mardi 16 août 2022

[TÉMA LA BIBLIOTHEQUE] La tête sous l'eau - Olivier Adam (2018)

L'autre jour, nous nous sommes fait une frayeur, au collège. Un gosse de cinquième demi-pensionnaire s'est volatilisé juste avant la reprise des cours de l'après-midi. Il faut savoir qu'à ce moment de la journée, les assistants d'éducation guettent les allées et venues des petits et qu'il est impossible de sortir sans autorisation écrite. Vraiment, ça ne rigole pas. L'élève, qui est d'ailleurs connu pour son exemplarité, était au CDI lors de la pause du midi _soit juste avant l'évaporation, et il en était ressorti en même temps que les autres. Du coup, en le voyant noté absent lors de la première heure, j'ai craint d'avoir loupé quelque signe annonciateur d'un malaise. Je ne voyais que ça comme possibilité ! En fait, il était tout bonnement rentré chez lui, pour on ne sait quelle obscure raison. Par l'intermédiaire de ses copains, nous avons appris qu'il n'avait pas trop la pêche de jour-là, sans plus.  

Depuis, il est revenu régulièrement au CDI, toujours calme et souriant ; bien des fois j'ai eu envie de lui demander ce qu'il lui avait pris, mais il m'a semblé que ce n'était jamais le bon moment, et que c'était intrusif. Piétiner les consciences avec de gros sabots n'est jamais productif ; il vaut mieux laisser venir, et accepter le fait que, parfois, on n'est pas le plus apte à recueillir la parole. 


Quelques jours après son escapade, le psy-EN m'a demandé s'il était possible de proposer au gamin en question des BD et romans "sur la thématique du traumatisme". Je me suis prêtée à l'exercice de sans problème, parce que ça par contre, c'était dans mes cordes.  

Très régulièrement, on se retrouve face à des enfants qui vivent des situations ultra-glauques sans qu'on puisse le deviner, parce qu'ils ont l'art de garder la face, et/ou parce que l'école est pour eux le seul moyen de couper avec la réalité. Cela donne le vertige de se dire qu'on doit commettre de nombreuses boulettes porcasses.  

Bref, c'est en faisant une recherche de livres dans ce contexte-là que je suis tombée sur le livre La tête sous l'eau d'Olivier Adam. 


L'histoire

Une famille de Parisiens déménage à Saint-Malo, s'adaptant ainsi au projet professionnel du père, journaliste et écrivain à ses heures. Ils sont quatre : les deux parents, et leurs deux enfants, âgés de quinze et dix-sept ans, ou dans ces eaux-là. Les adultes sont ravis de quitter le tumulte de la capitale pour le bord de mer, ou du moins jouent le jeu, mais pour Léa, la fille aînée, c'est très compliqué. Elle laisse derrière elle toute sa vie sociale ; la ruralité ne lui correspond pas... Elle se met à tirer la gueule H24. Quant à son frère Antoine, il s'en fiche un peu : être un geek asocial en Île-de-France ou en Bretagne, c'est bien pareil. 

Un soir, Léa disparaît, comme aspirée dans la foule du festival auquel elle assistait. Elle va être recherchée pendant de longs mois, plongeant sa famille dans l'angoisse et la stupeur. Chacun va gérer la situation comme il peut : la mère va se barrer avec son amant, le père va tomber dans l'alcool et la dépression, le fils va lâcher le programme de seconde pour se réfugier dans le surf, un sport qu'il ne connaît pas du tout et dans lequel il ne semble pas avoir d'aptitudes particulières. 

Après quelques mois d'attente, Léa est retrouvée, en apparence saine et sauve. En apparence seulement. La jeune fille a été séquestrée et maltraitée pendant des jours, ce qui l'a brisée de l'intérieur. Ses proches ne savent comment s'y prendre pour rétablir un lien digne de ce nom avec elle, car son mutisme, son regard vide et ses crises de panique les désarçonnent complètement. Médecins et psys recommandent de laisser faire le temps, mais tant qu'elle ne parle pas, l'enquête ne peut avancer et son agresseur est toujours dans la nature. 

Attention SPOILER, des moments-clés du livre vont être dévoilés dans les paragraphes suivants. 

En regardant tous ces personnages déprimés et à bout de nerfs s'écharper, culpabiliser, attendre, faire leur introspection, chercher des solutions... je me suis dit que La tête sous l'eau pouvait faire un bon Larme de Rasoir, et même concourir pour les Prozac d'Or

Mais non, on va plutôt le classer dans Téma la bibliothèque, pour les raisons qui suivent... 

Ah mais c'est celui-làààà !  

Milieu-fin du roman. Après un gros travail effectué avec la psy, sa copine et son frère, Léa a réussi à pousser la porte du commissariat pour dénoncer son agresseur. Elle leur raconte tout ce qu'elle a vécu entre la soirée du festival et sa libération, et donne aux policiers assez d'éléments pour qu'ils puissent faire un portrait robot. Bien que ces informations soient confidentielles _ même les parents et le frère n'ont aucune idée de ce qui s'est dit pendant l'entretien de Léa avec les flics_, la fuite ne peut être évitée et tout est déballé en long et en large dans la presse locale. 

Antoine est au lycée ce jour-là, et un sous-entendu qui lui est fait en classe à propos de sa soeur lui fait péter un câble. Il quitte le cours comme un gros schlag qu'il n'est pas, et va se planquer au CDI. Riche idée ! 

A ce moment du récit, chacun pourra apprécier le portrait très peu élogieux qui est fait de la prof doc de l'établissement malouin. Bizarrement, il a tout de suite suscité chez moi un air de déjà lu... 

Mais où donc était-ce ? 

Ah, ça me revient ! Bien sûr !! C'est celui-là, le "fameux" roman d'Olivier Adam qui a fait si grand bruit dans la communauté des profs docs il y a quelques mois, au point d'être boycotté dans certains centres de documentation !! Je n'avais pas fait le lien entre La tête sous l'eau et cette affaire jusqu'à la lecture de la page 153.    

Ok, ça pique un peu. Mais n'oublions pas que l'auteur a posé comme narrateur un adolescent de quinze ans... par définition pas indulgent avec les représentants de l'autorité, quels qu'ils soient. D'ailleurs, même si on en a moins parlé, le CPE prend sa race, lui aussi, sur la page précédente.

Olivier Adam aurait pu aller bien plus loin dans le cliché et tailler le système plus violemment. 

"Je passe devant l'infirmerie fermée puisqu'on n'est pas mardi matin de 9h à 10h30 et continue jusqu'au CDI faute de mieux. La documentaliste me laisse m'asseoir sans poser de question car elle dort vu qu'elle n'a rien à faire cette feignasse. C'est une grosse femme triste et sans âge, qu'on imagine sans vie, avec sa vieille maman retraitée de l'EN et qu'on prend pour sa petite sœur, ses livres de la Comtesse de Ségur en journée et Harlequin le soir et ses chats qui cannent un par un depuis qu'elle a investi dans une voiture sans permis, sans doute à tort. Ah, Antoine reconnaît qu'il est en proie à quelques idées reçues, tout n'est pas perdu. Quelle maturité ce gosse. Le seul truc qui la gêne, c'est le bruit qui la réveille en sursaut, après quoi elle se transforme en dragon et te mange. Tant qu'on ferme sa gueule et qu'on reste bien sagement à sa table à lire ou devant l'ordinateur à se branler discrètementelle ne moufte pas " car elle filme. 

Vous voyez bien qu'il n'est pas si méchant !

Même si j'ai tendance à provoquer les collègues en disant qu'il n'y a jamais que la vérité qui blesse, je comprends les réactions outrées : le seul point du portrait qui m'ait fait tiquer se situe quelques pages plus loin, où il est dit que la documentaliste sent la transpiration et le déo bon marché. La raison à cela est claire : voilà plus de dix ans que je travaille avec des collégiens, et voilà plus de dix ans que je m'entends dire que je pue.. Ce qui n'est pas foncièrement faux, mais que voulez-vous, notre odeur corporelle est une des multiples facettes de notre identité. 

Bref, il est légitime de se sentir vexé par ces quelques tournures, quand on enchaîne les semaines à s'investir sur tous les tableaux (EMI, lecture, gestion documentaire, ouverture culturelle...) pour finalement constater dans un roman grand public _et à succès, je pense_ que l'image du métier est toujours aussi désuète. L'eau va glisser sur l'un et s'infiltrer en l'autre, en fonction de son parcours. 

Le kiosque presse de l'horreur

Abordons rapidement le lieu CDI. Identifié par le jeune Antoine comme un lieu-refuge, il ne remplit vraiment ce rôle-là dans La tête sous l'eau ; en revanche, il répond parfaitement à sa vocation d'accès à l'information d'actualité, à travers la presse nationale et régionale notamment. Le centre de documentation est une sorte de zone mixte entre le cocon protecteur du lycée et la dure réalité du monde extérieur. Le héros en ressort l'estomac allégé (puisqu'il gerbe sur les journaux, ooooh comme cette situation me parle !), mais l'esprit enrichi de nouvelles connaissances. Des connaissances dont ils se serait bien passé, je vous le concède... mais auxquelles il allait devoir faire face dans tous les cas.  

Toujours est-il que les révélations électrochoc vont engendrer chez lui un raz-de-marée de colère ; sa détermination renouvelée va se diriger vers les méandres du darknet, cette zone de non droit qu'il n'avait pas encore explorée jusque là. Comme quoi, la documentaliste a beau être ce qu'elle est, son boulot de mise à disposition de l'info est un vrai catalyseur de l'action, un maillon de la chaîne qui conduira à l'agresseur de Léa. Bref, c'est grâce à la prof doc que le livre finit bien, ni plus ni moins ! 

C'est pas ça qu'on appelle un page-turner ? 

Passées les considérations propres au CDI, revenons sur l'impression générale que cette lecture me laisse ; elle est plutôt positive !  

Voilà bien longtemps que je n'avais pas plié un livre en une seule journée, même en vacances ; pourtant ce fut le cas avec ce roman d'Olivier Adam. Cet écrivain _que je ne connaissais que de nom jusqu'alors, a l'art de tenir son public en haleine, y compris lorsque l'issue de événements racontés est un peu (beaucoup) prévisible. 

Cela vient sans doute du fait que les jeunes personnages racontent leur histoire à hauteur d'enfants, si l'on peut dire, avec leurs mots ; l'enchevêtrement du récit d'Antoine et des lettres teintées de mystère écrites par Léa avant sa disparition nous mettent en position d'enquêteur ; pour nous aussi, le puzzle ce reconstitue peu à peu. J'ai toujours été très fan de ces procédés de malins et des textes à plusieurs voix ! La sensibilité des personnages enfants et la fragilité des adultes est traitée en profondeur ; la figure de Jeff (l'oncle hyper bien intentionné mais gravement irresponsable) ne doit pas être très courante en littérature car pour ma part je ne pourrais en citer d'équivalent. Ou alors je lis pas les bons trucs, ce qui est possible aussi. 

"Le Gué de l'âne" Saint-Germain du Salembre.
Et : non, ça n'a rien à voir avec le sujet. 

Si je voulais faire ma chieuse, je dirais qu'en fin d'ouvrage, les événements s'enchaînent un peu rapidement et on a l'impression que toutes les ramifications ne sont pas exploitées à fond : la codétenue de Léa, la circulation des vidéos sur Internet, le mobile de l'agresseur... Après, ce sont des choix de l'auteur, il n'est pas prévu de les remettre en question. Pas mal de critiques parcourues sur Internet font état d'un roman qui emprunte beaucoup à ceux déjà écrits par Olivier Adam, mais comme je n'en ai lu aucun, je ne le ressens pas. 

Etant donné les thématiques abordées et la prévalence de jeunes personnages, je dirais que La tête sous l'eau parlera particulièrement aux collégiens (4°-3°) et lycéens ; mais ce n'est pas un livre exclusivement réservé à la jeunesse. A découvrir, donc ! 

Olivier ADAM. La tête sous l'eau. Robert Laffont. Coll. R. 218 p. ISBN 978-2-221-21517-3

mercredi 10 août 2022

[COMICS] Shirtless Bear Fighter - Jody LeHeup ; Sebastian Girner ; Nil Vendrell (2017)


"Je vais accélérer un peu la cassette vidéo car cette partie du film n'est pas faite pour vous!", nous prévient notre instit de grande section de maternelle, qui a entrepris de faire de L'Ours de Jean-Jacques Annaud notre prochain sujet d'étude. 

Comme c'est gentil de sa part de se souvenir de notre sensibilité, alors qu'on a vu d'entrée de jeu et sans le moindre avertissement la maman ourse se faire mortellement aplatir la tête par une énorme pierre, laissant son petit dans une détresse communicative. 

La fonction "avance rapide" n'est malheureusement pas très performante sur le magnétoscope de l'école. Malgré les deux rangées de fourmis rouges qui barrent l'écran et la vitesse de défilement des images, on voit parfaitement un chien se rompre le cou sur un rocher en laissant une trace de sang sur son passage, puis un autre, les tripes à l'air.

Je crois bien que ces images qui me sont restées en mémoire correspondent à une scène de chasse plutôt importante dans l'histoire, mais je ne saurais en dire plus. Ce grand moment de cinéma m'a laissé une impression tellement dégueu qu'aujourd'hui encore, je n'arrive pas à me remotiver pour regarder L'Ours au calme, en mode adulte. Pourtant je sais que ce film, qui met en scène l'adoption progressive d'un ourson orphelin par un grand ours solitaire, est un classique à connaître, qu'il est super intéressant, et qu'il est sur Netflix.   

Heureusement, d'autres fictions nous permettent de traiter les rapports houleux de l'homme avec la nature (et avec les ours) de façon un peu moins stressante ; c'est le cas la BD Shirtless Bear Fighter, publiée en 2017 par un groupe d'artistes composé notamment de Jody LeHeup, Sebastian Girner et Nil Vandrell.  


L'histoire 

Rien ne va plus dans la Grande Ville : des ours possédés envahissent les rues, détruisant tout sur leur passage. La police est complètement impuissante face à cette situation inédite. Heureusement, l'agent Burke dirige les opérations ; le vieux flic expérimenté a une bonne connaissance du terrain. Il sait que le seul homme capable de mettre fin au carnage s'appelle Shirtless Bear Fighter (en français : "le Cogneur d'Ours Torse Nu"), et qu'il vit seul dans la forêt. Accompagné de Suzie Silva, son acolyte débutante, il part à sa rencontre pour lui demander de l'aide.    

Le Cogneur d'Ours Torse Nu (on va faire comme tout le monde : on va l'appeler "Cogneur") refuse avant de se raviser. Il faut dire que, pour ce colosse recueilli et élevé par des ours avant d'être amené à s'en éloigner suite à un événement tragique qu'on ne spoilera point, la mission prend des airs de dilemme. 

Attention, à partie de là, des moments importants de l'intrigue peuvent être dévoilés.


Désormais, l'homme-ours vit reclus dans un chalet, tourne aux pancakes au sirop d'érable et veille sur une forêt qu'il ne quitte jamais. Et Dieu sait qu'elle a besoin d'être protégée, menacée qu'elle est par ses hordes d'ouvriers armés de tronçonneuses, toujours prêts à débiter des arbres pour le compte de leur patron, le bien nommé Jaxson Bûcheron. 


Retenez bien sa tête ! Bûcheron est LE grand méchant de la BD ; tous les ennemis déclarés et les nombreux traitres que Cogneur va croiser ne sont que des victimes de ce manipulateur. L'industriel n'a qu'une idée en tête : faire croître Cajol'Fesse, son usine de PQ. Pour arriver à ses fins, il a besoin d'avoir la mainmise sur toute la forêt ; cela implique d'une part de soudoyer les ours pour les avoir dans la poche,  d'autre part, d'éloigner le gardien des lieux. Cogneur, donc.   

Aussi, lorsque le héros fait décoller son avion-ours à la demande de Burke pour se rendre en ville et dégommer les ours qui terrorisent la population, il ne sait pas encore qu'il est en train de tomber dans un piège comparable à une toile d'araignée.   



On ne choisit pas sa famille ! 

Mais pourquoi Cogneur boxe-t-il les ours aussi vigoureusement, alors qu'il les connaît mieux que personne, et qu'il semble en parfaite harmonie avec la nature ?

Tout simplement parce que, même si Maman et Papa Ours l'ont toujours logé à la même enseigne que son Frère Ours, il reste différent des autres membres de sa famille d'adoption : c'est un homme, et pas un ours. Sa force incroyable attise la jalousie de son frère, qui voit en lui un improbable rival ; et lorsqu'il doit un jour choisir entre ses semblable et sa tribu, sa situation se complique. La crise identitaire qui couvait lui saute à la tête et éclabousse son entourage. S'ensuit une double trahison : son père l'exclut pour ménager la chèvre et le chou, tandis que Frère Ours pactise avec Bûcheron pour l'éliminer définitivement. L'histoire de ce Samson des temps modernes _mettre un t-shirt le dépouille de toutes ses aptitudes physiques_ pourrait être déchirante, si le comique ne dominait pas l'ensemble ! 





C'est bon, vous pouvez revenir !


Une lecture détente comme on les aime (ou pas)

Shirtless Bear Fighter est une BD toute en couleurs vives, où les aventures s'enchaînent au rythme des patates balancées par le héros. On se croirait un peu dans ces films de série B du dimanche après-midi, qui nous servent de fond sonore, dont on se moque à cause des personnages bien stéréotypés, mais dont on a quand même envie de connaître le dénouement ! Ici, l'album fonctionne, car les auteurs ont eu la bonne idée de ne pas se prendre au sérieux : il jouent avec les codes du cinéma d'action, justement, pour mieux nous faire rire. 

On retrouvera quelques unes des figures et motifs typiques du genre : 

  • le héros torturé à gros bras, à la Chuck Norris
  • le super méchant, qu'on a déjà vu
  • un savant fou, ou un magicien

  • le binôme dysfonctionnel de flics, l'un en fin de carrière, l'autre débutante mais plus fûtée ET amoureuse du héros. 
Enjoy la petite séquence machiste...

  • l'arsenal conséquent et les nombreuses machines de guerre _mention spéciale pour l'avion-ours et le vaisseau chiottes !
  • la castagne et les explosions  

La BD a beau avoir une visée humoristique, il ne suffira pas que vous soyez de bonne humeur pour qu'elle vous plaise. Ayez bien à l'esprit que le comique repose ici essentiellement sur l'exagération, les jeux de mots à base d'ours, les blagues potaches et parfois scato (avec une entreprise de PQ en toile de fond, on pouvait difficilement y couper...). Donc si vous n'êtes pas très à l'aise avec ces délires-là, ou si vous êtres en quête de scénarii à tiroirs, de suspense, de finesse, de thèmes traités de manière assez profonde pour nourrir une réflexion... ne perdrez pas votre temps et courez lire autre chose !

Comme vous pouvez vous en douter, j'ai complètement adhéré au concept ; quelques passages hilarants de débilité m'ont fait le plus grand bien, car ils correspondaient à ce que je recherchais comme lecture divertissante à ce moment-là. Voilà pourquoi je n'hésiterai pas à faire de Shirtless Bear Fighter mon titre-phare pour ces prochains mois, celui que j'irai ouvrir si j'ai un coup de mou. 

Le mieux est sans doute que vous vous fassiez un avis par vous-même. En attendant, je vous laisse entre les mains de expertes des Mystérieux Étonnants et vous renvoie au numéro 672 de leur émission. Ils sont toujours de bon conseil et proposent en fin d'épisode une critique plus complète et plus nuancée que celle-là !   

LEHEUP ; GIRNER ; VENDRELL. Shirtless Bear Fighter. HiComics, 2017. ISBN 978-2-37887-082-9

vendredi 5 août 2022

[LECTURES DE VACANCES] J'enquête - Joël Egloff (2016)

La porte s'ouvre ; ses petits carreaux éclairés par le soleil reflètent une touffe rousse qui s'éloigne. J'ai pas eu le temps de voir qui c'était, il fallait entrer au plus vite.  

C'était pas l'idée du siècle, la bougie allumée à côté du livre. Je recommande pas.

L'histoire

Sollicité par le curé de la paroisse, un détective privé débarque dans une bourgade enneigée, au soir du lendemain de Noël. Il est chargé de découvrir qui a bien pu soustraire le petit Jésus factice à la crèche traditionnelle qu'on a dressée devant l'église comme chaque année. Oui, oui, c'est très sérieux ! Le village est chamboulé par ce sacrilège. L'enquêteur compte bien résoudre l'énigme au plus vite, et montrer à ses clients qu'ils ont eu raison de le choisir, lui, bien qu'il ne soit pas encore très expérimenté.  

Un roman policier détourné

Nous voilà embarqués dans une histoire policière sur fond de vol dans une petite ville rurale où la moindre nouvelle tête est un événement à part entière. Le décor est planté dès les premières lignes du roman : l'obscurité d'une nuit hivernale, une gare SNCF déserte, des hôtes qui arrivent tardivement, juste assez pour que le stress ait le temps de s'installer... Un détective, qui est aussi le narrateur et qui nous partage ses découvertes et ses réflexions au moment où il les vit, arpente ce qu'il considère comme les lieux-clés _la scène du crime et/ou les endroits "à risque", les points stratégiques de la bourgade.

Comme souvent dans les polars, le personnage principal mène l'enquête ; il s'agit d'un type doté d'un sens moral et d'une certaine empathie, qui marche seul, et qui s'efforce de trouver des indices qui lui permettront de résoudre le problème, l'énigme. Evidemment, il ne peut être efficace que s'il est en possession de certaines qualités _perspicacité, sens de la déduction, audace... que le narrateur de J'enquête n'a pas vraiment.   

Le voir pédaler dans la semoule au fil des pages, jusqu'à ce qu'enlisement s'ensuive, nous met la puce à l'oreille : cette histoire de cambriolage de crèche sonne faux. Ce roman policier n'en est pas vraiment un. Il relève plutôt sinon de la parodie, au moins du détournement ; et c'est super bien réussi ! 

Joël Egloff présente J'enquête ; c'est encore lui qui vous en parlera le mieux !

Poirot poireaute

Une fois que l'auteur a compris qu'on avait compris, il nous éloigne de l'enquête. D'ailleurs, y a-t-il toujours une enquête à mener ? Rien n'est moins sûr. Le détective est bien là, toujours aussi volontaire, toujours aussi laborieux... mais toujours très peu entreprenant, très peu méthodique, bien qu'il pense l'être. Les situations cocasses, étranges voire absurdes s'enchaînent entre l'hôtel où il loge _à défaut de pouvoir y dormir, le presbytère, le kebab, et le domicile familial de l'autre côté du combiné. 

Ce personnage est fascinant. Tout à son travail, il est capable de tourner en rond un certain temps jusqu'à soudain se décider à suivre une piste, qui est systématiquement la mauvaise. On dirait moi dans Paris sans GPS.

Persuadé d'avoir l'étoffe d'un justicier, il n'hésite pas à se lancer quelques fleurs, de temps en temps ; nous, lecteurs, nous voyons un homme assez influençable, paralysé par la peur de mal faire, de blesser, d'être impoli. C'est bien ce qui nous le rend attachant impliqué  dans sa mission, il ne sort pas la tête du guidon, et n'est donc pas en mesure de voir arriver les obstacles qui se présentent à lui. Le plus drôle _ou le plus frustrant, selon les situations, c'est qu'on anticipe souvent mieux que lui, puisqu'on ne voit pas le monde à travers le prisme de l'enlèvement du petit Jésus, nous. 

Evidemment, on ne peut ni l'empêcher de faire fausse route, ni l'empêcher de se faire bolosser par les villageois qu'il rencontre, et qui cernent assez vite son caractère inoffensif. Il y a quelque chose de kafkaïen chez ce détective qui s'enfonce tous les jours plus profondément dans un bourbier, sans pouvoir (sans vouloir ?) s'en rendre compte. 


J'enquête est vraiment une belle découverte, en bref. 

Pourquoi lire cette curieuse vraie fausse enquête, étant donné que la question de la disparition du petit Jésus de la crèche y est très vite bottée en touche ?  

Déjà, parce que le parcours du héros peut-être compris comme une métaphore de la vie de manière générale, de la quête du bonheur, ou de quelque chose comme ça. Après tout, un type qui quitte son boulot de gardien de square pour embrasser une vocation de justicier, au risque de passer les fêtes de Noël loin de sa femme et de ses enfants, doit bien chercher autre chose qu'un bébé Christ en plâtre. Je n'irai pas plus loin car je n'ai pas les billes pour me lancer dans une analyse pertinente. Il faut bien reconnaître que le type évolue : alors qu'il se laisse beaucoup marcher sur les pieds au début de l'histoire, le détective commence à s'affirmer _ mieux vaut tard que jamais face à des interlocuteurs à qui il n'a pas fallu plus de quelques jours pour comprendre qu'il était facile de lui marcher sur les pieds. Serait-ce le métier qui rentre ? Si la bonne volonté est une condition indispensable à la réussite de ce qu'on entreprend, elle ne suffit pas toujours. 

Ensuite, parce que l'écriture de Joël Egloff est particulière et vraiment agréable. Ne connaissant pas son œuvre, je ne saurais dire s'il s'agit de son style, ou s'il a cherché à écrire, juste pour l'occasion, une sorte de long journal de bord proche du compte rendu très détaillé mais pas lourd pour autant. L'auteur a fait le choix de découper son histoire en une succession de courts chapitres, dans lesquels sont narrateur exprime tous ses faits et gestes à chaud, au moment où il les vit, sans prioriser les événements. Cela donne un effet parfois saccadé qui m'a fait penser, allez savoir pourquoi, à la série Bref. Moi je trouve le procédé bien frais, mais est possible que certains lecteurs n'aiment pas ! 

Pour information, j'ai lu J'enquête quasi intégralement dans le train, ce qui veut dire qu'il est vraiment prenant et accessible. 

Ce roman classé en littérature pour adultes peut constituer une lecture sympa dès 15 ans ; il me semble que ça peut être une bonne passerelle pour aborder l'absurde au lycée. Mais bon attention, ce dernier point reste à vérifier ! Je suis pas prof de lettres ! 

Joël EGLOFF. J'enquête. Gallimard, 2016. Coll. Folio. 235 p. ISBN 978-2-07-079405-8  

mercredi 3 août 2022

[UNE VIE DE CHIEN] Mon chien Stupide - John Fante (1985)

Elle avait l'art de flatter tes frisettes, brave petit épagneul. Elle savait te dire les mots qu'il fallait pour de faire pousser des ailes, pour exciter ta hargne et ton courage ; alors tu partais gaiement endurer les coups à sa place, et tu en revenais plus fier et heureux que jamais. Depuis qu'elle a pris le large, te rendant une liberté à laquelle tu ne prétendais même pas, tu te sens perdu. Ne reste pas sur le bord de la route, va explorer les terres, pars à la recherche de ta nature enfouie, reniée trop longtemps. 



Mon chien Stupide est un classique de la littérature américaine que je voulais lire depuis très longtemps ; je me souviens l'avoir déjà emprunté à la bibliothèque, mais ça remonte tellement que je ne sais même plus si c'était à Paris où à Bordeaux. Je l'avais finalement retourné sans l'avoir ouvert. C'est en voyant la bande annonce de sa récente adaptation cinématographique que ce roman de John Fante m'est revenu en tête.


L'histoire

L'écrivain et scénariste Henry Molise mène une vie confortable à Point Dume, sur la côte californienne. Belle villa, famille, voiture, pas de trop gros problèmes de thunes... Il semble cocher toutes les cases du rêve américain réalisé. Malgré tout, la déprime le guette : bien conscient de ne plus être un jeune premier, il voit bien qu'il n'est plus vraiment dans le coup, professionnellement. Ses quatre enfants sont devenus grands mais ne se pressent pas de quitter le foyer familial : pourquoi le feraient-ils, puisqu'ils y trouvent tout ce qu'ils veulent sans forcer ? Sa femme Harriet est toujours présente à ses côtés lorsqu'il s'agit de faire face aux problèmes, mais lui n'aspire qu'à la libérer de ses obligations. Il pense sans cesse à s'offrir une retraite paisible et solitaire en Italie, sur les terres de ses ancêtres, sans jamais se résoudre à franchir le cap. Je n'ai pas noté de mention de date, mais l'histoire doit se situer quelque part dans les années 1970. Vous me direz si je me trompe. 

Alors qu'il rentre chez lui un soir, sous une pluie battante, à l'issue d'un rendez-vous professionnel peu prometteur, Harriet l'informe de la présence inquiétante d'une bête non identifiée tout près de la maison. Leurs investigations cocasses révèlent qu'il s'agit en fait d'un très gros chien fatigué et (presque) inoffensif. 

L'animal va peu à peu élire domicile chez eux ; il va être le déclencheur d'une série d'événements plus ou moins drôles, mais tous facteurs de rupture avec la routine insipide de l'écrivain.

La bande annonce du film de 2019, que je n'ai pas encore vu. 

Y a rien qui va chez ce chien

Par sa seule présence, son gabarit "monstrueux" et son comportement, Stupide va donner de grands coups de queue(s) dans le jeu de quilles de la famille Molise. Si le premier réflexe de Henry et Harriet est de le faire dégager au plus vite, la curiosité et la pitié l'emportent vite sur le dégoût qu'il leur inspire ; Dominic, le fils aîné marin et glandeur est sollicité pour fixer l'état de santé et la race de la bête. Il décrète que Stupide est une sorte de "chien de traîneau" que le narrateur compare à un "énorme chow-chow". 

Un chien chow-chow
Source : Zooplus.fr

Le mec de sa fille, un ancien militaire reconverti surfeur, décrète qu'il s'agit d'un "akita". Tout le monde y va de sa suggestion et personne ne tombe d'accord. Retenons surtout que c'est un bâtard à tête d'ours qu'on a quand même confondu avec un âne puis un lion pendant de longues minutes. Le lecteur dispose d'assez d'éléments pour façonner son propre monstre. 

D'ailleurs, on se fout bien de ce à quoi il peut ressembler. L'important, c'est ce qu'il représente pour l'écrivain et pour ses proches ; certains vont tout de suite l'adorer, d'autres le détester... Il ne laisse jamais indifférent. 

Un chien akita
Source Maxizoo.fr

Tina, la fille, et Harriet n'apprécient guère Stupide, qui lui-même se montre assez distant voire agressif avec tout ce qui est femelle (humaine ou chienne). Denny, l'acteur de la fratrie, va connaître une mésaventure d'importance avec l'animal ; enfin, Jamie le petit dernier, tranchera en faveur du chien, car tous deux vont vite devenir potes. 

Contrairement aux apparences, le nouvel habitant de la villa n'est pas un chien errant : il appartient à un voisin, autre écrivain qui s'est lui aussi redirigé vers la télévision. Mais à la différence de Molise, l'artiste donne plutôt dans le comique et semble avoir passé le cap du repli à l'étranger, lui... sans crainte d'abandonner quelqu'un à Point Dume.     

Avec sa masse imposante, sa nonchalance générale coupée de démarrages au quart de tour incontrôlables, sa promptitude à bander, Stupide nous rappelle un peu cette nature profonde qu'on s'efforce tous de brider en société et qui nous échappe parfois. Il incarne cette espèce de gros bordel psychanalytique qu'on chasse sans cesse à coup de balai et qui nous revient toujours dans les pattes. 

Comme ce billet manque un peu d'illustrations, je vous mets une radio de mon pied,
avec vue sur mon superbe oignon


Mais surtout, il représente ce que Molise n'ose pas, ou ne peut pas faire dans sa vie ; n'est-ce pas lorsqu'il le voit lécher sa bite qu'il se met à le trouver inspirant ? Stupide est libre ; il fait ce qu'il veut, quand il veut. Il reste dans la maison s'il le souhaite, s'installe où il le souhaite, s'impose, s'attribue une place dans la famille, sait se ménager un périmètre de survie lorsqu'il en a besoin, il ne prend pas de pincettes, apparaît, disparaît... Molise ne fait jamais que déplorer les contraintes qui le maintiennent pieds et poings liés dans une existence qui ne le satisfait plus : tant que les enfants ne partent pas... et puis, s'il avait plus d'argent, il pourrait... mais en attendant, il doit rester pour... il est tributaire de... 

Le plus fascinant est que, si Stupide se fait facilement une place parmi les chiens du voisinage, ce n'est pas grâce à sa force, mais parce qu'il désarçonne complètement ses congénères en ne suivant pas les codes de la virilité, que John Fante décrit de façon similaire chez les hommes et chez les bêtes : la graine d'akita surprend tout le monde en sautant les mâles et en agressant les femelles sans les ménager. 

Les chiens mâles qu'il croise se sentent tellement dégoûtés et humiliés qu'ils n'essaient même pas de lui barrer la route ; Stupide devient donc rapidement le bâtard craint par les meilleurs pédigrées (à défaut d'être respecté), sans jamais avoir besoin de se battre pour de bon. La revanche de l'Italien sur l'Américain ? La confrontation entre Stupide et Rommel, le mâle alpha du quartier, est trop épique et trop bien racontée par Fante, l'enfant d'immigrés italiens, pour ne pas avoir de signification profonde. Mais ne connaissant pas assez l'œuvre, ni l'histoire des Etats-Unis, je me garderai bien de me lancer dans une analyse.  

Le meilleur moment du livre !

Tempête sur Point Dume 

"Nous habitions Point Dume, une langue de terre qui avançait dans la mer comme un sein dans un film porno, au nord du croissant de la baie de Santa Monica"

Dans Mon chien Stupide, John Fante a quand même un bon sens de la formule et un don certain pour rendre drôles des situations pénibles. Certes, aucun événement tragique de taille ne vient plomber l'histoire, et c'est heureux. Mais une vague mélancolique traîne toujours sur la vie de cet écrivain en pleine crise de la cinquantaine, plus tenté de regarder vers le passé que vers l'avenir... jusqu'à l'arrivée du fameux chien.    

Entre ce qu'on veut et ce qu'on obtient, il y a parfois un gouffre. A travers son personnage, l'auteur tient des propos qu'il devait être rare d'entendre dans les années 1970, et même 1980, notamment en ce qui concerne la famille. Sans parler du racisme ambiant _Molise est plus contrarié à l'idée d'avoir une belle fille noire qu'un "chien pédé"_ le portrait au vitriol qu'il fait de ses enfants a sûrement dû en déranger plus d'un, à l'époque. En même temps, entre la feignasse droguée, la fille en liquéfaction devant son mec, l'étudiant-acteur qui fait encore faire ses devoirs à sa mère, et l'enfant modèle invisible car trop longtemps délaissé, on ne sait pas trop comment on se débrouillerait à sa place. J'imagine que les lecteurs parents d'adolescents trouveront que la jeunesse d'aujourd'hui n'a pas de leçons à prendre de celle d'hier.  

Mon chien Stupide est donc bien le petit roman classique et incontournable qu'on nous vend depuis des décennies. Il se lit très facilement et peut être mis entre les mains des lycéens. Non pas qu'il soit trop difficile à lire pour les collégiens, mais ça reste une réflexion sur le temps qui passe, sur la vie... ancrée dans une époque que les plus jeunes trouveront peut-être surannée. Ou pas d'ailleurs, ça dépend des goûts et de la maturité de chacun. Attention cependant, les Molise sont globalement racistes et homophobes, car ils sont le reflet de leur temps ; si on perd de vue ce contexte d'écriture, certains dialogues peuvent choquer. 

John FANTE. Mon chien Stupide. 10-18, 2013. Première publication : 1989. 155 p. ISBN 978-2-264-03450-2