Je me suis souvent demandé si on aurait eu des parcours différents, ma sœur et moi, si on avait grandi ailleurs que dans le village où vit et "travaillait" il n'y a pas si longtemps encore notre grand-mère paternelle, prostituée de son état.
Ce paramètre n'a sans doute pas été déterminant, mais pour ma part je l'ai traîné comme un caillou dans une chaussure dès que j'ai été en âge de saisir les sous-entendus liés à sa condition, qu'elle n'a absolument jamais chercher à dissimuler ! Elle a toujours été fière d'exploiter son corps au maximum, avec ou sans paiement, tout au long de ces dernières décennies. Il faut quand même lui reconnaître cette force de caractère.
Voici deux histoires de familles "peu conventionnelles", lues il y a quelques temps et déjà mises sur Instagram. Désolée pour ceux qui suivent, du coup, c'est du réchauffé ! Comme vous vous en doutez, le sujet m'intéresse.
Teen spirit - Virginie Despentes (2004)
Paris, 2001. Agoraphobe, Bruno vit reclus au crochet de sa copine et passe ses journées à fumer en regardant la télé dans leur appartement de Barbès. Ce trentenaire au chômage trouve cependant la force de sortir de chez lui lorsqu'Alice, une vieille partenaire de sport en chambre, refait surface depuis le fin fond de leurs années de lycée. Il semblerait qu'elle ait une nouvelle à lui annoncer.
Bruno ne sera pas déçu du voyage, puisqu'il va apprendre qu'il est le père de Nancy, née treize ans plus tôt d'une ultime partie de jambes en l'air. Treize ans, un âge où on donne du fil à retordre à sa mère, surtout quand on vient de comprendre que son père inconnu n'est pas aussi mort qu'on le lui avait assuré.
Pour le héros, ce n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler une "bonne nouvelle". Comment être père si on a déjà du mal à se comporter soi-même en adulte ? et surtout, si on n'a jamais songé à l'être...
Une tuile entraînant l'autre, Catherine décide de rompre et le somme de vider les lieux. Il trouve refuge chez son amie Sandra, une journaliste qui écrit pour la presse musicale. Elle va lui être d'un précieux soutien dans la gestion de sa parentalité toute neuve. Car enfin, si Bruno est un glandeur qui tourne à la fumette, mais ce n'est pas un mauvais type : bien sûr qu'il va lui donner de son temps, à cette Nancy.
A travers une histoire plutôt marrante, Virginie Despentes aborde plusieurs sujets de réflexion : les rapports entre parents et adolescents, entre hommes et femmes, entre marginaux et bourgeois, l'idée de réussite _variable d'un milieu à un autre... La musique et la culture populaire restent à portée de main du cendrier et de la bouteille qui vont bien.
Sans doute ma lecture la plus sympa de ces derniers mois, en partie grâce au texte qui résonne d'argot et de mots bien crus ! Déjà, ça ne l'empêche pas d'être beau, et puis il me semble que la littérature gagne à se faire un peu bouger ainsi, de temps en temps !
Les grand-mères - Doris Lessing (2003)
Un petit groupe d'estivants se sont installés à la terrasse d'un restaurant en bord de mer. Ils sont six : Lil et Roz, deux grand-mères très bien conservées, leurs fils respectifs Ian et Tom, la quarantaine, et leurs petites-filles, Alice et Shirley. Où sont les mères des enfants ? Se demande une jeune serveuse, fascinée par le bonheur évident qu'ils exsudent.
A vrai dire, Mary et Hannah ont pris l'habitude de se tenir suffisamment loin de leurs maris et de leurs belles-mères pour ne pas perturber la complicité qui les unit tous les quatre.
Alors, lorsque l'une d'elles fait irruption à la table avec un mystérieux paquet de lettres dans les mains et une colère froide sur le cœur, on se dit : aïe, on va avoir droit à des querelles de couple à base de tromperies, avec des belles-mères vicelardes qui remuent la merde au second plan !
Eh bien, pas du tout !
Suite à l'esclandre, la narration fait un bond en arrière et revient sur l'enfance de Lil et Roz. On apprend que les deux fillettes sont devenues inséparables à l'école et le sont restées toute leur vie, au point de mettre sur la touche _bien souvent sans le vouloir_ quiconque tentait de s'immiscer dans leur duo. Malgré tout, elles ont toujours respecté les convenances en se mariant et en fondant leur famille, sans se douter que leur amitié fusionnelle allait les rattraper d'une bien curieuse manière.
Ce court roman a de quoi surprendre ; Doris Lessing a l'art de raconter des situations étranges avec détachement, comme si tout allait de soi ! Même si le côté vieux-jeu de Mochepoule est un peu mal à l'aise avec la tournure que prennent les événements, sa face délurée trouve que Roz et Lil sont de bons spécimens de femmes libres et ouvertes d'esprit.
Les grand-mères pointe aussi du doigt un drôle de phénomène : lorsqu'on est vraiment très bien avec une ou plusieurs personnes, on prend le risque de se fermer au monde extérieur. Ici, c'est poussé à l'extrême, mais on a tous plus ou moins connu ça, cette impression d'autosuffisance, ce sentiment trompeur qu'on n'a plus envie / besoin de créer de nouvelles relations.
J'avais emporté ce livre en vacances parce qu'il ne prend pas de place (95 p.) et parce que je n'avais jamais rien lu de Doris Lessing. C'est un des derniers qu'elle ait écrits, apparemment. Il se lit très facilement, et il est plus profond qu'il en a l'air.
Une adaptation cinématographique est sortie en 2013 sous le titre de Perfect mothers (je ne l'ai pas vu !)
Eh beh, des vieilles encore plus chaudes que ma grand-mère, qui l'eût cru ?!
Bibliographie
Virginie DESPENTES. Teen spirit. J'ai Lu, 2004. 158 p. ISBN 978-2-290-32987-0
Doris LESSING. Les grand-mères. J'ai Lu, 2013. 95 p. ISBN 978-2-290-05977-7
Les deux romans ont été empruntés à la médiathèque des Halles à Paris (La Canopée) !
Merci à Babelio et aux Editions Zulma pour l'envoi de La part des chiens, dans le cadre de l'opération Masse Critique. Ce roman écrit par Marcus Malte a d'abord été publié en 2003 avant d'être réédité en format poche cette année.
L'histoire
Zodiak et Roman dit "le polac" cherchent Sonia inlassablement, depuis de longs mois.
Sonia, c'est la femme du premier et la sœur du second ; cette jeune funambule de talent s'est comme évaporée du camp de forains dans lequel ils vivaient tous les trois, et depuis ce jour, ils tentent de retrouver sa trace. Mais la tâche est ardue ; on comprend vite que Zodiak et Roman n'ont en leur faveur que leur solide amitié et leur amour pour la disparue.
La part des chiens débute par leur arrivée nocturne dans une ville portuaire dont on ne connaîtra jamais le nom : ils semblent y avoir flairé une piste et s'immergent dans les ruelles les plus glauques, parce qu'ils savent bien que les clefs des lieux compromettants finissent toujours dans les bas-fonds. Les deux hommes ne paient pas de mine sous leurs allures de marginaux, mais gare à ceux qui tenteraient de les prendre de haut ! Leur détermination ne connaît ni les limites de la morale, ni les travers de la fierté, ni les codes de l'honneur. Si, pour arriver à leurs fins, ils doivent frayer avec la frange la plus malsaine de la population locale, en découdre avec des gros bras, secouer des prostituées ou encore supporter une projection de films pédopornographiques crânement présentée par le propriétaire d'un cinéma miteux sans tout de suite le dégommer... ils le feront.
Saint Germain du Salembre Sortie à vélo du 18 avril. Non, ça n'a rien à voir avec le livre, et alors ? C'est mon blog !
Ambiance sombre et sublime
Ne connaissant pas du tout l'auteur, j'ai lu quelques critiques en parcourant Internet. Il semblerait que Marcus Malte soit connu depuis longtemps pour sa capacité à mêler efficacement le glauque à la poésie dans ses textes ; c'est effectivement le cas dans La part des chiens, où les différents chapitres alternent en douche écossaise : le lecteur suit Zodiak et Roman dans leur enquête, avec toute la violence qu'elle sous-entend, puis remonte le temps au gré d'un narrateur omniscient peut-être soucieux de nous faire faire des pauses régénératives ? On vit alors le coup de foudre qui a touché Zodiak lors de sa première rencontre avec Sonia, aussi onirique que chelou _ il avait douze ans, elle huit ET elle était à poil..., on découvre le sage astrologue Aghara qui prendra le héros sous son aile, l'univers pourri de ce camp de roulottes dans lequel les protagonistes surnagent ou tirent leur épingle du jeu avec beaucoup de mérite. Toujours est-il que ces petits flashbacks nous aident à mieux comprendre l'histoire qui se déroule sous nos yeux, et notamment le contexte de la disparition de la funambule.
Ils apportent aussi la dimension d'enquête du roman ; en effet, la quatrième de couverture qualifie l'histoire de "roman noir", et j'ai d'abord eu un peu de mal à l'identifier comme tel : oui, les personnages sont des cas sociaux et évoluent dans un univers sombre, laissant peu de place à l'espoir. Mais pas d'inspecteur à l'horizon, pas d'indices, pas le moindre élément concret susceptible de rappeler un roman policier. Au fil des pages, on comprend que Zodiak est dans une démarche d'investigation : de bouges crasseux en locaux désaffectés, il sonde, menace, dialogue pour retrouver la piste de son âme sœur. Il tire des déductions de ce qu'il arrive à faire cracher à ses interlocuteurs. Ok, va pour le roman noir... De toute façon j'y connais rien, et puis on s'en moque. La complexité des personnages me semble être un point plus important à observer.
La brochette n'était pas végan !
En chien fidèle, Roman se contente d'obéir aveuglément aux ordres d'un binôme qu'il adule autant qu'il le craint. Du moins lorsqu'il n'est pas en train d'essayer de calmer son appétit gargantuesque. Pourtant, les dernières phrases qu'ils prononcera dans l'un des derniers chapitres seront peut-être celles de la vérité... Le polac n'est pas plus Watson que son beau-frère est Sherlock Holmes : au fond, sous un vernis de raisonnement rationnel, Zodiak n'est jamais guidé que par ce que lui dicte son coeur, et par sa capacité à lire l'avenir dans les constellations. A chaque rencontre, il est catalogué comme le "cerveau", quand Roman se voit systématiquement coller une étiquette de brute épaisse sur le front. Certes, leur équipe est aussi complémentaire que le laissent présager les apparences, mais pas pour les raisons que l'on croit : ils se connaissent depuis l'enfance, les deux hommes se respectent mutuellement _ Zodiak ne s'énerve jamais contre les boulettes de Roman, Roman prend soin d'épargner à Zodiak son point de vue sur leur quête_, et ils aiment Sonia plus que leur propre personne. De la fameuse Sonia, on ne saura pas grand chose que ce que nous laissent entrevoir les "chapitres flash-back" : prometteuse depuis ses jeunes années, elle excelle comme funambule et semble rendre à Zodiak l'intérêt qu'il lui porte. Quelques figures secondaires ne manqueront pas de s'imprimer dans la mémoire du lecteur : Igor Pécou, l'homme haut d'un mètre quarante et délesté de l'une de ses jambes suite à une mésaventure, propriétaire d'un cinéma porno et acteur dans certains des films projetés. ou "Monsieur Victor", dit "le Prince", un fils de maçon devenu gangster, qui n'a tellement pas la tête de l'emploi qu'on se demande bien comment ça a pu marcher pour lui.
Il faut que je trouve un moment pour parler de cette BD. Il y aurait pas mal de parallèles à faire avec La part des chiens, en plus !
Etre un malfrat s'apprend, même s'il faut des prérequis. De même, décrire la violence sous toutes ses formes n'est pas donné à tout le monde. Marcus Malte sait le faire. D'un bout à l'autre de l'oeuvre, les scènes trash, cruelles ou simplement très réalistes s'enchaînent sans que ce soit de trop. La scène de la "projection forcée" du film (j'en dirai pas plus pour pas spoiler) a notamment été très difficile à lire tant les images données m'étaient dures à encaisser. Je crois que je n'avais pas ressenti un tel malaise depuis la lecture de Ca de Stephen King, qui reste ma référence en la matière, traitez-moi de fragile si le cœur vous en dit. L'auteur réveille tellement bien nos instincts qu'on en vient à distinguer complètement l'acte répréhensible, destructeur, criminel.. de "ce qui est mal". Je ne serai sans doute pas la seule à avoir trouvé ce drôle de duo de forains de plus en plus attachant au fur et à mesure qu'ils commettent des horreurs...
La part des chiens est une étrange expérience de lecture que tout le monde devrait vivre au moins une fois !
Marcus MALTE. La part des chiens. Editions Zulma, 2021. 270 p. ISBN 9791038700031
Les salles de classe étaient parfaitement alignées : tout au fond, près du préau, se trouvait l'entrée de la classe des CE2. Ensuite venait celle des CM2. Elle avait pour particularité d'être équipée d'une ligne téléphonique, afin que notre prof puisse prendre les communications quand ses tâches de directeur se rappelaient à lui au beau milieu d'un cours. Nous, on croisait les doigts pour que le vieux téléphone se mette à sonner au milieu de la dictée ou d'un contrôle, ce qui arrivait fort souvent ! Monsieur M. devait alors nous tourner le dos pour pouvoir décrocher _le fil était court ; on avait le champ libre pour quelques minutes, et on en profitait à fond. Les salles des CM1-CM2 et des CE2-CM1 étaient les deux dernières à être encore équipées de bureaux troués d'un emplacement pour l'encrier. Enfin, la chaleureuse salle des CLIS, et la fascinante "salle des ordinateurs" terminaient la chaîne.
En face, de l'autre côté de la cour de récréation, se dressait une maisonnette qu'on fréquentait plus rarement : la salle des instits tout à gauche, caverne d'Ali Baba où ils avaient l'habitude de ranger leurs gâteaux, les livres-récompenses des Monsieur Madame qu'on gagnait quand on avait obtenu 10 images, la trousse à pharmacie et les lots du loto annuel (qui une année, ont tous été volés à quelques heures de l'événement). Tout à droite, le bureau du directeur était surmonté d'un petit spot lumineux fixé au dessus de sa porte vitrée _Monsieur M. nous a fait croire pendant des mois qu'il s'agissait d'une caméra de surveillance.
Et au milieu, derrière ses volets toujours clos, on devinait, la SALLE DE LA TÉLÉ qui pouvait accueillir jusqu'à deux classes, si on se serrait bien sur les bancs. Quand on y allait, ça sentait bon, car c'était pour aller voir les Badaboks _je comprends toujours pas que nos instits aient pu cautionner ce programme_ ou un dessin animé à la veille des vacances. C'est là qu'on a découvert la version Disney de Robin des bois, du moins le début ; l'histoire de ce renard fringant nous avait pas mal fait rêver, même si pour beaucoup, ça ne valait pas Le Roi Lion. Autant dire que ce film était le bienvenu en période de Noël, même s'il a valu à mon pote Maxime de se faire surnommer "Gertrude" jusqu'à l'été suivant, car il était un peu enrobé, à l'époque.
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L'histoire
Ah, Robin des Bois. Quel personnage fascinant et troublant, pas forcément facile à cerner lorsqu'on est petit. Bien qu'on nous apprenne très tôt à percevoir le vol comme un acte répréhensible, ce "voleur" nous est présenté comme le gentil de l'histoire ! Pourquoi ? Parce qu'il vole les puissants et les riches pour donner aux pauvres et aux opprimés, rééquilibrant ainsi la balance de la justice. Donc ce n'est plus du "vol", mais du "partage". Ok... Mais quand-même, quel bazar dans nos têtes...
Dans l'imaginaire collectif, Robin des Bois est un gentil brigand sorti tout droit de l'Angleterre médiévale. Il prend les traits d'un rebelle connaissant la forêt de Sherwood comme sa poche, agile, assez bon au tir à l'arc, haut en couleurs _avec une préférence certaine pour les tons verts. Plutôt bon camarade, il devient grave insolent en présence de richards. Il a de nombreux amis, s'entoure de personnes de confiance et tient en respect ses ennemis _le shérif de Nottingham, le Prince Jean et son orchestre. Voilà pour le portrait robot.
Or, en 2003, Manu Larcenet a revisité ce personnage de légende, mettant un bon coup de balai dans nos représentations : quarante-deux ans après les hauts faits qui l'ont rendu populaire, Robin des Bois a déménagé dans la forêt de Rambouillet, avec pour toute escorte le fidèle Petit Jean, son ami, son esclave, son cuisinier, son garde-fou... Le temps n'a pas été clément avec le justicier, maintenant atteint de la "maladie du Sieur Alzheimer", ce qui lui vaut de se mettre à chanter inopinément des tubes de Carlos et d'Annie Cordy. Seul remède à ses crises : les coups de gourdin que Petit Jean lui assène sur le crâne. Le procédé est un peu brutal, mais le fait est que cela lui remet les idées en place. Robin des Bois reste fidèle à ses principes, quand il s'en souvient : voler les riches pour donner aux pauvres. Vieux, édenté, acariâtre, il n'en est pas moins un hors-la-loi, et le shérif de Nottingham _qui semble tout droit sorti d'un western_ veut sa peau, plus que jamais ! Mais il en faudra plus pour impressionner le brigand, plus préoccupé par ses questions existentielles que par les ruses de sioux que son traqueur déploie.
Questions existentielles
Dans cette BD, vous ne verrez pas Robin des bois harponner du riche, ou du moins pas de façon volontaire. Il a pour ainsi dire la tête ailleurs. Son esprit se perd dans la rêverie, dans la contemplation de la nature. En effet, Robin des bois fait le point son existence de justicier, s'interroge sur le sens de sa vie et se laisse aller à la mélancolie... on pourrait même dire qu'il déprime légèrement ! Voler les riches pour donner aux pauvres, était-ce vraiment un bon plan ?
Attention, ces considérations n'enlèvent rien au potentiel comique du personnage, ni de la BD. Sachez simplement qu'il ne faut pas s'arrêter à la couverture de l'oeuvre, qui laisse entendre qu'on va avoir affaire à une succession de gags plus hilarants les uns que les autres ; non, l'intérieur de l'album nous fait rire jaune, même s'il nous fait bel et bien rire !
Tourné vers la mort, se sentant diminué, le fier Robin des Bois s'inquiète comme tout un chacun du sort qui lui sera réservé dans l'au delà. Il suppose que c'est l'Enfer qui l'attend : quand on a passé sa vie à voler des gens, même pour la bonne cause, on n'a certainement pas mis toutes les chances se son côté. Pris de panique, il appelle Frère Tuck _ qui est devenu pape et qui a un peu pris le melon_ pour recueillir sa confession. Ironie du sort, lorsque l'ecclésiastique arrive enfin de Rome, il n'arrive plus à se souvenir de ses péchés.
Inch'Allah...
Robin des Bois le sait bien : il n'est pas un ange, mais enfin, il y a pire que lui ! Alors, pourquoi a-t-il été touché par la "terrible affection du sieur Alzheimer quand tant de fieffés gredins n'ont que des rhumes" ? Si le destin s'acharne, c'est peut-être pour le punir de quelque chose. Comme Dieu ne l'aide pas beaucoup, il s'en remet esprits sylvestres de la forêt de Rambouillet, plus loquaces. Christianisme, paganisme, quelle importance quand on a besoin d'aide et qu'on veut juste être rassuré et guidé dans son parcours ? Effectivement, il n'est pas impossible que le bandit au grand cœur ait manqué à ses obligations, à un moment de sa vie...
Dès lors, une nouvelle quête se présente à lui : retrouver sa chère Lady Marianne, l'élue de son coeur, retenue prisonnière du Prince Jean depuis des décennies. Rien de tel qu'une bon objectif à atteindre pour se tirer du ventre mou de la dépression ! Robin des bois et Petit Jean quittent donc le calme de Rambouillet pour s'aventurer à Nottingham, son vacarme, ses cités. Oui, les frontières spatio-temporelles sont très poreuses, dans cette bande dessinée, et les situations à venir auront un petit air des Visiteurs. Pas facile de s'accoutumer à la ville du XXI°siècle lorsqu'on ne possède que des codes sociaux moyenâgeux et qu'on a un shérif du XIX° à ses trousses. Heureusement, ils feront la rencontre de Kader, jeune graffeur connu "comme le chou blanc" dans la cité, qui s'imposera comme éclaireur.
La fin des héros
C'est spoiler que de dire qu'il retrouve Marianne ? Oui ? Bah désolé, mais il me semble que le plus important dans cette BD n'est pas l'action en elle-même, mais la façon dont elle est présentée. Autant dire qu'avoir cette information n'enlèvera rien au plaisir de la découverte lorsque vous lirez La légende de Robin des Bois.
Oui, Robin des bois remet la main sur sa Dame, quel fin limier ! Mais, comment dire, il n'est pas pleinement satisfait, sans doute parce qu'il a été soumis au mécanisme d'un désir qui l'a poussé à sortir de sa zone de confort. Après consultation de mon super dictionnaire de philosophie, j'ai consulté la définition du mot "désir" pour vois si ça collait bien :
"Désir - (n.m) Mouvement qui, au delà du besoin en tant que tel, nous porte vers une réalité que l'on se représente comme une source possible de satisfaction. Ouais, ça colle. Le désir se définit comme une tendance devenue consciente." ça c'est moins sûr, en l'occurrence, mais en même temps ça fait quinze ans que j'ai pas fait de philo, on n'ira pas creuser plus loin aujourd'hui.
En tous cas, sa réaction fait penser à ce que dit Rousseau du désir, dans Julie ou la nouvelle Héloïse que j'ai souvent cité mais jamais lu : Malheur à qui n'a plus rien à désirer! il perd pour ainsi
dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on
n'est heureux qu'avant d'être heureux. [...] l'illusion cesse où commence la jouissance.
On veut quelque chose ou quelqu'un, et puis quand on l'a... on s'en désintéresse et on veut encore autre chose. D'ailleurs, l'objet du désir du vieux Robin des Bois était-il de retrouver Marianne pour elle-même ? Rien n'est moins sûr...
Pour sa défense, il faut dire que, comme toutes les figures populaires croisées au fil des planches, Marianne a pris cher ! Si l'espace-temps est ici gondolé avec fantaisie, les années pèsent sur tout le monde. Petit Jean n'a plus un poil sur le caillou, Tarzan a perdu du muscle et mis des cheveux blancs après s'être rangé du côté de la bonne société anglaise. Le shérif de Nottingham est en bout de course ; Mickey et Donald se font des blagues pourries en arrière-plan.
La Mort elle-même ne semble pas avoir le plein contrôle de la situation
Manu Larcenet disait sur France Culture, il y a quelques semaines, qu'il n'était pas forcément content de ses productions humoristiques ; je ne sais pas s'il parlait aussi de La légende de Robin des bois qui est très drôle sans pouvoir être classée dans les BD "pour faire rire", il me semble. En tous cas, en tant que lectrice néophyte, j'ai marché complètement dans cette histoire et ça m'intéresserait bien de lire les autres volumes de la série "Une aventure rocambolesque de..." réalisés par les mêmes artistes et consacrés à d'autres personnages / personnalités.
Public : adolescents 14 et +, adultes
Références :
Manu Larcenet. Une Aventure rocambolesque de Robin des bois - La légende de Robin des Bois. Dargaud, 2003. Coll. "Poisson pilote". ISBN : 978-2205-06018-8
J'observe le manège des petits et des plus vieux en me demandant ce qui est préférable : avoir affaire à un gus qui vous déteste ? Ou devoir composer avec un particulier qui vous aime bien, mais qui n'assume tellement pas sa sympathie pour vous qu'il s'impose en public un masque méprisant ou moqueur ? J'en sais rien, mais perso j'ai jamais trop aimé Carnaval. Après, chacun ses délires, hein. La fierté ne tue pas plus que le ridicule, mais elle stérilise plutôt pas mal !
En CM2, Saïd était un bon élève. Il aimait aller à l'école, travailler en s'appliquant et chercher des mots nouveaux dans le dictionnaire. Comme Nadine, la maîtresse, avait défini des règles de vie que personne n'aurait songé à contester, il ne craignait pas les injustices et les violences typiques des cours de récréation. Mais cette année, Saïd est en 6ème. Il a quitté le cocon de la primaire pour atterrir dans une bruyante usine à gaz : le collège Camille Claudel.
Au bout de quelques semaines de cours seulement, la désillusion est totale : dans sa classe, personne n'accorde d'importance à ce que disent les professeurs, personne ne semble avoir envie d'apprendre, tout le monde chahute du matin au soir. La cour et les couloirs sont le théâtre de coups, d'insultes, de racket, de trafic. D'abord stupéfait, Saïd devient blasé et perd toute motivation : à quoi bon rester un bon élève, si ça ne lui apporte rien d'autre que des ennuis ?
Alors qu'il espérait trouver dans sa famille une source de réconfort, il se rend compte que l'ambiance se dégrade aussi à la maison. La grande soeur sort avec "un Français", et doit déménager sous la pression du grand frère... qui lui-même s'est mis à dealer. Cerise sur le gâteau, tous réalisent que le petit dernier de la fratrie est devenu sourd à cause d'une otite mal soignée. Les parents, désemparés, ferment les yeux en espérant que l'orage passe : pas besoin d'affronter des problèmes qu'on refuse de voir. Au milieu de tout cela, Saïd file droit, sans faire de vagues, et décroche dans l'indifférence générale. Puis vient le moment où vous me suggérez de nominer Il faut sauver Saïd dans la Sélection Larmes de Rasoir, mention Prozac D'Or...
... mais en fait, non merci, ce ne sera pas la peine !
Perdu dans la jungle du collège, Saïd s'accroche à tout ce qu'il peut pour survivre : un cahier, dans lequel il garde une trace des événements majeurs de son quotidien et quelques définitions de mots nouveaux, son meilleur copain Antoine, un prof autoritaire baraqué _et donc rassurant pour qui ne cherche pas les noises. Ces soutiens sont peu nombreux, mais ils seront indéfectibles et contribueront à la note positive apportée dans les dernières phrases du roman. Habiter dans une cité, aller dans un collège "mal famé", voir son ami mener une existence plus reposante dans la zone pavillonnaire, cacher qu'on est cousin avec la terreur du quartier, qu'on est le frère d'une petite frappe, constater la faiblesse de ses parents... tout cela n'est pas simple, mais tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir comme on dit. De tout façon, se retrouver dans un tel bourbier ne laisse pas le temps de pleurnicher sur son sort !
Bien qu'il compte maintenant une petite quinzaine d'années, cet ouvrage de Brigitte Smadja, auteure majeure de la littérature pour la jeunesse, sonne toujours aussi juste et dépeint vraiment pas mal le choc que vivent certains élèves lors de leur rentrée en sixième. Par rapport à d'autres romans pour la jeunesse qui me sont tombés sous la main, et qui sont par ailleurs très intéressants _je pense à Comment j'ai survécu à la sixième (Marion Achard) et Enfin la sixième ! (Fabrice Colin), il a l'avantage de comparer le fonctionnement de l'école primaire avec celui du collège.
Si le procédé du "cahier-journal de bord" nous permet de comprendre de l'intérieur l'évolution du héros, d'abord nostalgique, puis perplexe et enfin fataliste, il nous donne l'occasion de découvrir tous les drames auxquels un enfant peut assister dans un collège sans que les adultes ne s'en rendent compte ! C'est ainsi qu'on assiste en spectateur au décrochage progressif d'un jeune pourtant déterminé à réussir quelques mois plus tôt. Même si c'est une fiction, Il faut sauver Saïd a de quoi nous faire réfléchir...
Un film du même nom est sorti en 2007 ; je serais assez curieuse de le voir pour travailler dessus avec les élèves, éventuellement. Mais il semble assez difficile à trouver, que ce soit en streaming, en achat VOD/DVD à un prix abordable, ou même en médiathèque. Si vous connaissez une piste (légale de préférence, mais bon, je suis pas raciste), faites-moi signe !
Brigitte SMADJA. Il faut sauver Saïd. L'Ecole des Loisirs, 2003. Coll. "Neuf". 93 p. ISBN 2211072445. Illustration de la couverture : Alan Mets.
Lorsque vous êtes un minimum concerné par les métiers du livre, vous prêtez forcément beaucoup plus d'importance à la manière dont sont décrites les bibliothèques et autres CDI dans les œuvres de fiction. Parfois, on ressort bien songeur de notre lecture ; parfois on rigole bien ! Dans tous les cas, c'est intéressant.
Aujourd'hui, prenons l'exemple du manga shônen Negima ! Le maître magicien crée par Ken Akamatsu, également auteur de la célèbre série Love Hina. Une grande partie du tome 2 se déroule dans une bibliothèque assez particulière _mais ne le sont-elles pas toutes un peu ?
Contexte : Negima ! Le maître magicien -Ken Akamatsu Du haut de ses dix ans, Negi Springfield a déjà son diplôme de magicien en poche. Il ne lui reste plus qu'à effectuer une année de stage pour le valider. Où va-t-on l'envoyer, et pour quelle mission ? La réponse ne tarde pas à se faire connaître : Negi est affecté en tant que professeur d'anglais dans une école japonaise pour quelques mois. Comment va-t-il s'en sortir face à une classe de filles qui pourraient être ses grandes sœurs ? Réussira-t-il à cacher ses talents de magicien à ses élèves ? A-t-il les épaules assez larges pour assurer son poste ? Vis ta vie de prof sans formation... Ca ne vous rappelle rien ?
A situation improbable, aventures extraordinaires ! Les filles de la classe de 2-A s'interrogent d'abord sur la présence de ce gamin assis au bureau, mais en font rapidement leur mascotte... ce qui donne une relation élève - enseignant qu'on ne souhaiterait à aucun collègue ! Negi se lie rapidement avec Asuna, une délurée de treize ans quelque peu agressive et amoureuse de M. Takahata, un autre prof du collège méchamment sensible aux énormes poitrines de ses élèves. Le magicien stagiaire ne peut lui cacher ses pouvoirs très longtemps, mais sa nouvelle copine - élève (avec qui il dort régulièrement, tout va bien) lui promet de tenir sa langue. Oh, pas d'inquiétude à avoir pour le petit Harry Potter version manga ! Après quelques heures de cours, une nuit passée auprès du groupe des "Baka Rangers" de la 2-A, une séance de bains collectifs où il se fera savonner dans tous les coins par ses cinquièmes, et une partie de balle au prisonnier contre des lycéennes en mini-jupe bien équipées du soutif... il ne peut que bien s'intégrer !
La bibliothèque de tous les dangers
Vous l'aurez compris, ce shônen un chouïa malsain a d'abord pour objectif d'amuser son lectorat en usant des gags où des filles de treize ans se retrouvent à poil, pour la plus grande gêne de leur prof pré-pubère qui ne s'attendait pas à cette éducation sexuelle accélérée. Chacun son humour ; nombreux sont ceux qui riront aux éclats, mais pour ma part tous ces dessins de gamines dénudées me mettent un peu mal à l'aise. Peut-être parce que je travaille avec des collégiens ? Ou parce que les années m'ont rendue prude et rabat-joie... Peu importe, Negima 1 et 2 mérite qu'on s'y intéresse pour deux raisons : d'une part, il parle d'un enseignant débutant qui s'interroge sur les finalités de son métier et sur les moyens de remplir correctement sa fonction en tenant compte de sa personnalité, de ses points forts et de ses faiblesses. D'autre part, il y est question d'une bibliothèque ! Ouais, faudrait pas oublier pourquoi on est là !
La 2-A est une classe de brêles et de feignasses ; or les examens approchent, et les filles sont bien parties pour être les dernières au classement si elles ne se mettent pas au boulot très prochainement. Alors elles décident de jouer le tout pour le tout : partir en expédition sur l'île bibliothèque (ouais, carrément !) pour récupérer LE livre qui rend intelligent !
Ca a de la gueule !
Dans Negima !, l'accès à la culture n'est pas sans danger !C'est peut-être pour cette raison que tout le monde est aussi con. Construite au milieu de XIX° siècle, "en même temps que l'école", nous explique une gamine un peu perchée, cette bibliothèque est juste "la plus grande bibliothèque du Monde". Elle est visiblement interdite aux humains de manière générale, hormis les universitaires (mais sont-ils vraiment des humains, ceux-là ?), et s'inscrit plus dans une fonction de conservation d'oeuvres rares venues d'un peu partout. Pour Ken Akamatsu, une bibliothèque tient plus du "temple du livre" que du "learning center". Voilà pourquoi nos "Baka Rangers" attendent la tombée de la nuit et prennent le risque de se mouiller les pieds pour atteindre l'entrée secrète qui les amènera aux nombreuses salles de lecture en sous-sol ! "Ouah, qu'est-ce qu'il y a comme livres ici, c'est génial !", diront alors Negi et les filles, subjugués. Oui bon, la plus grande bibliothèque du monde reste une bibliothèque, hein !
Lorsque les flèches jaillissent des rayons, les petits intrépides comprennent que la rigolade est finie : là bas, le libre accès n'existe pas ! Qui touche un livre se fait planter aussitôt ; une bonne arbalète vaut tous les portiques du monde. Munie d'un plan, Yue décrète que leur Graal, ce fameux livre "qui rend intelligent" se trouve au onzième sous-sol...
Evidemment, personne n'a pensé à noter la cote ! Comment peut-on conserver des livres dans une atmosphère aussi humide ! Perso j'en ai vu moisir pour moins que ça !
Après l'effort... Cette dernière étape deviendra le théâtre d'une course poursuite à travers les rayons et d'une épreuve d'escalade des étagères à la force des bras. Après quoi Negi et ses copines élèves trouveront enfin THE bouquin bien caché dans une salle secrète _et protégé par un golem !
Le gardien de pierre ne leur laissera récupérer le livre qu'à une seule condition : que les filles écoutent bien ses questions d'anglais et y répondent en utilisant un immense plateau de Twister (?). La petite interro va donc devenir une vaste partie de "pied gauche / main droite" qui nous permettra d'apercevoir le cul d'à peu près tous les personnages féminins sans avoir rien demandé.
Comme elles sont mauvaises, les "Baka Rangers" se vautrent sur l'une des questions et n'obtiennent pas le livre ; par contre, elles découvrent avec joie une facette méconnue de ce lieu magique : "la bibliothèque étincelante". Disons pour simplifier qu'il s'agit d'une piscine naturelle chauffée où on peut lire des bouquins sur des transats. Les filles elles-même s'étonnent qu'il y ait de la bouffe et des toilettes ; et comme elles ne se sont pas lavées depuis deux jours _descendre onze sous-sols demande du temps_, elles sont bien contentes de pouvoir prendre un bain.
"Je suis à la bibliothèque, je te rappelle plus tard"
Pas de souci, hein, les filles arriveront sortir indemnes de l'île bibliothèque, réussiront leurs exams et le manga pourra suivre son cours ! Mais il est intéressant de constater que, sur les deux premiers tomes, la partie la plus "sportive" et la moins débile reste cette expédition au pays des livres. En conclusion : tous à la biblio !
Edition utilisée ici : KEN AKAMATSU - Negima ! Le maître magicien. Volume double #1. Pika Editions, 2013. ISBN 978-2811612702
Oui oui, vous avez bien compris : vous allez vous bouffer toute la série ! :)
"C'est encore loin ?
_ Ta gueule !"
Où est-ce qu'on en était ?
A la fin de "Serments et deuils", Fitz et son drôle de clan d'Art étaient sur le point de partir vers les contrées d'Outre Mer afin d'accompagner le prince Devoir dans sa quête. Souvenez-vous : lors de leurs fiançailles calamiteuses organisées à Castelcerf, la narcheska Elliania* lui avait lancé le défi d'aller sur l'île d'Aslevjal** pour y couper la tête de Glasfeu, un dragon prisonnier des glaces.
Ce onzième tome s'ouvre sur les appréhensions de notre bâtard royal préféré à l'aube de son grand départ, et se poursuit avec le très long et fastidieux voyage en mer jusqu'aux terres de la fiancée du prince _si tant est qu'on puisse l'appeler ainsi. Seuls les derniers chapitres du "Dragon des glaces" auront pour décor les paysages outrîliens... Comme le laisse entendre Fitz à plusieurs reprises, rien n'est plus triste et ennuyeux que chevaucher les vagues des jours durant ; à plus forte raison lorsqu'on est ballotté au fond d'une cale. Ce n'est pas Lourd qui dira le contraire : malgré sa difficulté à comprendre l'environnement dans lequel il vit, l'homme fait partie du convoi exceptionnel car la puissance de son Art le rend indispensable au clan. Son importance est telle qu'on ne prête nulle attention à ses angoisses et à son mal de mer, pour son plus grand malheur ; aussi Fitz devra-t-il jouer les garde-malades en mer comme sur terre. Cloué à la cabine du jeune homme simple d'esprit comme une chèvre à son piquet, il aura tout le temps de se morfondre, de s'inquiéter pour tous ceux qu'il laisse derrière lui : Heur, Ortie, et surtout le Fou, mesquinement exclu du voyage par Umbre. Une fois à terre, d'autres sources de préoccupation s'ajouteront aux siennes ; les îles d'Outre Mer ne sont pas les Six-Duchés ! Les clans se tirent tous dans les pattes et la délégation de Castelcerf n'est la bienvenue que pour celui du Narval, représenté par la grand-mère de la jeune Elliania. Personne ne s'attendait à poser le pied sur des côtes clairement hostiles, et ce nouveau paramètre change la donne pour tout le monde, y compris pour ce "vieux renard" calculateur d'Umbre.
Pas de doute, ce n'est pas dans cet avant-avant dernier épisode de la série que vous perdrez le souffle en lisant des scènes de baston, des courses poursuites dans les combles du château ou autres attaques des pirates. Place à l'espionnage, à la force mentale et au pouvoir des rêves !
Après on s'étonne qu'Elliania soit piquante !
ATTENTION SPOILER !
Vis tes rêves, mais pas trop quand même !
Fitz a du faire bien des concessions dans sa vie pour défendre les intérêts du trône des Loinvoyant ; mais lorsqu'il s'agit de sa fille, il reste intraitable. Bien sûr que la jeune Ortie, dotée d'une magie d'Art aussi puissante que celle de son "cousin" Devoir, pourrait apporter toute sa force au clan du prince ; mais elle perdrait gros : sa vie tranquille loin des dangers de la cour, et surtout sa famille. Est-il souhaitable qu'elle découvre que Burrich n'est pas son vrai père ? Rien n'est moins sûr. Pourtant, sans avoir jamais appris à gérer ses dons, Ortie a développé un pouvoir bien précis : celui de modifier les rêves des autres ; et devinez quoi ! elle va sauver Lourd du désespoir, à la demande de Fitz, et le débarrasser de son mal de mer en intervenant sur son sommeil, à travers la rêverie.
Est-ce que je vous ai dit que les scènes d'actions manquaient, dans "Le dragon des glaces" ? C'est faux : il y en a dans les rêves qu'Ortie et son "vrai" père partagent. Mais à trop la solliciter, celui qu'elle appelle "Fantôme de Loup", et dont elle n'a qu'une image onirique faussée, pourrait bien l'entraîner sans le vouloir au devant des pires dangers... Les dernières scènes de ce tome mettront d'ailleurs Fitz au pied du mur et son prince lui demandera des comptes sur cette fille qui, en sauvant Lourd, s'est faite remarquer par tous les membres du clan. Si seulement le petit homme savait tenir un minimum sa langue ?
"Mais quel con !"
Des baffes !!
Même si la toute jeune Malta et le Gouverneur Cosgo avaient suscité, pour ma part, une violente aversion dans Les Aventuriers de la Mer, jamais je n'avais été autant agacée par certains personnages dans L'Assassin Royal. Ah, si : Royal et Galen ! Mais ça date. Robin Hobb traite tellement bien son "huis clos sur navire" _après la partie de Cluedo à la cour, dans "Serments et deuils", qu'elle nous transmet les envies de meurtres qui nous passent par la tête lorsque traîne quelques semaines durant aux côtés de trois mêmes pelés qu'on n'a pas forcément choisis. Dans l'ordre, j'ai eu envie de baffer Leste, le fils mythomane de Burrich, insolent et fourbe comme pas deux. Fier à outrance de sa magie du Vif, on a presque envie de re-légitimer l'assassinat des vifiers à Castelcerf rien que pour lui. Maintenant habitué à son rôle de prof, Fitz saura garder son calme.
Pas très loin derrière lui, Umbre joue les connards de première et se gausse du malaise de l'assassin royal lorsqu'il doit se résoudre à révéler à son prince l'identité d'Ortie. Insupportable.
Lourd porte particulièrement bien son nom dans cette tranche de l'histoire : pris de mal de mer, il passera la première partie du voyage sur le pont... et y chopera une bonne crève, forcément. Alors il passera ses nerfs sur Fitz, parce que c'est forcément sa faute tout ça ; et entre deux reniflements, il lui mettra les bâtons dans les roues autant que faire ce peut. Des baffes, tiens !
Enfin, Trame. "Bah, mais il est tout gentil !". Oui, justement, il en fait trop alors qu'on lui demande absolument rien. A chaque fois, le vifier et sa mouette réussissent à se mettre ces grincheux de Leste et de Lourd dans leur poche en moins de trente secondes, et c'est terriblement énervant au regard des efforts du héros qui ne parvient pas à se faire respecter d'eux. A trop jouer le père de tout le monde, Trame en devient pénible, sinon douteux. Allez, des baffes aussi ! C'est gratuit !
Une société matriarcale
Attention, la délégation de Castelcerf débarque en terre inconnue, avec des valises de préjugés et des fantasmes exotiques bien précis : ça ne va pas être triste. Déjà, Zylig est une ville aussi dégueulasse que sa bouffe _essentiellement basée sur le pâté de poisson. Ensuite, Devoir et ses proches comprennent vite qu'ils ne sont pas en totale sécurité étant donné qu'on les a logés dans la maison forte avec la surveillance qui s'impose. Enfin, ces gens n'ont pas le même sens de l'accueil que les gens des Six-Duchés : selon eux, fournir la bouffe à des invités revient à les considérer comme faibles et incapables de se nourrir seul. Par conséquent, chaque arrivant prévoit sa gamelle, parce que c'est ça aussi, le respect !
Mais surtout, la grande différence entre les îles d'Outre Mer et les Duchés réside dans l'organisation hiérarchique de la société : puisque les hommes font les marioles en mer toute l'année, ce sont les femmes qui détiennent le pouvoir sur terre, et pas qu'un peu. Si Robin Hobb avait déjà laissé entendre la pertinence d'une société matriarcale lorsqu'elle nous racontait Terrilville dans Les Aventuriers de la Mer, elle la met en scène sans rien laisser au hasard dans L'Assassin Royal. Bien qu'elle n'invente rien _ le mythe des Amazones (les copines de Xéna) ne date pas d'hier, elle recrée ,sans s'appesantir sur les détails, une société où les femmes ont acquis un ascendant sur les hommes ; de plus, elle parvient à traduire avec justesse le regard des hommes de Castelcerf sur ce "monde à l'envers". Cerise sur le gâteau, elle s'éclate en attribuant exclusivement la liberté sexuelle aux femmes, dès lors tout à fait libres de choisir le partenaire qu'elles souhaitent sans que l'homme ait clairement son mot à dire. Fitz ne se sortira de ce dangereux guêpier qu'en faisant croire à une demoiselle qu'il a trop envie de chier pour lui faire l'honneur de coucher avec _argument simple et efficace, tandis que le vieil Umbre se pliera sans broncher aux mœurs des îles.
Notre seul regret sera que Robin Hobb ne nous ait pas dessiné une petite cartographie des îles d'Outre Mer, dans le style de celle des Six-Duchés, que l'ont peut lire à l'ouverture de chaque volume. Elle nous a été bien utile par le passé ! Enfin, c'est plus facile à dire qu'à faire, et j'ai qu'a la tracer moi-même si ça me manque tant, me direz-vous.
"Le dragon des glaces" plaira aux fans de la première heure, mais pourra se révéler ennuyeux pour les lecteurs qui n'apprécient pas la branlette de méninges _mais est-ce qu'on arrive au tome 11 de L'Assassin Royal si on n'aime pas ça, ne serait-ce qu'un peu ?... Le meilleur moment de ce livre ? La dernière phrase, tout simplement. Sachez-le, ça vaut la peine de bien lire jusqu'au bout !
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*Gnagnagna, c'est un peu chiant à prononcer ! Voilà, c'était la note de pas de page foireuse, désolée !
** Bon bah j'ai perdu une dent !
Edition utilisée ici :
ROBIN HOBB. L'Assassin Royal 11 - "Le dragon des glaces". Trad. A. Moustier-Lompré. Editions France Loisirs, 2007. Coll. Piment. 404 p. ISBN 2-7441-8735-6
Lorsque nous étions en sixième, notre professeur de français (et musique) nous avait fait écouter un enregistrement sur cassette du Petit Prince de Saint-Exupéry ; je crois qu'il s'agissait d'une lecture de l'oeuvre par Gérard Philipe, mais je n'en suis pas bien sûre. Toujours est-il que, grâce à ces trente minutes d'écoute, nous avions pu découvrir quelques unes des mille et unes surprises que nous cachaient le petit bonhomme blond dessiné sur les billets de cinquante francs...
A l'issue de cette nouvelle expérience de lecture d'oeuvre, les avis avaient été mitigés ; si beaucoup n'avaient pas osé exprimer leur perplexité, leur trouble ou leur admiration, Bruno n'avait pas caché son exaspération en poussant un bruyant soupir. Il fallait vraiment que l'ennui ait eu raison de lui car il n'était pas insolent. Alors que nous nous attendions tous à une réaction explosive du prof, qui incarnait un peu la vieille école rigide, mais juste et sans abus ! _contrairement à ce connard de vieux Magnol qui, dans la salle voisine, giflait à tour de bras en toute impunité, il lui avait calmement demandé de nous faire partager le fond de sa pensée.
"Bah, c'est pour les petits !" avait simplement rouspété Bruno dans un haussement d'épaules qui voulait dire "on a déjà perdu la moitié de l'heure, n'est-ce pas suffisant ?". Oh, ce n'était pas un bouffon ; juste un garçon pragmatique qui n'aimait pas trop sortir des clous. Au collège, on bosse, point barre, sinon à quoi bon ?
Comme ses voisins s'étaient enhardis et avaient envoyé un florilège d'interventions allant dans le même sens, le prof avait conclu par quelques paroles énigmatiques : "Relisez-le plus tard, car cette histoire peut se comprendre de différentes manières. En fonction de qui on est, de ce qui nous touche, et de l'âge qu'on a. Vous êtes indifférents au Petit Prince ? Soit vous avez effectivement passé l'âge, soit vous êtes encore trop jeunes." Bon, je ne le cite pas mot pour mot, car ça remonte un peu tout de même, mais l'idée générale est là.
Croyez-le ou non, je n'ai jamais (re)lu le Petit Prince de Saint-Exupéry, bien que l'occasion se soit présentée, et je serais bien en peine de dire pourquoi. Mais je reste persuadée qu'il est extrêmement difficile d'intéresser des enfants de plus de dix ans à des histoires où rêverie, poésie et autres animaux parlants priment sur une action échevelée et des intrigues sentimentales. Difficile, pas impossible, hein ! On est d'accord ! Je dis simplement que ça demande un vrai travail en amont. C'est pourquoi j'ai été très surprise en début d'année dernière qu'une élève de sixième suggère pour le CDI le roman Coeur d'Encre. Elle avait des étoiles plein les yeux. Vous ne voyez pas encore le rapport avec le Petit Prince j'imagine ? C'est normal.
L'histoire
Meggie vit avec son père Mortimer, alias "Mo". Elle partage avec lui sa passion de la lecture et des belles histoires. Comme l'homme est relieur, la maison est envahie de livres : voilà qui tombe bien. Les jours s'égrènent dans le bonheur le plus parfait pour cette fillette, qui n'irait pour rien au monde troquer ce cocon familial tranquille et féerique contre une vie plus palpitante. Elle sent bien que son père lui cache quelque chose : il est soucieux de la maintenir un peu à l'écart de la société et ne lui donne jamais clairement la raison de leurs déménagements fréquents. Mais peu lui importe : tout ce qu'elle voudrait, c'est que Mo lui lise des histoires. Or, d'aussi loin qu'elle se souvienne, il n'a jamais accepté de lire un livre à voix haute et ça, ça l'intrigue un peu.
Hélas, une telle quiétude ne pouvait durer éternellement. Doigt de Poussière et sa martre à cornes font irruption chez Mo au cours d'une nuit pluvieuse, sonnant le glas de leur existence sans vague. En saisissant des bribes d'une conversation entre les deux hommes, Meggie comprend bien vite que l'énergumène partage avec son père de lourds secrets. Elle devine d'instinct que sa visite va donner un nouveau sens à leur vie. Bingo ! Le lendemain matin, tout ce petit monde quitte la maison en direction de celle de la "tante Elinor", une dame solitaire au caractère bien trempé, amie des livres elle aussi...
Les mystères ont beau avoir un côté excitant pour une fille débordante d'imagination, l'agacement lui picote les entrailles : quand Mo va-t-il lui expliquer ce qu'il se passe ? Toujours évasif sur la disparition de sa mère neuf ans plus tôt _elle en a maintenant douze, il refuse de reconnaître qu'il prend la fuite devant quelqu'un dont il a peur. Quelqu'un que Meggie ne connaît que de nom : Capricorne. Qui est-il ? Que lui veut-il ? Pourquoi Doigt de Poussière, ce talentueux cracheur de feu dont elle n'avait jamais entendu parler jusque là, en sait-il plus qu'elle ? Pourquoi sa martre de compagnie porte-t-elle des cornes ? Pourquoi Mo a-t-il emballé aussi soigneusement que précipitamment un livre qu'elle n'a pas le droit de feuilleter ? Aujourd'hui, elle veut savoir ; et en même temps, pas vraiment, car elle a très peur de ce qu'elle pourrait apprendre...
ATTENTION SPOILER
Poésie et stress ambiant Pas de doute : ce roman sur la lecture et ses pouvoirs est aussi terrifiant que magique !
Le voyage qui les emmène vers la demeure d'Elinor marque une rupture entre le monde réel et un univers merveilleux à la fois séduisant et terriblement dangereux. La bulle d'insouciance dans laquelle Meggie s'est blottie éclate brutalement lorsque Mo se fait enlever à la nuit tombante par de sinistres inconnus, alors que Doigt de Poussière fait diversion en lui démontrant ses talents de cracheur de feu. Seule sous la responsabilité de sa vieille tante plus attachée aux bouquins conservés dans sa maison qu'à sa famille, elle a l'impression de vivre un cauchemar éveillé et nous y entraîne inexorablement. En effet, l'écriture imagée de Cornelia Funke nous permet de partager (un peu trop bien) son malaise : si Coeur d'encre est un roman dont la poésie peut donner la nostalgie de nos premières années, il en ressuscite aussi toutes les terreurs qui les caractérisent ! Ainsi aura-t-on droit aux ombres maléfiques, aux incendies ravageurs, à l'exposition d'animaux morts ou agressifs, à l'angoisse de la disparition des parents et à la suspicion d'abandon, aux menaces à l'arme blanche, à l'enfermement dans une chambre noire (et humide).
Ces joyeusetés seront à tous les coups relayées par une poignée d'avatars de la peur pleins de méchanceté... et de faiblesses. A l'image de Capricorne, le big boss des méchants, qu'on fantasme à loisir avant de pouvoir tomber nez-à-nez avec lui. Au fait, qu'est-ce qu'un horrible comme lui peut-il vouloir au doux Mortimer, au juste ? Sa langue ! Il se trouve que Mo a un don qu'il ne maîtrise pas du tout mais qui pourrait se révéler bien utile : il lit tellement bien qu'il est capable de faire surgir dans le monde réel tout ce qui est écrit dans un livre. Capricorne et sa bande ont bien compris qu'ils pouvaient ainsi s'enrichir : les histoires de trésors cachés ne manquent pas, après tout... Ils sont prêts à bien des malices pour avoir à leur botte ce papa poule qu'ils surnomment "Langue Magique".
Ajoutez à cela des lieux glauques et des geôles inconfortables comme il se doit, des subalternes aussi violents que superstitieux et / ou abrutis, tels que le flippant Basta et son grand couteau, des voitures en panne d'essence au mauvais moment et une police qui ferme les yeux pour ne pas mettre les pieds dans le sombre Village de Capricorne...
Pour Meggie, cette épopée prend vite la tournure d'un voyage initiatique : séparée de son père pour la première fois de sa vie, elle entre dans le monde des adultes par la porte du local à poubelles et fait successivement l'apprentissage de la trahison, de la brutalité physique et même de la violence verbale. Au revoir le pays des Bisounours, et bienvenue dans les contrées cramées, mais non moins fictionnelles, de Basta, Nez-Aplati et leur grand chef. L'héroïne apprendra autant des autres que d'elle-même, et découvrira même sa propre dualité en passant l'expérience du mytho, en jouant des pieds et des mains, et se révélant même un peu jalouse de sa mère disparue.
Coeur d'Encre a été adapté en film en 2009
Le pouvoir des mots Passée l'angoisse qui prend le lecteur aux tripes, on remarque que Coeur d'Encre est avant tout un éloge complet de la lecture. Est-ce un second niveau d'interprétation accessible seulement au lecteur adulte ? Pas tout à fait, même si cet aspect m'a fait penser au Petit Prince dont je parlais plus tôt, avec ses profondeurs cachées derrière des éléments d'histoire destinée aux jeunes enfants.
Non, dans ce roman publié par l'illustratrice et écrivaine allemande Cornelia Funke, le pouvoir des livres et de la lecture est tout de même explicite ! Mo la "Langue Magique" et sa fille en sont les témoins : convoités par Capricorne parce qu'ils savent lire, et bien lire, ils savent que leur vie ne sera pas menacée tant qu'on aura besoin d'eux. D'ailleurs, ils jouent autant qu'ils le peuvent de leur avantage, en utilisant notamment une écriture codée pour communiquer à leur aise lorsqu'ils sont séparés. Leurs opposants, eux-même sortis tout droit d'un livre, ne savent pas lire, ou mal : leur auteur y a veillé, et c'est pourquoi il n'a jamais peur d'eux. D'un coup de crayon, il peut les anéantir et ne se gêne pas pour le leur rappeler.
L'écriture, la lecture, le savoir sont définitivement les meilleures des armes : voilà ce que Cornelia Funke, qui est aussi l'auteure des jolies illustrations qui clôturent les chapitres, a voulu dire à ses jeunes lecteurs. A présent, il va falloir mettre ce délicieux petit pavé de six cent pages entre les mains d'élèves qui ne sont pas convaincus par la force des mots. En évitant de leur dire que c'est l'histoire d'une fille qui adore lire des contes, qui a plein de livres chez elle mais qui fait un peu la gueule parce que son père ne veut pas lui lire d'histoires... Honnêtement, je ne sais pas trop comment je vais vendre la camelote, là... mais j'espère vraiment que je vais y arriver, parce que ça vaut le coup...
Coeur d'Encre est le premier roman d'une trilogie ; suivent Sang d'Encre et Mort d'Encre. Si beaucoup sur la toile affirment qu'il est accessible dès dix ans, je le verrais plutôt sous les yeux des collégiens... ou même des plus grands. Je pense qu'à douze ans, j'aurais eu peur de passer pour une bouffonne en empruntant un livre qui parle de livres, mais c'est un point de vue personnel. On appréciera les nombreux rebondissements qui prouvent qu'un roman sur la lecture peut aussi regorger d'action ! Que les plus ou moins jeunes s'y plongent, ne serait-ce que pour profiter des courts extraits littéraires qui ouvrent chaque chapitre.
Edition utilisée pour illustrer ce billet :
FUNKE, Cornelia. Coeur d'Encre. Folio Junior, 2010. Trad. Marie-Claude Auger. 672 p. ISBN 9782070622085.
D'un jour à l'autre, on se révèle plus ou moins bien inspirés lors de nos prises de décisions, d'initiatives ou de paroles : ce n'est pas FitzChevalerie qui nous dira le contraire. La lecture du dixième tome de l'Assassin Royal, "Serments et deuils" ne manquera pas de nous rappeler, à plusieurs reprises, à quel point il est frustrant de ne pouvoir remonter le temps pour gommer un acte commis dans la précipitation ou une parole maladroite. Depuis le début de la série, c'est sans doute cette partie de l'épopée des Loinvoyant qui met le plus à mal l'affect de la fine fleur de Castelcerf : confinés en attendant l'arrivée du printemps et le départ du Prince Devoir pour sa quête insensée du dragon Glasfeu, la reine Kettricken, Umbre, Astérie et les autres font tourner en bourrique le "Bâtard au Vif", qui ne sait plus où donner de la tête ! Entre conflits d'intérêt, souci du peuple, desseins personnels et loyauté envers la famille royale, il n'est pas besoin de braver la montagne ou la forêt pour tourmenter son âme : rester dans l'enceinte du château suffit. Rien de tel qu'on bon huis clos bien malsain pour faire resurgir et mijoter les vieilles rancoeurs...
Où est-ce qu'on en était ?
Les Secrets de Castelcerf s'était achevé sur le défi lancé au prince Devoir par sa fiancée Outrîlienne Elliania de se rendre sur l'île d'Aslevjal au printemps suivant pour y couper la tête du légendaire dragon Glasfeu. En attendant que les beaux jours reviennent, Fitz a de quoi occuper son hiver _car oui, il fera évidemment partie de l'expédition_ : dénicher les vifiers espions présents à la cour, en finir avec Laudevin et les autres Pie, remettre son fils sur le droit chemin, constituer et surtout former le clan d'Art du prince !
Ce programme déjà chargé sera plombé d'une série d'embûches plus ou moins prévisibles ; Fitz a perdu la moitié de son acuité sensorielle en même temps que son compagnon de Vif, ce qui le met en difficulté. De plus, il va être une fois de plus victime d'un de ses violents accès de colère et tuera trois ennemis d'un coup, manquant d'y laisser sa peau par la même occasion. Mais on se souvient que l'assassin royal est déjà ressuscité deux fois par le passé, et comme on le dit souvent : jamais deux sans trois !
D'artiseur imparfait, l'homme-lige des Loinvoyant va devenir contre son gré professeur et chef d'orchestre d'un clan d'Art bancal composé du prince, d'un serviteur handicapé mental et d'Umbre. Heur ne s'assagit pas, bien au contraire ! Sa relation avec la jeune Svanja lui donne des ailes et il est tenté de s'envoler loin de ses motivations premières, à savoir l'apprentissage du métier d'ébéniste. ATTENTION ! Les prochains paragraphes donnent des informations sur la suite de la série !!
Révélation, Hésitation, Fascination, Acceptation : le tome de toutes les différences
"Ca va parler de nous ??"
Euh non non, c'est juste pour la blague !
"Ok, bah on repart, hein !!"
A plusieurs reprises, j'ai regretté que Robin Hobb fasse le choix de prêter à ses personnages principaux des attitudes particulièrement bienveillantes et des propos trop bien pensants ; mais ce n'est pas le cas ici. Fitz est confronté à deux situations où son ouverture d'esprit est sollicitée, et à deux reprises, c'est un fiasco _il essaiera de redresser le tir, hein ! c'est quand même un gentil_ : la déclaration d'amour du fou, qu'il repoussera sans ménagement et sans cacher son dégoût à se savoir aimé d'un gars (à supposer que c'en soit un), et l'inclusion de Lourd, un serviteur déficient mental, dans le clan d'Art qu'il est censé former autour du Prince Devoir. L'assassin royal se déroule dans un univers médiéval où il eût été difficile d'imaginer des types gay friendly et soucieux d'intégrer à la cour les personnes porteuses de handicap. On ne s'étonnera pas que Fitz essuie des remarques homophobes et que Lourd se fasse racketter par ses pairs dans l'enceinte-même du château. Or la phase d'acceptation viendra contre toute attente, et c'est pourquoi les livres de Robin Hobb savent nous redonner la patate en quelques lignes ; Devoir et Fitz s'adapteront progressivement à leur compagnon artiseur et le prendront rapidement sous leur aile pour améliorer ses piètres conditions de vie.
Les leçons d'Art racontées par l'auteur seront l'occasion de peindre des portraits psychologiques profonds des personnages sans que cela nous paraisse fastidieux ; en particulier celui d'Umbre Tombétoile, l'ancien mentor de Fitz que l'on suit depuis les tout premiers chapitres de la saga mais que l'on découvre ici sous ses aspects les plus noirs : ambitieux et avide de pouvoir, refusant de vieillir, compétiteur, calculateur, capable de vendre père et mère pour arriver à ses fins. On savait depuis toujours qu'il n'avait aucun scrupule à mener son apprenti assassin pour "la bonne cause", mais dans Serments et deuils, il devient carrément antipathique.
Contrairement à la reine Kettricken qu'il conseille _mais dont il jalouse de plus en plus le trône, l'empoisonneur semble avoir beaucoup de mal à masquer son mépris des vifiers, également nommés membres du "Lignage". Faire venir à la cour des sujets porteurs de cette "magie" lui paraît saugrenu et dangereux ; il est vrai que, dans cet univers cruel où un homme est acclamé en héros parce qu'il a tué trois hommes pour une "bonne raison", la souveraine donne l'impression de sortir tout droit du monde des Bisounours. Son discours politique est une suite de mesures totalement désintéressées, plus symboliques de tolérance et d'égalité les unes que les autres ! Encore une fois, on fait fi des différences et on apprend à vivre ensemble ! Youhou, deux ou trois licornes pailletées et le tableau sera parfait !
Je ne sais pas si les lecteurs de L'Assassin royal auront un avis unanime à ce sujet _et si ce n'est pas le cas, tant mieux ! mais la conversation houleuse entre Fitz et le Fou est à mon sens la plus émouvante sur les dix premiers tomes. D'une part, parce que le Bâtard au Vif avoue qu'il perd pied en comprenant qu'il ne connaîtra jamais à cent pour cent son seul véritable ami, et d'autre part parce que la déclaration d'amour du Fou est à la fois sobre et déchirante de désespoir.
"Nous aurions pu vivre toute notre existence sans avoir cette conversation. Tu viens de nous condamner à ne jamais l'oublier"
Malgré la stagnation des aventuriers à Castelcerf, la tension ne se relâche pas et les épées sortent des fourreaux sans se faire prier quand c'est nécessaire. Les différentes formes de magie se téléscopent jusque dans les rêves de Fitz et de sa fille Ortie. Il ne manque plus que les dragons ! Mais ça, c'est pour le prochain épisode... A suivre mais sans se précipiter, car il ne reste plus que trois volumes à lire avant la fin...
Robin Hobb. L'Assassin Royal 10. "Serments et deuils". 2003, parution française en 2004
Présente édition : Editions J'ai Lu, Coll. "Fantasy", 2014. 412 p. ISBN 978-2-290-34439-2