech, sont pas mal exploitées et ont un impact significatif sur l'action. 



Le bémol, s'il faut en trouver un, concerne les personnages féminins, bien présents mais relégués à l'arrière plan. Certes, Ross a une patronne, Nikki, mais elle ne prend pas part à l'action. Les Dora Milaje sont des femmes fortes et indispensables à la réussite de T'Challa, mais l'une d'elles va faire les frais de la manipulation de Black Panther par Méphisto. Monica, la fiancée du héros, se retrouve bâillonnée et coincée dans un exosquelette, forcée de flinguer des gens. La belle-mère de Black Panther peine à assurer l'intérim à la tête du Wakanda, en l'absence du roi. Enfin, l'événement déclencheur de cette aventure de la Panthère Noire est le meurtre d'une fillette.    

En conclusion, Black Panther - 1 - Ennemi d'État est un album riche en action et en personnages fouillés, à découvrir si vous aimez les histoires de super-héros _ les Avengers débarquent sur la fin, d'ailleurs. Par contre, accrochez-vous, ce n'est pas une lecture facile !  

Il y aurait bien d'autres choses à dire sur le travail des trois dessinateurs, qui ont vraiment des styles différentes, mais à ce niveau-là je laisse faire les pros ! 

Christopher PRIEST. Mark TEXEIRA. Joe JUSKO. Mark BRIGHT. Black Panther - 1 - Ennemi d'État. Panini Comics, 2018. Coll. Marvel Select. 280 p. ISBN 9782809468373 

mardi 1 août 2023

[FAMILLES DE FOUS] Teen Spirit - Virginie Despentes (2004) / Les grand-mères - Doris Lessing (2003)

Je me suis souvent demandé si on aurait eu des parcours différents, ma sœur et moi, si on avait grandi ailleurs que dans le village où vit et "travaillait" il n'y a pas si longtemps encore notre grand-mère paternelle, prostituée de son état. 
Ce paramètre n'a sans doute pas été déterminant, mais pour ma part je l'ai traîné comme un caillou dans une chaussure dès que j'ai été en âge de saisir les sous-entendus liés à sa condition, qu'elle n'a absolument jamais chercher à dissimuler ! Elle a toujours été fière d'exploiter son corps au maximum, avec ou sans paiement, tout au long de ces dernières décennies. Il faut quand même lui reconnaître cette force de caractère. 

Voici deux histoires de familles "peu conventionnelles", lues il y a quelques temps et déjà mises sur Instagram. Désolée pour ceux qui suivent, du coup, c'est du réchauffé ! Comme vous vous en doutez, le sujet m'intéresse. 


Teen spirit - Virginie Despentes (2004)

Paris, 2001. Agoraphobe, Bruno vit reclus au crochet de sa copine et passe ses journées à fumer en regardant la télé dans leur appartement de Barbès. Ce trentenaire au chômage trouve cependant la force de sortir de chez lui lorsqu'Alice, une vieille partenaire de sport en chambre, refait surface depuis le fin fond de leurs années de lycée. Il semblerait qu'elle ait une nouvelle à lui annoncer. 

Bruno ne sera pas déçu du voyage, puisqu'il va apprendre qu'il est le père de Nancy, née treize ans plus tôt d'une ultime partie de jambes en l'air. Treize ans, un âge où on donne du fil à retordre à sa mère, surtout quand on vient de comprendre que son père inconnu n'est pas aussi mort qu'on le lui avait assuré. 

Pour le héros, ce n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler une "bonne nouvelle". Comment être père si on a déjà du mal à se comporter soi-même en adulte ? et surtout, si on n'a jamais songé à l'être... 
    
Une tuile entraînant l'autre, Catherine décide de rompre et le somme de vider les lieux. Il trouve refuge chez son amie Sandra, une journaliste qui écrit pour la presse musicale. Elle va lui être d'un précieux soutien dans la gestion de sa parentalité toute neuve. Car enfin, si Bruno est un glandeur qui tourne à la fumette, mais ce n'est pas un mauvais type : bien sûr qu'il va lui donner de son temps, à cette Nancy.   

A travers une histoire plutôt marrante, Virginie Despentes aborde plusieurs sujets de réflexion : les rapports entre parents et adolescents, entre hommes et femmes, entre marginaux et bourgeois, l'idée de réussite _variable d'un milieu à un autre... La musique et la culture populaire restent à portée de main du cendrier et de la bouteille qui vont bien. 

Sans doute ma lecture la plus sympa de ces derniers mois, en partie grâce au texte qui résonne d'argot et de mots bien crus ! Déjà, ça ne l'empêche pas d'être beau, et puis il me semble que la littérature gagne à se faire un peu bouger ainsi, de temps en temps !  



Les grand-mères - Doris Lessing (2003)

Un petit groupe d'estivants se sont installés à la terrasse d'un restaurant en bord de mer. Ils sont six : Lil et Roz, deux grand-mères très bien conservées, leurs fils respectifs Ian et Tom, la quarantaine, et leurs petites-filles, Alice et Shirley. Où sont les mères des enfants ? Se demande une jeune serveuse, fascinée par le bonheur évident qu'ils exsudent. 

A vrai dire, Mary et Hannah ont pris l'habitude de se tenir suffisamment loin de leurs maris et de leurs belles-mères pour ne pas perturber la complicité qui les unit tous les quatre. 

Alors, lorsque l'une d'elles fait irruption à la table avec un mystérieux paquet de lettres dans les mains et une colère froide sur le cœur, on se dit : aïe, on va avoir droit à des querelles de couple à base de tromperies, avec des belles-mères vicelardes qui remuent la merde au second plan ! 

Eh bien, pas du tout ! 

Suite à l'esclandre, la narration fait un bond en arrière et revient sur l'enfance de Lil et Roz. On apprend que les deux fillettes sont devenues inséparables à l'école et le sont restées toute leur vie, au point de mettre sur la touche _bien souvent sans le vouloir_ quiconque tentait de s'immiscer dans leur duo. Malgré tout, elles ont toujours respecté les convenances en se mariant et en fondant leur famille, sans se douter que leur amitié fusionnelle allait les rattraper d'une bien curieuse manière.   

Ce court roman a de quoi surprendre ; Doris Lessing a l'art de raconter des situations étranges avec détachement, comme si tout allait de soi ! Même si le côté vieux-jeu de Mochepoule est un peu mal à l'aise avec la tournure que prennent les événements, sa face délurée trouve que Roz et Lil sont de bons spécimens de femmes libres et ouvertes d'esprit.

Les grand-mères pointe aussi du doigt un drôle de phénomène : lorsqu'on est vraiment très bien avec une ou plusieurs personnes, on prend le risque de se fermer au monde extérieur. Ici, c'est poussé à l'extrême, mais on a tous plus ou moins connu ça, cette impression d'autosuffisance, ce sentiment trompeur qu'on n'a plus envie / besoin de créer de nouvelles relations.  

J'avais emporté ce livre en vacances parce qu'il ne prend pas de place (95 p.) et parce que je n'avais jamais rien lu de Doris Lessing. C'est un des derniers qu'elle ait écrits, apparemment. Il se lit très facilement, et il est plus profond qu'il en a l'air. 

Une adaptation cinématographique est sortie en 2013 sous le titre de Perfect mothers (je ne l'ai pas vu !) 

Eh beh, des vieilles encore plus chaudes que ma grand-mère, qui l'eût cru ?!

Bibliographie 

Virginie DESPENTES. Teen spirit. J'ai Lu, 2004. 158 p. ISBN 978-2-290-32987-0

Doris LESSING. Les grand-mères. J'ai Lu, 2013. 95 p. ISBN 978-2-290-05977-7

Les deux romans ont été empruntés à la médiathèque des Halles à Paris (La Canopée) ! 

vendredi 28 juillet 2023

[LECTURES DE VACANCES] Noire. La vie méconnue de Claudette Colvin - Tania de Montaigne (2015)

J'aime le répéter dès que j'en ai l'occasion, quitte à donner l'impression de radoter : j'ai beau travailler dans un collège de Seine-Saint-Denis depuis maintenant dix ans, mes pires sales quarts d'heure, je les ai passés dans un collège privé bordelais où j'étais alors surveillante à mi-temps.  

A la fin de ma première année de contrat, alors que mon CUI venait à ma grande surprise d'être renouvelé, la responsable des Ateliers _ c'était, et c'est toujours je pense, un établissement qui dispensait des cours jusqu'à 14h et qui laissait place à des activités sportives et artistiques l'après-midi_ avait soumis l'idée de faire une "journée déguisée". On n'était pas loin des vacances. Les enfants avaient joué le jeu et y étaient allés de leur cosplay le plus WTF. Les gothiques avaient poussé loin dans les tunnels du dark, les amateurs de mangas s'étaient lâchés sur les oreilles et queues peluche, et la secrétaire de Vie Scolaire se lamentait, tout en saisissant les absences sur APLON, de constater que le petit Paolo était "encore plus efféminé que d'habitude". La faute à ses lunettes de mascara.      

Mais la star des enfants comme des adultes, ce jour-là, c'était Sachatte, un élève de 3ème à la touffe blonde hirsute et aux joues rouges qui terminait péniblement sa scolarité obligatoire après quelques virages mal négociés dans un collège un peu plus huppé _ce qui ne l'empêchait pas d'être foutrement prétentieux et insolent. Ah, il avait tout donné, c'est le moins que l'on puisse dire ! 

C'est complètement méconnaissable qu'il avait passé la porte du collège : robe jaune citron, talons hauts très bien gérés (il fallait bien lui reconnaître ce talent-là), perruque volumineuse blonde, faux seins opulents et... la peau grossièrement colorée par je ne sais quel cirage. Tout en roulant du cul et en mangeant les "R", Sacha passa toute la journée à gueuler des phrases volontairement mal construites avec un fort accent, à danser dans les classes et dans la cour, sous les applaudissements, les rires, et même quelques photos prises discrètement sur des portables à clapet. 

Un petit blackface au calme, complètement validé par la communauté éducative et copieusement applaudi en salle des profs... 

Moi-même, à l'époque, je n'avais pas mesuré la gravité de cette mise en scène qu'on devinait minutieusement préparée. Je le savais déjà con et raciste, alors un peu plus, un peu moins... Mais aujourd'hui, ça me fait froid dans le dos de ne pas avoir une seule seconde pensé à dénoncer et à signaler son "déguisement". Et encore, je ne pourrai jamais m'imaginer à quel point ça a dû être pesant pour les quelques élèves et personnels blacks de ce petit bahut privé. Bordeaux, juin 2012. Voilà voilà...    

Aujourd'hui, Sachatte tient un élevage de volailles _comme quoi, on n'était vraiment pas faits pour s'entendre ! Il avait déjà des prédispositions pour l'agriculture qu'il n'assumait pas trop lorsqu'il était à l'école. Visiblement son affaire tourne bien. Les radios et télés locales vont souvent l'interviewer, car il représente une jeunesse paysanne motivée, à la fois moderne, aussi respectueuse des animaux que des traditions. Il communique bien, il fait sérieux et propre sur lui. Je ne doute pas qu'il fasse son travail honnêtement. Malgré tout, Sachatte ne trouvera jamais grâce à mes yeux, et restera dans mon souvenir un petit bâtard qui n'a rien trouvé de mieux qu'incarner une caricature de femme noire pour attirer l'attention. Ok, il était jeune à l'époque, vous me direz, mais il n'avait pas cinq ans non plus.   



Noire. La vie méconnue de Claudette Colvin

Tania de Montaigne, 2015 

Si le nom de Rosa Parks vous dit forcément quelque chose, quand bien même vous ne connaîtriez pas les combats qu'elle a menés, il y a des chances pour que celui de Claudette Colvin vous soit étranger. Pourtant, les destins de ces deux femmes noires se sont liés dans l'Alabama des années 1950, à une époque où presque personne ne remettait en question la ségrégation raciale qui s'y exerçait. 

Le 2 mars 1955, à Montgomery (en Alabama, donc) Claudette a seulement 15 ans et rentre de l'école en bus, comme tous les jours. Elle est bien placée dans l'un des rangs "pour les noirs", mais ce jour-là, les blancs sont nombreux à monter dans le bus et remplissent toute leur zone. Or, quand cela arrive _et je l'ai réalisé seulement en lisant ce livre_ les passagers noirs doivent directement céder leur place aux blancs. C'est une des nombreuses règles tacites dégueulasses qui s'ajoutent aux officielles.

Claudette se retrouve donc dans ce cas de figure, contrainte de libérer sa place au profit d'une femme blanche. Sauf qu'elle décide de ne pas le faire. Il faudra que deux policiers la sortent de force du bus, et l'affaire fera assez de bruit pour interpeler quelques figures d'une lutte anti-ségrégation naissante, avant d'aboutir sur une condamnation de la jeune fille, puis sur un oubli total.

Pourtant, son acte courageux va devenir un catalyseur pour Rosa Parks et Jo Ann Gibson, deux femmes engagées respectivement à la National Association for Advancement of Colored People (NAACP) et au Women Political Council (WPC). Elles ont toutes les trois comme point commun d'avoir pris le bus et d'avoir été sommées de laisser leur siège à un blanc ; si Claudette s'est rebellée, les deux autres se sont pliées à la règle sur le moment et ont lutté a posteriori. 

Quand, quelques mois plus tard, Rosa Parks osera dire "non" à son tour, marquant ainsi un tournant dans l'Histoire, il y aura un peu de Claudette Colvin dans son audace et dans le boycott des bus qui suivra. Mais il faut vivre à cette époque et avoir bien suivi l'actualité pour en avoir conscience. Alors, pourquoi la mayonnaise a pris avec l'une et pas avec l'autre ? 



Tania de Montaigne nous explique les multiples paramètres (pas toujours reluisants) qui ont plongé Claudette à l'arrière plan, et ceux qui, au contraire, ont permis à Rosa Parks de se faire entendre à l'échelle nationale. J'ai découvert son texte il y a seulement quelques semaines, pour la simple raison que son édition en poche vient d'être distribuée massivement comme spécimen à aux profs de français et profs doc ; il m'a appris bien plus que n'importe quel manuel scolaire.   

A l'école, on a tous découvert l'horreur de la ségrégation raciale aux États-Unis, quelque part en fin de collège ou au lycée, le temps d'une séquence d'anglais. On n'allait pas en parler en histoire-géo, vu que ça ne concerne ni la France ni l'Europe... parce que nous on n'est pas comme ça, bien sûr, on n'aurait jamais laissé faire des choses pareilles évidemment. Donc oui, on a bien eu un ou plusieurs cours dessus ; mais ça ne suffit pas.


Ici, l'autrice tente une approche immersive
en invitant son lecteur, dès les premières pages, à devenir une femme noire. Ce n'est pas une simple accroche, mais une étape nécessaire à la bonne compréhension du propos : la vie est faite d'embrouilles quotidiennes qu'on ne peut se représenter que si on les vit, que si on se sent directement concerné. Noire. La vie méconnue de Claudette Colvin ne pourra pas être apprécié pleinement si on ne joue pas le jeu. 

Le procédé fonctionne. A partir de là, tout devient plus clair : les organismes et associations évoqués (NAACP, WPC...), leur rôle, les fonctions de ces gens dont on n'avait jamais entendu parler (Jo Ann Gibson, E.D Nixon), on dont on n'avait qu'une connaissance partielle du parcours (Rosa Parks, Martin Luther King). Les déboires administratifs et les difficultés de ceux qui ont vécu la ségrégation prennent tout leur sens et en viennent à nous choquer personnellement. 


"Vous êtes une femme, donc moins qu'un homme, et vous êtes noire, donc moins que rien. Qu'y a-t-il après la femme noire ? Personne n'est revenu pour le dire."


A travers un essai accessible mais exigeant à la lecture et très documenté, l'écrivaine et journaliste Tania de Montaigne rend un bel hommage à une oubliée de l'Histoire (qui est toujours en vie, d'ailleurs).

Effectivement, le classement en "jeunesse mais + de 14 ans" me semble pertinent ; ça me semble un peu ardu pour les plus jeunes, mais bon après faut voir, c'est du cas par cas ! 

Noire a reçu le prix Simone Veil en 2015 et a été adapté au théâtre. J'ai bien hâte de voir ça.  


lundi 1 mai 2023

[MANGA] Jujutsu Kaisen - 1 - "Ryomen Sukuna" - Gege Akutami (2018)

J'ai voulu lire le début du manga Jujutsu Kaisen car il s'agit d'un titre très réclamé par les élèves du collège. Avec un poil de méfiance, tout de même : s'il est toujours appréciable d'avoir des indications sur ce qui peut plaire à nos lecteurs, il convient de ne jamais perdre de vue que leurs suggestions ne sont pas toujours en elles-mêmes gage de qualité. Après tout, le titre qu'on m'a demandé avec le plus d'insistance en dix ans n'est autre que le livre de Nabilla. Chacun en tirera les conclusions qu'il voudra ; pour ma part, j'ai pris le parti de garder la tête froide en toutes circonstances, dorénavant.      

2018, au Japon. La Terre est peuplée de "fléaux", des monstres nés des émotions négatives des humains et responsables d'un grand nombre de disparitions mystérieuses. Afin de les neutraliser, des exorcistes surveillent discrètement les écoles, les cimetières, les prisons... et autres lieux incubateurs de sentiments désagréables. 

Yuji vient d'entrer en 2nde au lycée de Sugisawa et a choisi d'intégrer le club de spiritisme de son établissement. Il ne croit pas spécialement aux fantômes, mais cela lui permet de finir plus tôt pour aller rendre visite à son grand-père hospitalisé. 


Réunion du club de spiritisme

Une nuit, ses amis du club de spiritisme se retrouvent au lycée afin d'analyser à la lueur d'une bougie un curieux petit objet entouré de bandelettes. Ils se rendent compte avec stupeur qu'il d'agit d'un doigt humain desséché. La bougie s'éteint, l'ambiance change, des monstres visqueux débarquent. Sans le savoir, ils ont malencontreusement réveillé le démon Ryomen Sukuna, un puissant fléau. 

Le jeune apprenti exorciste Megumi est déjà sur les lieux, talonné par Gojo, son prof. Mais sa rapidité d'analyse et sa bonne connaissance des sorts ne suffisent pas à tirer d'affaire les lycéens. Yuji décide alors d'entrer en jeu : fort de ses capacités physiques extraordinaires, d'une promesse faite à son grand-père et d'un mépris insolent du danger, il affronte le fléau aux côtés de Megumi. Il a alors l'idée étrange (mais bonne) de bouffer ce doigt séché afin de cantonner le démon au périmètre de son petit corps.

Pendant ce temps-là, sur Youtube...

Non seulement Yuji ne succombe pas à l'intrusion, mais en plus il gère assez bien l'entité qui le possède et qui apparaît à travers lui, de temps à autres. Si la règle voudrait qu'en tant qu'humain "contaminé", il soit exécuté au nom de la sécurité de tous, Megumi et Gojo bataillent pour lui obtenir un sursis. Ils lui donnent pour mission de retrouver et d'ingérer les autres doigts de Ryomen. En effet, sur le principe des Horcruxes dans Harry Potter, la destruction totale et définitive de ce fléau ne sera possible que lorsque toutes les phalanges disséminées auront été assemblées dans un seul réceptacle : le ventre de Yuji ! 

Je comprends le succès de ce manga shônen touffu et donc bien difficile à résumer ! Si vous aimez les combats de héros drôles malgré eux VS des kaiju dégueu pourvus d'yeux roulants et de chicots improblables, Jujutsu Kaisen va vous plaire. Mais c'est aussi cet aspect horrifique qui me retient de le mettre au CDI du collège pour l'instant.  


Celui-là, il est soft, dites-vous !

Après avoir lu un peu partout sur les sites consacrés à l'univers du manga que la version animée était plus claire et mieux réussie que la bande dessinée, je pense regarder les épisodes de la première saison histoire de voir si la différence est flagrante. 

La suite mérite d'être découverte, quel que soit le support, ne serait-ce que pour l'omniprésence bien maîtrisée de l'humour dans une histoire où la mort et les forces occultes sont au centre des préoccupations. 

Cet équilibre entre les tons, comparable à la cohabitation de Yuji et de Ryomen dans le même corps, constitue la touche d'originalité d'un manga dont le schéma est assez classique, même pour quelqu'un comme moi qui n'y connaît pas grand chose. On y retrouve le héros "élu" au grand coeur aux origines floues qui prend conscience de sa force, les adjuvants un peu dans son ombre mais nécessaires dans les combats, le prof plus gamin que ses élèves, les codes des lycées japonais, la faucheuse comme épée de Damoclès... A voir si les tomes suivants s'embourbent dans les stéréotypes ou s'ils s'en distinguent, au contraire.    

Gege Akuami. Jujutsu Kaisen - 1 - Ryomen Sukuna. Ki-oon Shônen, 2018. ISBN 979-10-327-0554-4

dimanche 30 avril 2023

[ROMAN] Les eaux tumultueuses - Aharon Appelfeld (1988)

La dernière fois que je suis allée à la médiathèque de la Canopée, il était tard et il ne me restait que peu de temps pour chercher des documents à emprunter. Mon choix s'est porté sur Les eaux tumultueuses d'Aharon Appelfeld simplement parce que le nom de l'auteur me disait quelque chose : j'avais écouté une émission de France Culture qui était peut-être celle-ci. Honnêtement je n'en ai plus grand souvenir, sinon qu'elle était intéressante et que j'étais en train de courir au canal lorsqu'elle s'est présentée dans ma playlist.      

L'histoire 

Nous sommes à la fin des années 1930, en Bucovine, une région qui n'existe plus sous ce nom, mais qu'on pourrait aujourd'hui situer à cheval sur l'Ukraine et la Roumanie actuels. Tous les étés, de jeunes gens riches à l'esprit festif se retrouvent dans une pension de famille sur les rives du Pruth ; pendant quelques semaines, loin du monde, libérés de leurs familles oppressantes et des contraintes professionnelles (pour ceux qui bossent), ils peuvent se laisser aller à l'insouciance et aux excès. Jeux d'argent, alcool, drague... tout est permis, sous l'oeil parfois inquiet mais toujours complice des propriétaires, les Zaltzer. Précisons que ces vacanciers turbulents sont juifs pour la plupart ; à cette époque, évidemment, ça a son importance. 

Mais cette année, tout est différent : si Rita, le personnage principal, est fidèle au poste, beaucoup d'habitués des lieux semblent avoir oublié le rendez-vous de débauche annuel. Accompagnée de trois autres irréductibles, Zoussi sa rivale, Van le taciturne et Benno l'alcoolique, elle se rend tous les soirs à la gare du village pour guetter l'arrivée du train, dans l'espoir de voir sortir d'autres gais lurons. Mais personne n'arrive, et une angoisse sourde monte en elle et gagne l'ensemble de la pension. Pour un peu que la nature s'en mêle... On boit pour se détendre plus que pour oublier... et plus que de raison, surtout. Les langues se délient. Où sont les autres ? Le désordre du monde a-t-il contaminé le havre de paix ? Est-il temps de passer à autre chose ? Tout le monde a les réponses à ces questions, mais personne n'a envie de les formuler. 

Ce qui se passe chez les Zaltzer reste chez les Zaltzer.

Le temps ne s'arrête pas, il vous happe aussi goulument que le fleuve Pruth (qu'on appelle aussi le "Prout" en français, apparemment, ahah, désolée mais ça va me faire la semaine !) va emporter un nageur bourré, à un moment de l'histoire. Et non, je ne spoilerai pas plus, promis. On a alors besoin de se mettre à l'écart, d'ouvrir une parenthèse dans un endroit où les frontières spatio-temporelles deviennent élastiques. De rester derrière la cascade pour quelques instants. C'est ce qui arrive aux personnages des Eaux tumultueuses. Bien sûr, me direz-vous, avec la montée du fascisme et l'antisémitisme ambiant qui s'assume chaque jour un peu plus, on se doute bien que le temps qu'ils ont d'autres sources d'angoisse. 

Pourtant, la conscience du temps qui file entre leurs doigts est omniprésente : Rita a 35 ans et dit toujours "qu'elle n'est pas si vieille", tandis que son fils tyrannique lui rappelle qu'elle "n'est plus toute jeune". Ses compagnons de jeux et de beuverie sont célibataires et se comportent comme des jeunes premiers. Ici, on a le droit de se bourrer la gueule et de miser sa maison dans une partie de poker. Ils deviennent injoignables pour leurs proches inquiets ou culpabilisants : ces derniers savent très bien que la pension Zaltzer va être le théâtre de tout un tas de conduites à risques. Leur fils, leur mari, leur femme rentrera de vacances les poches vides pour le mieux, dans un état lamentable pour le pire.

Si la vieille Maria, cuisinière et conseillère spirituelle de tous les clients, écoute sans juger les démons des uns et des autres s'exprimer, année après année, elle ne fait pas figure d'exception : pour se consacrer à son travail, elle a tiré un trait sur sa famille pourtant située dans un village proche de la pension et a fini par se sentir aussi juive que les pensionnaires. Quant aux patrons, imperméables aux questions religieuses, ils vieillissent à vue d'oeil en constatant que leur fille fait toutes les conneries indignes de leur éducation mais propres à son âge. 

Je ne sais pas pourquoi, ce roman m'a replongée dans l'ambiance d'un week-end en Bourgogne complètement hors du temps et WTF organisé avec des collègues, il y a quelques années.
En fait, si, je sais pourquoi.
J'en garde un souvenir aussi flou que leurs faces sur cette photo, mais néanmoins bon.

La saison de trop

Zoussi, Van, Benno et Rita ont l'impression de vivre la fin de quelque chose sans trop savoir quoi. Si on comparaît leur été à une poule, on dirait qu'elle est en train de pondre les derniers œufs de sa grappe, ceux qui sont tout petits, avec une coquille irrégulière et parfois dépourvus de jaune. Pourtant, ils n'ont guère envie de renoncer à leur délicieux débordements, et ils en ont plus besoin que jamais par les temps qui courent. 

S'ils n'ont même plus ce défouloir pour être eux-mêmes et oublier les dures années qui s'annoncent, que vont-ils faire ? Comment vont-ils survivre ?  

C'est vraiment cette question du temps qui m'a le plus troublée dans ce roman qui l'est à bien des niveaux. Sans doute parce que ça me parle bien en ce moment ; peut-être que ce n'est pas ce qui vous frappera le plus dans votre lecture des Eaux tumultueuses, si vous vous lancez dedans (ce que je vous conseille). 


Rare cliché de mes collègues bordelais d'il y a dix ans, lorsque j'étais surveillante dans un collège privé de petits connards de bourges. Inutile de préciser l'état dans lequel j'étais ; l'avantage, c'est que j'ai pas eu besoin d'ouvrir Photo Filtre. 

Aharon Appelfeld y évoque notamment, aussi, les addictions et l'importance de l'entourage dans leur gestion _ cf l'alcoolique qui aimerait se soigner mais à qui ses potes disent en gros "profite t'inquiète, tu feras des efforts après la fête, tiens voilà un verre c'est cadeau", la difficulté d'être soi-même dans un univers où on vous définit par une facette de votre identité. On reconnaîtra enfin la tendance universelle à fuir une réalité qui nous gêne, comme si ça pouvait la gommer.  

Les eaux tumultueuses est un roman d'un abord accessible que je l'ai lu dans le train intégralement (en ramenant Mochepoule de son escapade nantaise), c'est dire... N'étant ni juive ni forte en histoire-géo, j'ai sûrement loupé par mal de références, mais il me semble avoir compris le propos de l'auteur. Je dirais qu'il peut être mis entre les mains des 15 ans et plus. Après, si ça se trouve, je suis passée totalement à côté et il est probable que je ne mesure pas pleinement sa richesse ! 

Si vous voyez des erreurs dans l'interprétation de l'oeuvre ou si je suis maladroite dans la formulation, merci de me l'indiquer en commentaire !

Aharon Appelfeld. Les eaux tumultueuses, Points (2013). Traduction de l'hébreu par Valérie Zenatti. ISBN : 978-2-8236-0014-8. 187 p. Le livre a été écrit en 1988.