dimanche 28 septembre 2014

Cesare 1 - Fuyumi Soryo (2013)


L'année dernière, avec les collègues du Réseau de Documentalistes du District, nous nous étions échangé des BD de nos CDI respectifs pour les faire connaître à nos élèves. Ma tutrice, qui travaille dans un collège voisin du mien, avait proposé des adaptations de Stendhal et de Victor Hugo en manga. Nous-même possédions Phèdre et Le Cid en vignettes noires et blanches. L'idée n'était pas mauvaise, au contraire, mais les élèves n'y ont pas touché. A vrai dire, moi non plus ; ceci explique peut-être cela. On n'imagine pas à quel point la manière dont on présente les livres aux enfants influence leur envie de les découvrir.

Du coup, je me suis intéressée à une nouvelle série historique réalisée par Fuyumi Soryo, auteure jusqu'alors connue pour sa bonne disposition à dessiner des chevaux : Cesare.


Tapez 1 si vous pensez qu'elle essaye de ramasser son stylo qui a roulé sous le canapé.
Tapez 2 si vous pensez à la même chose que moi.


L'histoire 

L'Italie de la fin du XV°siècle est ballottée entre les mains crochues de quelques familles rivales : les Médicis, les Borgia et les Della Rovere. Toutes les trois se battent pour accéder au pouvoir et entraîner la chute des deux autres ; il va sans dire que les coups en douce, les morts "accidentelles" et les disparitions "mystérieuses" fusent de toute part, sans qu'aucune ne parvienne à prendre l'ascendant. Malgré l'éclosion des idéaux de la Renaissance italienne, du triomphe de l'Homme et bientôt de la raison, "oeil pour oeil, dent pour dent" est un jeu qui pourrait bien s'éterniser.

D'ailleurs, la relève est assurée à l'Université de Pise, où les étudiants ont reproduit les clans de leurs aînés et s'accrochent âprement aux querelles intestines du passé, sans trop savoir pourquoi. Autant dire que l'ambiance est tendue dans ce temple du savoir, où les Médicis, les Borgia et les Della Rovers se croisent pendant les cours et se toisent pendant les repas.

C'est dans ce contexte orageux qu'Angelo Da Canossa débarque à Pise prêt à défoncer allègrement les portes de la connaissance. Il a la tête pleine d'optimisme, de bouquins et de bonnes intentions, et pour cause : un jeune homme comme lui n'était pas destiné à aller à l'université et à côtoyer les plus puissants. Il doit sa place à son grand-père, un sculpteur un peu en retrait du monde qui l'a élevé et qui a eu la bonne idée de travailler pour Lorenzo de Médicis _ attirant ainsi sa protection. Permettre au petit-fils d'étudier revenait à remercier le grand-père ; aussi Angelo est-il rattaché d'emblée au clan de Giovanni de Médicis, et sommé de manifester au mieux sa reconnaissance.


Le Perceval de Pise 

Il faut croire que Papi vivait dans le monde des Bisounours, car Angelo ne connait absolument rien, ni des "bonnes manières" propres à la vie collective entre intellectuels, ni des enjeux politiques qui gouvernent les rapports sociaux à Pise. La drôle de gueule que les Médicis tirent lorsqu'il leur apprend, tout content, qu'il a chevauché dans la campagne avec Cesare Borgia, le laisse perplexe. Pourquoi lui reproche-t-on d'avoir battu en brèche l'argument de son protecteur lors d'un débat, en cours ? Remercier Giovanni, c'est donc se contenter de l'applaudir et ne plus s'exprimer ? Certains s'amusent de ses boulettes, d'autres sont déconcertés, d'autres encore ont bien du mal à cacher leur irritation. Tous ont une patience limitée. Combien de temps son évidente naïveté va-t-elle lui servir de paratonnerre ?


Cesare Borgia est un grand ténébreux qui ne prend pas souvent la peine d'assister aux cours. Il repère aussitôt chez Angelo les caractères de la victime idéale et se charge de son éducation. Il lui apprend à monter à cheval et lui donne quelques conseils de survie en milieu hostile, au cours d'une promenade nocturne à Pise. Si bien que le petit-fils du sculpteur ne tarde pas à préférer la compagnie du clan des sombres Borgia à celle des précieux blondinets que sont les Médicis...


"Tu vas où avec ton canif ?"

Même si Angelo a tout du héros de manga novice, faible, mais volontaire, on peut aussi le comparer à Perceval. Vous savez, ce chevalier de la Table Ronde élevé par sa mère au fond d'une forêt, préservé des violences du monde médiéval. Il va d'abord passer pour un simple d'esprit en confondant des cavaliers avec des anges _car leurs armures brillent !, puis avoir en conséquence l'envie de devenir pareil à eux. Quitter sa mère dans le fracas, entrer dans la tente d'une fille et manger tout son pâté _parce qu'il avait faim. Voir le fameux Saint Graal que tout le monde cherche et ne pas tilter, faute de savoir de quoi il s'agit. Et progresser, petit à petit, au fil des découvertes et grâce à l'appui des chevaliers plus expérimentés.

Perceval à la Recluserie
"Eh mamie t'as du galérer pour passer la porte ! Te cogne pas au plafond !
_ Goujat !"

La ville piégée 

Ni Perceval ni Angelo n'auraient survécu dans leurs mondes périlleux sans leurs bienfaiteurs respectifs. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien si c'est le jeune et charismatique Cesare Borgia qui donne son nom à l'oeuvre. Par son dessin précis et clair Fuyumi Soryo décrit une ville de Pise à la fois magnifique et effrayante. Le jour, c'est une brillante capitale de la Renaissance ; la nuit, elle devient un trou à rats où les lames de poignards luisent brièvement avant de disparaître dans le dos d'un malchanceux. Seul l'oeil aguerri peut s'en rendre compte et adapter sa promenade en fonction.

Toutes les critiques lues sont unanimes : la mangaka a mené un travail de recherche efficace pour reconstituer l'ambiance et le décor de la ville de Pise en 1491, afin que toutes les subtilités qui font la richesse de cette période historique soient respectées. Elle a d'ailleurs fait appel à Motoaki Hara, un spécialiste de la Renaissance et de l'histoire italienne en particulier.




Utilisation pédagogique ? 

On s'en doute, les rivalités politiques entre Médicis et Borgia demeurent difficiles à vulgariser auprès des collégiens, qui n'ont pas le loisir de beaucoup les aborder en histoire-géo. L'amateur de Dragon Ball Z et de Yu-gi-oh s'y perdra dès la première page, qui est ni plus ni moins une belle tartine de contextualisation et de références historiques pointues. Par contre, celui qui passe l'épreuve des premières planches aura bien du mal à se défaire du volume avant d'avoir plié les cinq chapitres.
Par contre, le prof d'italien qui aurait le bon goût de trouver la version adéquate pourrait trouver en Cesare (et son alléchant sous-titre Il Creatore che ha distrutto) un support de cours intéressant. En tous cas, si M. Roger tombe sur Angelo Da Canossa, il va forcément l'adopter !

Ce premier volume est conclu par une bibliographie complète des ouvrages utilisés pour assurer la justesse historique du manga.


Un manga à suivre ! 
Ceux qui aiment l'histoire et l'Italie apprécieront autant que moi ; les autres... c'est pile ou face ! 

Ah, j'oubliais : contrairement à ce que peut laisser croire la couverture, il n'y a pas l'ombre d'un poil de cul dans ce premier tome ! 

   
SORYO, Fuyumi. Cesare, 1. Ki-oon Editions. 2013. 226 p. ISBN 978-2-35592-507-8

dimanche 14 septembre 2014

Plaquette de présentation du CDI pour les 6°


   Document de présentation du CDI à destination des 6°, remis à l'issue de la visite du CDI. 



N'hésitez pas à laisser vos remarques en commentaire, je prends tout !  

Principale source d'inspiration : le guide usager de la Bibliothèque François Villon (Paris).   


vendredi 5 septembre 2014

Au revoir (2) Florent


Si le roman Des fleurs pour Algernon (Daniel Keyes) a su réveiller la pisseuse qui sommeille en moi, c'est parce que Charlie Gordon m'a rappelé _toutes proportions gardées_ Florent*, un enfant avec qui j'ai bossé.



Et là, c'est le moment tant attendu où je raconte ma vie ! 
A vos lorgnons, les psychologues de comptoir !  

On recule de trois ans, on revient à Bordeaux, on repasse par la case départ et on empoche 650 euros par mois ; je venais de trouver un boulot de pionne dans le collège catho de la dernière chance, et il fallait bien le reconnaître : je galérais. S'adapter aux petits bordelais s'était avéré plus compliqué que prévu ; d'ailleurs, je vous ai déjà dit ce que je pensais de ces enfants-là : des fils et filles de bourges semblables à tant d'autres, à la différence qu'ils s'étaient déjà fait virer des meilleurs établissements de la ville, ou qu'ils avaient un niveau trop naze pour pouvoir les intégrer. Rien dans la cervelle encore, et déjà si condescendants.

Mais ce bahut portait sur ses épaules un projet louable : l'intégration dans les meilleures conditions possibles de jeunes en situation de handicap mental léger et autres failles cognitives, ou encore atteints de phobies scolaires. Ces enfants faisaient partie de la classe ULIS, ou bénéficiaient de l'appui d'un AVS pendant les cours. Ajoutez à cela un suivi carré de l'évolution de l'enfant par le biais de très régulières réunions au sommet incluant la CPE, les profs spécialisés, le PP, les parents, le psy, l'ergothérapeute, l'éducateur de l'ITEP, le mec de la MDPH, l'AVS, la voisine, le chien... A chaque fois, le petit hall d'accueil grouillait de beau monde, et il en découlait souvent du bon boulot deux heures après. De quoi donner aux parents l'illusion, l'espace de quelques années, qu'un jour leur gosse serait accepté, lui et toutes ses tares, dans notre belle société.

Je sais pas pourquoi j'en parle au passé, en fait.


Rencontre du troisième type 

Bref, c'est dans ce contexte d'amour du prochain et de mollards jetés au pied de la statue de la Vierge que j'ai fait la connaissance de Florent.



Florent faisait partie de ces canards boiteux gavés par les mains bienveillantes de nos instits spécialisés. De quelle trouble souffrait-il ? On ne l'a jamais vraiment su, pour la simple raison que ses psys arrivaient aussi bien à le faire rentrer dans une case pathologique que nous parvenions à le faire tenir sur une chaise. On le disait autiste, mais pas tout à fait. Sous le coup de la peur, de la perplexité ou d'une très grande joie, il pouvait être pris de spasmes, se recroqueviller sur lui-même tout en agitant frénétiquement les mains. Evidemment, cette faille motrice l'empêchait d'écrire, et ses capacités de concentration n'étaient pas top. Scolairement, il savait lire, orthographier, compter _ce qui n'est finalement pas mal pour un élève de sixième, quand on y pense, mais beaucoup de notions lui passaient quand-même au-dessus. Les codes sociaux, on n'en parle même pas. D'un autre côté, je l'ai vu plusieurs fois remonter le cours Pasteur à vélo avec sa tante, et il avait l'air de très bien gérer... Son AVS était une jeune femme énergique et chaleureuse qui suivait la scolarité du spécimen depuis pas mal de temps.



"Il est très attachant, m'avait-elle dit. Il peut analyser finement une situation, la verbaliser pas trop mal, et enchaîner avec des bruits d'avion à n'en plus finir. Il a aussi tendance à avoir des obsessions, à "coller" une personne sans arrêt jusqu'à se montrer exclusif, ou à parler de façon répétitive d'un lieu, d'un événement, d'un objet qu'il a vu et qui l'a mis en joie".

Un jour, pendant une récréation, elle me le confia quelques minutes, le temps d'aller faire une photocopie : Yoann, le seul "ami" de Florent, en avait sa claque de se faire "coller" par son copain de classe trop flippant et l'avait rejeté violemment en le traitant de pédé. Comme il en grimaçait encore une semaine après, inconsolable, Hélène restait dans le secteur pendant les moments de vie en collectivité, histoire que "tout se passe bien".

"On joue à cache cache mais je ne le trouve jamais !" Se lamentait-il 

Et pour cause ! Cette petite pute en herbe de Yoann allait se planquer au CDI pendant qu'il comptait.


"_Reste avec Adeline, en attendant que je revienne ! Ne bouge pas."


Le drôle n'était pas contrariant, il n'a pas bougé.
Il est resté planté à côté de moi pendant toute la récréation.
Mais aussi pendant les suivantes.
Toute l'année.


Intégration ou désintégration 

"Il aime bien le contact des adultes, ça le rassure !" m'avait prévenue Hélène. En effet. A partir de ce jour, Florent se mit à me suivre encore plus fidèlement que mon ombre dans mes déplacements aux quatre coins de la cour, parfois au coeur des conflits _jusqu'à s'exposer à de mauvais coups. Quand je m'arrêtais, il stoppait aussi sa course, et reprenait les pseudo-interactions qu'il avait vainement tenté de créer dans le chahut.

'Adeline, il est quelle heure ? 
_ Il est 12h35, Florent. 
_ C'est pas encore l'heure de la cantine ? 
_ Non, les 6° passent à 12h45. 
_ C'est bientôt ? 
_ Oui. 
_ Je te dis mon emploi du temps. Tu sais ce que j'ai à 13h15 ? Histoire ! Avec M. E. 
_ ... 
_ Et ce matin, tu sais ce que j'avais ? Anglais !! 
_ Ah... 
_ Avec Mme O. Dis, il est quelle heure ? 
_ 12h35. 
_ Tu sais ce que j'ai à 13h15 ? 
_ ... 
_ HISTOIRE !!! avec M.E." 

Casser le déroulement de ses pensées cycliques s'avérait terriblement angoissant pour lui, une fois qu'il était lancé. Alors je suis rentrée dans son jeu, tout en étant consciente de lui faire plus de mal que de bien. Le repousser durement était au-dessus de mes forces. Faut croire que je ne serais pas une bonne éducatrice, car je suis purement incapable de faire mal à quelqu'un "pour son bien" ; c'est déjà un procédé qui m'est difficile à concevoir, alors le mettre en pratique...

Lorsque je traînais dans le bureau des surveillants après la sonnerie, Florent prenait soudain la confiance et venait me chercher.

"_ Bonjour, Adeline ! disait-il simplement, ignorant carrément les autres AED.
_ Et nous, on pue ? riait Nicole

Il ne saisissait pas la blague et la dévisageait de ses grands yeux verts inexpressifs.

_ Bonjour, Florent ! reprenait Nicole, histoire de lui montrer où elle voulait en venir.
_ Bonjour, Nicole.
_ Et tu dis pas bonjour à Ludo ?
_ Non !
_ Pourquoi ?
_ Il pue ?" suggérait-t-il, en m'interrogeant du regard.


Le côté marrant de l'histoire fut vite noyé sous des préoccupations diverses : si Florent avait été inscrit dans ce bahut, c'était pour qu'il se face des copains, rompe son isolement et aille échanger ses poux avec ceux des autres morveux à bouclettes. A mon échelle, il fallait bien que je défende leur projet ; en le sur-protégeant, j'étais en train de tout faire capoter. Puisqu'il avait trouvé en moi une pote de fortune, il n'avait plus besoin de fuir sa solitude et n'essayait plus du tout d'entrer en communication avec les autres élèves. J'étais comme un soin palliatif, mais en beaucoup plus toxique. Je lui permettais de végéter dans la jungle, mais pas de s'y faire une place. Je lui faisais du tort en entretenant ses difficultés de socialisation. Je croyais l'aider, mais je ne l'aidais pas du tout. Et pourtant. Agir autrement n'aurait servi à rien. Je n'allais pas l'abandonner "comme un agneau à l'abattoir"** ; sans exagérer, ç'aurait pu être dangereux de le laisser plonger seul et sans défense dans la masse.

Vous vous doutez bien que notre binôme atypique était loin de passer inaperçu ; si de nombreux élèves n'avaient jamais remarqué l'extraterrestre avant qu'il ne s'accroche à mes talons, une folle envie de comprendre l'incongruité de la situation s'était maintenant emparée d'eux.

"Adeline, c'est qui, lui ? C'est ton fils ? Pourquoi il est tout le temps collé à toi !"

Comprenant qu'il était au centre de l'attention, et que ce n'était jamais très bon pour son matricule, Florent se cachait derrière moi et glissait la main dans son froc si elle n'y était pas déjà.

Ah, oui. L'équipe éducative s'évertuait aussi à résoudre ce problème-là : pas vraiment conscient de ce qu'il était permis de montrer et de faire en société, Florent se taillait très fréquemment des branlettes au milieu de la cour. Un manège vite repéré par tous, évidemment.

"Adeline, t'as vu ton fils y se branle sur toi !!" 

Du coup, les collègues et la direction tendirent l'oreille ; même si les profs et les autres surveillants préféraient en rire en mimant la scène sur mon passage, j'ai senti que ça pouvait vite déraper. Assez rapidement, la principale me coinça pendant ma pause.

"Mais. Vous avez euh... des conversations... avec le jeune Florent ? 
J'avais pris un air détaché. 
_ Pff. Non. Il me demande l'heure, essentiellement, et me récite son emploi du temps. 
_ Et il continue à ... hmm.. à se... 
_ Un peu moins qu'au tout début de l'année, mentis-je. Dès qu'on peut, on lui dit de ne pas le faire en présence des autres..." 

Je haussai les épaules : qu'est-ce qu'on y pouvait ? Puisqu'il ne voyait pas où ce qui clochait dans son attitude, comment aurait-on pu le convaincre d'arrêter les frais ? Au bout d'un certain temps, on a abandonné. Dans ce monde incompréhensible à ses yeux, ses rares plaisirs se limitaient à grimper au sommet de la tour Pey Berland, regarder le livre des plus célèbres monuments de Paris, aller à l'église Ste Eulalie et tirer sur sa queue ; on n'allait pas finir de lui bouffer l'existence en le privant du dernier.
Sa mère était convaincue qu'à force de se frotter au buisson épineux de ses semblables, il finirait par devenir un roc et à s'intégrer. Mais la petite femme soucieuse et oppressante s'était rendue à l'évidence : les progrès n’apparaîtraient jamais tant qu'il n'y aurait pas d'épanouissement en contrepartie de son catastrophique rapport aux autres enfants ; relation que j'avais sans doute tuée dans l'oeuf bien malgré moi, comme je vous le disais plus haut. Malheureusement, Florent était dans la pire des impasses : il était assez lucide pour comprendre que les autres enfants se foutaient de sa gueule, mais pas assez pour cerner la cause des moqueries. Encore heureux que les regards compatissants ou entendus des collègues, lorsqu'ils me croisaient dans les couloirs avec mon neuneu collé aux basques, lui soient passés totalement à côté.

Lorsqu'il débarquait dans une conversation, la salle des profs devenait un champ de pâquerettes exaspérant et malsain où les enseignants battaient allègrement des ailes ; il faut croire que la pire engeance n'était pas du côté des élèves, cette année-là. Pour ma part, j'essayais de convaincre mes collègues que le petit ne se branlait pas sur moi mais dans ce qu'il considérait comme un périmètre de sécurité. Forcément, cette hypothèse était moins croustillante que leurs délires _et donc pas viable sur la durée. Là encore, j'ai lâché l'affaire ; depuis, je ne suis plus déçue par rien. Même moi qui ne crache pas vraiment sur le foutage de gueule, ça m'a écoeurée. C'est dire.

A mon avis, quand on est handicapé mental, il vaut mieux l'être totalement qu'en partie : au moins, celui qui capte les grillons à temps complet n'a jamais mal.





Le bon choix  

Ses parents lui décrochèrent une place dans la section spéciale d'un bahut de la ville d'à côté ; à la surprise générale, Florent et sa mère vint nous dire au revoir au début du mois de juin. J'avoue, j'aurais bien aimée y être préparée, quand même !

C'était déjà une sale journée : je venais de passer un savon à un groupe de cinquièmes occupés à coller des pailles de McDo sur la statue de la Vierge, avant de les engager à tout nettoyer. Mais ma collègue d'Arts Plastiques était alors accourue et m'avait soufflé à l'oreille qu'il s'agissait en fait d'un projet de classe. Je vous assure que cela n'avait rien d'évident

"Ce sera mieux pour lui, vous savez. Déclara sobrement Nicole en apprenant la nouvelle de la bouche-même de Mme B.
_ Eh oui. Répondit-elle, résignée et fatiguée. Allez Florent, dis au revoir ! Et fais-ça bien !

Florent nous serra la pince à tous, en essayant de ne pas trop agiter ses mains ; il y parvint au prix d'un effort considérable. Cela lui avait pompé tellement d'énergie qu'il revint ensuite se laisser tomber sur une chaise, tout mouligasse, laissant ses mains relâcher la tension accumulée.

"_ Merci, vous avez été très importante pour lui cette année." Me dit la mère en partant. Pas franchement concerné, il nous salua en souriant jusqu'aux oreilles, et ses dents étaient décorées de miettes de pain coincées. Sa vie de souffrance ne faisait que continuer, ni plus ni moins ; il n'était pas nécessaire d'en faire toute une histoire.

Il oublierait vite nos semblants de conversations, je le savais. Combien de fois l'avait-on croisé dans le centre ville sans qu'il me reconnaisse ? J'étais associée à un lieu qui lui était à la fois familier et étrange, et dans lequel je représentais une sorte de phare sans lumière vive ; il m'aurait chassée de son esprit avant-même d'avoir atteint la place de la Victoire, cela ne faisait aucun doute. Et à vrai dire, c'était ma consolation.



* J'ai changé le prénom
** Wonder, R.J Palacio