dimanche 22 octobre 2023

[BD] Camélia - Face à la meute. Cazenove / Bloz / Nora Fraisse (2021)

"Tu as vu ça, ce jeune de quinze ans qui s'est suicidé encore, parce qu'il se faisait harceler ? 

_ Oui... 

_ Et après on en fait des tonnes sur l'abaya... Laisse-le passer, lui, tu vois bien qu'il force. 

_ L'abaya, c'est un problème créé de toute pièce pour faire diversion. Le harcèlement scolaire, ça c'est un vrai fléau à combatte. 

_ Moi je dis... ok, l'école est sûrement responsable, mais les familles ont leur rôle aussi. Attention, là c'est 50 ! Si l'enfant harcelé ne parle pas de ce qu'on lui fait à ses parents, c'est qu'il y a un problème. Serre à droite. Ils ne sont pas à l'écoute, ou pas disponibles, ou l'enfant n'a pas confiance, je sais pas..." 

Durant une année passée à conduire plusieurs soirs par semaine, j'ai eu l'occasion de discuter avec une bonne vingtaine de moniteurs _ j'étais inscrite en auto-école, mais, pour pratiquer plus fréquemment, je complétais ma formation avec des profs indépendants via des applications dédiées. D'un point de vue humain et pédagogique, ça s'est toujours bien passé. Mais je remercie particulièrement le "noyau dur" de ceux qui ont assuré l'essentiel de mon parcours. Parmi eux figure Rachid, de l'auto-école. Rachid a vraiment été un bon prof. Dans la vie, ce doit être un type droit, ça se sent. Il s'intéresse à tout, et notamment aux questions éducatives : c'est vrai qu'il a vu passer un paquet de lycéens dans sa voiture.

 On tombe souvent d'accord, mais ce jour-là, on a pas mal débattu sur la route du centre d'examen de Rosny. Des profs, des cours d'empathie et des ateliers massages au Danemark. Parce que non, ce n'est pas si simple de dire à ses parents qu'on se fait bousculer, même si on les aime et qu'ils nous aiment. Surtout dans ce cas-là, en fait. Entre la honte de n'être pas capable de se défendre, la peur d'inquiéter et de rendre triste, de mettre ceux qui pensent nous protéger face à leur échec, les raisons de garder le silence ne manque pas. 

Cette conversation m'a remis en mémoire une bande dessinée commandée pour le CDI l'année dernière : Camélia - Face à la meute. Née des talents et des expériences de Bloz, déjà connu pour Seule à la récré, de Cazenove et de Nora Fraisse, elle est sortie en 2021 chez Bamboo.    

En vrai, je l'ai rachetée récemment car une élève de troisième a oublié de le rapporter en fin d'année dernière et j'ai complètement zappé de la "bloquer" lors de la restitution des manuels scolaires. Mais faut pas le dire.   

Pour Camélia, l'année s'annonce bien à l'internat des Sources : elle entre en seconde, retrouve ses habitudes aux côtés de sa meilleure amie, et, pour ne rien gâcher, elle s'est affinée pendant les vacances. Son surnom de Bouboule n'a plus lieu d'être. 

C'est sans compter sur Valentine et ses amies, jamais à cours de mauvaises blagues et bien décidées à passer à la vitesse supérieure maintenant qu'elles sont au lycée. Lorsqu'elles se rendent compte qu'il y a possibilité de quelque chose entre Camélia et le BG de la classe, elles décident de définitivement lui pourrir la vie. Et ça va marcher : rumeurs dans les groupes de messagerie instantanée, photos truquées, coups de pression bien efficaces sur la copine d'enfance, boulettes de shit placées stratégiquement... la jeune fille va sombrer peu à peu. Heureusement, il n'y a pas que des cons au lycée : les soutiens sont comme des champignons rares, ils poussent exactement là où on ne les attend pas. 

Camélia - Face à la meute parle du harcèlement, cette gangrène de l'humanité qui se déclare depuis des lustres dans les groupes de jeunes, et qui devient enfin une préoccupation de premier plan pour l'Éducation Nationale. Est-ce qu'on y trouvera une solution ? Je ne suis pas optimiste : s'il y a bien quelque chose qu'on a en commun avec les animaux, c'est notre propension à nous associer pour mettre sa race au plus faible ou a celui qui se distingue du lot. Chez les volailles, on parlerait de piquage. Chez les hommes, on parle de harcèlement. Cela n'a rien à voir avec l'école, si ce n'est que le système scolaire induit une forte concentration de jeunes au même endroit pendant des heures entières, favorisant ainsi la propagation du virus de la connerie.    

En tous cas, il faut continuer à se battre avec les armes qu'on maîtrise le mieux ; pour les artistes et les écrivains, publier des fictions à destination des jeunes est une façon de mener le combat, et elle vaut bien les autres. En l'occurrence, l'ouvrage dont on parle aujourd'hui me semble plutôt destiné aux collégiens (même si ça se passe au lycée) et a l'avantage de traiter un maximum des aspects du problème en un minimum de planches : 

- le "triangle" massacreur formé par la victime, le bourreau et les suiveurs qui craignent pour leur gueule, avec des rôles qui fluctuent au fil du temps. Le personnage de Ryan est particulièrement intéressant : passé de harcelé à harceleur "pour se protéger" en fin de collège, il devient le gars sûr de l'héroïne qui peine à lui accorder sa confiance _ et, à la lecture des premières planches, on la comprend.  

- l'importance mais aussi les limites des séances de prévention mises en place dans les établissements scolaires : Camélia perçoit la bienveillance de sa prof de français, et le discours qu'elle tient l'aide vraiment à tenir. Quant aux harceleurs, ils ont tous conscience que ce qu'ils font est mal, mais ça ne les empêche pas de continuer au nez et à la barbe des adultes...

- les points d'attaque qui font mouche, souvent axés sur le poids, une sexualité exacerbée ou non hétéro, une dépendance aux drogues ou une tendance à en faire le commerce.  

- le cheminement intérieur de la victime, qui n'aspire qu'à rompre l'isolement subi, mais qui a peur de saloper les bons moments passés en famille  

- les failles de communication et d'analyse des adultes. On voit bien que tout le monde était plein de bonnes intentions dès le début, mais n'y a vu que du feu.

- il suffit d'un agglomérat de petits détails insignifiants pour faire de vous une tête de turc : un micro-événement resté dans les mémoires, un surnom mal trouvé ("Camé" pour Camélia c'est pas l'idée du siècle), une chute malencontreuse sur votre pote en cours de lutte et une amitié naissante avec un beau gosse qui font de vous une "fille facile"...    

- la dimension "cyber" du harcèlement, qui s'est développée avec la généralisation des smartphones. 

- un même lieu peut être à la fois un paradis et un enfer, selon qu'on est plus ou moins bien accompagné. 

Le fascicule documentaire en fin d'album est clair, complet et exploitable en classe. 

Seul bémol : j'ai trouvé peu convaincante la séquence du spectacle de fin d'année, où Camélia et ses amis scandent un petit rap sur fond de "harceler c'est pas bien" avec un gros 3020 tatoué sur le front. Euh... comment dire...  Non ? Je pense que si on tente ça avec un groupe d'élèves dans le collège où je bosse, ils risque fort de se faire afficher sur tous les réseaux sociaux de la Terre avant 17h30 (ouais ouais, portable interdit, on sait), avant de se faire lapider en franchissant la grille. Mais c'est vraiment critiquer pour critiquer, car dans l'ensemble, la BD est top, agréable à l'oeil, réaliste, relativement optimiste et nécessaire. Merci aux auteurs de l'avoir fait exister.       

Bloz a participé à Seule à la récré, un autre album qui aborde les mêmes questions. Quant à Nora Fraisse, elle a créé l'association Marion, la main tendue, qui lutte contre le harcèlement scolaire. 

Cazenove ; Nora Fraisse ; Bloz. Camelia - Face à la meute. Bamboo Edition, 2021. 72 p. ISBN 978-2-8189-7717-0

samedi 21 octobre 2023

[3615 ma vie] "En toute sécurité"

Il était important que je revienne écrire ici. Comme à chaque début d'année scolaire, j'ai été rapidement submergée par ces tâches de rentrée qui me sont pourtant familières. A cela s'ajoutait des occupations plus personnelles, telles que la fin de préparation du marathon de Rouen, suivie, quelques jours plus tard, de l'examen du permis.

 



Eh bien, j'ai fini la belle boucle rouennaise en 4h17 (RP), mais surtout, j'ai eu mon permis. Qui l'eût cru ? Un complexe vieux de presque quinze ans vient de se désagréger. A presque quarante ans, et après plus d'une centaine d'heures de formation _d'ailleurs il m'en reste à effectuer : je ne comptais tellement pas l'avoir du premier coup que je m'étais gardé une dizaine de leçons sous le coude. Pourtant, je me sens aussi invincible et jouasse que vous avez dû l'être à dix-huit ans, dans les mêmes circonstances. Autour de moi, on s'étonne de mon euphorie et quelques uns commencent à s'en agacer : ils conduisent depuis vingt ans pour la plupart, alors forcément... Je ne leur en veux pas. Comment pourraient-ils deviner tout ce que cette réussite représente à mes yeux ? 

Lorsqu'on dit que le permis de conduire a une valeur symbolique d'"indépendance", de "passage à l'âge adulte", de "prise de responsabilités", ce n'est sans doute pas faux. Bien sûr, pour ma part, cet objectif relevait surtout du défi personnel. L'échec des trente heures pour rien avec Rolland _le moniteur de l'auto-école de Saint-Astier, à l'époque_ m'avait ruinée et m'avait collé une étiquette d'"incapable" à la conduite. C'était devenu un caillou dans ma chaussure. Je l'ai enfin viré. Mais c'est vrai que, pour la première fois, il y a quelques jours, je suis malencontreusement tombée sur ma tête dans le miroir et j'ai constaté que je faisais drôlement bien mon âge. Je ne pense pas avoir vieilli d'un coup depuis le 29 septembre, simplement c'est ce jour-là que j'ai accepté de voir ce que j'ai vu : une femme de 37 ans donc, qui vit comme une étudiante dans un studio de location sympa mais fort bordélique, qui communique avec ses pairs et se comporte comme si elle avait l'âge de ses élèves. Pour la première fois, j'ai senti que quelque chose sonnait faux. Je le savais déjà plus ou moins, mais jusqu'à ce jour, cela ne ressemblait en rien à un problème. L'effet papier rose s'était bel et bien produit, ahah.  


Puis je suis retournée zoner sur Internet et j'ai commandé toute une série de Titeuf d'occasion à un excellent prix. Ah, j'ai le permis, putain !! 


Que ma tête vieillisse, que je prenne un peu plus de cul année après année, ce n'est pas une source d'inquiétude : c'est dans l'ordre des choses. En fait, pour l'instant ça m'apporte plus d'avantages que de désagréments, notamment au travail, où élèves et collègues _quasiment tous plus jeunes que moi à présent_ m'identifient comme adulte et s'adressent à moi en tant que tel. Vous êtes bien placés pour savoir que cela n'a pas toujours été le cas. Non, ce qui me laisse perplexe, c'est l'écart qui grandit toujours plus entre ce corps qui suit docilement la ligne temporelle et cet esprit, qui s'accroche à une enfance qu'il a le sentiment de ne pas avoir exploitée à fond. 


Albert Riera 
"nouvel entraîneur des Girondins"
=
20 ans dans ta gueule !


Il semblerait que je sois bloquée à un carrefour particulièrement encombré, sans trop savoir quoi faire. En attendant de prendre les bonnes décisions, en espérant que ça se débouche avant la tombée de la nuit, je continue à courir, à lire des histoires de super-héros, et surtout à bosser (pas si mal que ça, franchement). Si les élèves y gagnent, c'est que tout n'est pas perdu !