mardi 31 juillet 2018

Piège nuptial - Douglas Kennedy (1994)

Un matin, une collègue a débarqué au CDI avec un sac plein de bouquins. C'était insolite, mais pas surprenant outre mesure. En effet, quelques jours plus tôt, nous avions déploré de concert le manque de romans "niveau adulte" dans le fonds fictions du collège et elle m'avait dit qu'elle comptait dans sa bibliothèque un certain nombre de livres de poche qu'elle n'ouvrirait sans doute plus jamais. Elle les amènerait un de ces jours : autant qu'ils servent à quelque chose. Bien bien. Il s'agissait essentiellement de romans policiers et de quelques uns de ces best-sellers sur lesquels mes profs de fac ne pouvaient s'empêcher de vomir dès qu'ils en avaient l'occasion. Convaincue à l'époque que l'avis bien arrêté des universitaires ne pouvait être contredit, je les avais snobés en toute insouciance, sans me douter qu'il me faudrait les cataloguer dix ans plus tard.



Quoi qu'il en soit, son geste était louable, et j'ai quand même voulu le lui rappeler avant qu'elle ne reparte vaquer à ses occupations. Déclinant tout remerciement, elle a soudain tenu à m'assurer qu'elle n'avait pas "acheté tous les romans" en question et que, concernant les autres, elle "ne les aurait pas achetés si elle avait su que ça parlait de ça". Autant dire que son affolement m'a laissée perplexe, et j'ai craint trente secondes qu'elle ait fait don de livres de cul à la communauté éducative. Mais qu'on se rassure, ce n'était pas le cas. Après avoir passé la marchandise au crible, la conclusion est la suivante : elle s'est bien monté la tête pour rien.

Figurait dans le tas Piège nuptial, le premier roman de l'écrivain à succès Douglas Kennedy. Il était d'abord paru dans les années 1990 sous le titre Cul de sac.



L'histoire 

Nick Hawthorne mène une vie monotone, sans sel et sans contrariétés. Solitaire et fuyant l'idée-même d'ambition, ce journaliste américain a passé les dix dernières années de sa vie à écumer les rédactions locales situées à portée de sa Volvo sans jamais tenter de se faire une place dans l'une d'entre elles. Jusqu'au jour où il est pris de fascination pour une vieille carte de l'Australie dégotée dans une librairie de Boston : l'appel de l'aventure au pays des kangourous est alors irrésistible. Comme quoi, tout arrive, même aux plus casaniers. Quelques heures plus tard, Nick retire ses économies à la banque et saute dans un avion en partance pour Darwin. 



Là-bas, le Yankee va vite déchanter. Moyennement bien accueilli par la population locale, il se débrouille pour racheter un minibus à un couple d'illuminés qui vivait dedans jusque-là et s'empresse de quitter le bled paumé où il a atterri : après tout, s'il est venu dans le coin, c'est avant tout pour découvrir le vaste et mystérieux "bush australien". 

En route, il percute mortellement un kangourou : est-ce un signe ? Peut-être, mais il décide de ne pas en tenir compte et poursuit son chemin. Quelques jours plus tard, sa ligne de vie va être déviée par une rencontre d'un tout autre genre ! Une jeune auto-stoppeuse aux allures de paysanne prend place sur le siège passager, avec son corps de rêve et son ignorance crasse. L'appel de la queue fera le reste. Après quelques nuits torrides, Nick commence à s'épuiser, et Angie _ l'auto-stoppeuse_ devient collante et se met à causer d'amour, de famille et d'autres conneries du même style. De plus, il s'avère que la jeunette sait jouer des poings quand on la cherche, et que ses colères ont quelque chose de flippant dans leur démesure. Alors qu'il réfléchit à une manière subtile de la contrôler puis de rompre, Angie passe à l'action : le mode mante religieuse est activé !

Le prix de la Mante Religieuse est décerné à  Piège Nuptial 

Quelques jours plus tard, Nick se réveille à Wollanup, un village paumé de l'outback, géré par une poignée de rustres méprisant la société moderne... et remarque qu'il porte une alliance au doigt.
On comprend petit à petit qu'Angie l'a drogué pour le ramener chez elle, et que leur mariage a été célébré alors qu'il était encore inconscient. Impossibilité de s'enfuir, obligation de s'intégrer et d'engrosser au plus vite son épouse, car c'est comme ça que ça se passe, ici. Nick est complètement coincé ; sa vie va-t-elle vraiment s'achever à Wollanup, au milieu des quatre familles qui composent la communauté et dont les gosses forniquent entre eux, de l'abattoir de kangourous, du garage d'un beau-père toujours prompt à coller un fusil sur la tempe à qui ne lui dit pas amen, d'une femme aussi nymphomane qu’irascible, des "crédoches" _la monnaie locale qui ressemble plus à des tickets de rationnement... et de cette puante montagne d'ordures qu'on fait flamber de temps en temps, ce qui donne lieu à un "barbecue géant" ? 

Fait comme un rat _ou comme un kangourou 

Piège nuptial, Cul de sac, voilà deux titres qui conviennent parfaitement aux déboires du journaliste. Encore que Piège nuptial soit sans doute celui qui représente le mieux le basculement du héros dans le cauchemar. Après tout, Nick se fait prendre au collet par une jeune femme dont il avait sous-estimé l'intelligence, la force de caractère, la force physique. S'il n'avait pas joué les bonhommes solitaires en manque d'amour pour faire passer plus facilement l'auto-stoppeuse sur la banquette arrière, il ne se serait pas retrouvé avec une seringue dans le bras et la bague au doit. Ou peut-être que si, qui peut savoir ?

Avec des si...

Disons que si vous avez du mal à sortir de votre routine pour vous aventurer dans l'inconnu, évitez de lire ce livre : il pourrait vous dégoûter d'entreprendre quoi que ce soit de nouveau, et au contraire vous encourager à vous en tenir à petites habitudes rassurantes _ou sclérosantes, tout dépend du point de vue.



Piège nuptial est quelque peu angoissant : les personnages principaux montent en pression au fil des pages, tandis que le suspense court jusqu'aux dernières lignes. Pourtant, malgré l'enfer qu'il fait vivre à son héros, malgré le drame social à l'origine de ce trou paumé, Douglas Kennedy ne lésine pas sur l'humour (noir) et envoie ses ploucs de Wollanup se vautrer dans des situations plus cocasses les unes que les autres. Il me semble que ce premier roman est plus que convaincant ; voilà des mois que la lecture d'un bouquin ne m'avait pas autant éclatée ! Le genre d'histoire qui tombe à pic pour qui a eu le gésier retourné par Et plus encore de Patrick Ness, quelques semaines plus tôt !     

KENNEDY, Douglas. Piège nuptial. Pocket, 2011. Trad. Bernard Cohen. 256 p. ISBN 978-2-266-19282-8


vendredi 20 juillet 2018

Téma la bibliothèque : Hopper, Powell et le lecteur de microfiches


Je ne sais plus trop pourquoi, mais sans doute parce que j'en ai eu de bons échos, j'ai commencé à suivre la série Stranger Things. Eh bien dans le troisième épisode de la première saison, une scène intéressante se déroule à la bibliothèque municipale* ; je me suis dit que ça valait le coup d'y consacrer un billet. 



"Stranger quoi ??"  

Pour ceux qui ne la connaîtraient pas, le fil rouge de la saison 1 est le suivant : un soir de 1983, le jeune Will Byers, douze ans, disparaît mystérieusement aux abords du Laboratoire du Département de l'Energie de la petite ville d'Hawkins, aux Etats Unis. Comme souvent, il a passé la journée à jouer à Donjons et Dragons chez son copain Mike Wheeler avant de rentrer chez lui à vélo. Or, il semblerait qu'il ne soit jamais arrivé à destination... Tandis que le policier Jim Hopper se charge de mener les recherches sans trop s'affoler dans un premier temps _il ne se passe jamais rien à Hawkins, pourquoi est-ce que ça commencerait aujourd'hui ?_ un réseau d'enquêteurs en herbe se tisse parallèlement : Mike, Dustin et Lucas, les trois inséparables amis de Will, sont bien déterminés à le retrouver par leurs propres moyens. 

Au cours de leurs investigations, le trio rencontre "Onze", une fillette au crâne rasé assez peu loquace qui semble tombée de nulle part et qui possède des pouvoirs extraordinaires. De son côté, le frère de Will s'associe avec la soeur de Mike, afin d'essayer de comprendre ces phénomènes étranges qui se produisent autour d'eux et qui leur permettent de croire que le disparu est toujours en vie.




La dimension fantastique de l'histoire prend de l'ampleur dès le premier épisode ; alors qu'on se croyait partis pour suivre une énième sordide intrigue sur fond d'enlèvement d'enfants par des tordus, voilà que des ampoules se mettent à clignoter dans la maison de Will sous les yeux de sa mère complètement bouleversée, tandis que les murs s'ouvrent pour laisser entrevoir des mondes parallèles ! Dans un premier temps, Hopper a du mal à croire à une présence surnaturelle chez les Byers : quelle est la part de réalité et d'imagination dans les propos rapportés par une famille en panique ? Jusqu'à ce qu'il y soit lui-même confronté.     

L'épisode 3, celui qui nous intéresse : Holly, jolly 

Persuadée que son fils tente de communiquer avec elle via les lampes de la maison, Joyce Byers (la mère de Will, faut suivre un peu !) dévalise le rayon des décorations de Noël de la supérette du coin et installe des guirlandes électriques dans toutes les pièces. Un peu plus tôt, Mike a planqué Onze dans sa chambre et a rejoint le collège avec Dustin et Lucas : ils ont pour projet de poursuivre leurs recherches après les cours. Nancy, la soeur de Mike, se lamente de ne pas avoir vu sa meilleure amie Barbara en classe et elle craint qu'il ne lui soit arrivé malheur à l'issue d'une soirée où elles se sont rendues la veille, ce qui la rend chafouin vis à vis de son copain Steve, alors que lui était plutôt d'humeur à roucouler. 

Du côté de l'enquête policière, ça patine un peu. Hopper et Powell font une visite express du Laboratoire National du Département de l'Energie après avoir fait des pieds et mains pour pouvoir pénétrer dans cette zone hautement sécurisée ! Ils n'en sortent guère satisfaits, plus que jamais persuadés qu'il se passe des choses louches et top secrètes entre ces murs. Ils se rendent à ce qu'on suppose être la bibliothèque municipale d'Hawkins pour voir si le Labo a fait parler de lui dans la presse, dernièrement. 

Une bibliothèque dans les années 80 


Ah ah, nous y voilà ! LA bibliothèque à l'ancienne, avec sa bibliothécaire à lunettes et son catalogue version papier ! 

  

Le principal charme de la série Stranger Things réside en sa capacité à nous replonger dans les années 1980-90 _du moins pour ceux qui ont connu cette période, et à faire entrer en jeu des objets qui nous paraissent aujourd'hui insolites : téléphones à cadran, télévisions sans télécommande, talkie-walkies lourds de 6 kg et surmontés d'une antenne de 40 cm, radio-cassettes inamovibles, appareils photo ultra-fragiles et ultra pas discrets... On passera sous silence les coupes de cheveux et les vêtements de Mike, Lucas et Dustin, tombés dans l'oubli pour le bien de tous, même si ça fait bien sûr partie du folklore. En revanche, on retiendra que le trio fait partie du déjà très geek "club audiovisuel" de leur collège. 




Si un des mes profs de SIC (sciences de l'information et de la communication) devait se prononcer sur cette bibliothèque, je pense qu'il la considérerait comme "accueillante" ; en effet, lorsqu'on suivait ses cours, il y a une dizaine d'années maintenant, il nous engageait à visiter un max de bibliothèque et de centres de documentation en nous posant la question suivante : "que vois-je en premier quand je pousse la porte d'entrée ?" La réponse à cette question initiale était censée nous permettre de déterminer l'"esprit" du lieu, et la vision que les personnels en fonction avaient de leur métier. Ainsi, une bibliothèque dans laquelle je vois d'abord la banque de prêt m'invite au contact et au dialogue, tandis qu'une première vue sur le "fichier" _ ce buffet aux multiples tiroirs blancs que l'on voit en fond sur la photo_ m'indique qu'ici, on met plutôt le paquet sur la gestion documentaire et qu'on n'est pas là pour taper la causette. Enfin, c'était beaucoup plus subtil que ça, hein, et c'est pourquoi je n'ose pas le nommer ici. Bref, Marissa, la bibliothécaire de Stranger Things, a le sens de l'accueil, puisque c'est elle que les policiers voient en premier. Si si. Notez au passage qu'il n'y a PAS D'ORDINATEUR (#angoisseabsolue) sur son bureau ! 

   
La bibliothécaire 




Son masque hostile _elle a ses raisons !, et ses besicles lui donnent une bonne tête de rongeur de bouquins : Marissa a tout du cliché de la bibliothécaire... telle qu'on se la représente encore aujourd'hui. Bien qu'elle tende à s'estomper, l'aisance avec laquelle cette imagerie du professionnel du livre traverse les décennies (c'est forcément une femme, plus ou moins désagréable, souvent coincée, excessivement pointilleuse sur sa coiffure, sur ses fringues et sur le classement des documents...) laisse un peu songeur. 

Bref, Marissa a les boules, parce qu'elle est visiblement sortie avec Hopper quelques temps avant qu'il ne tente de consulter le catalogue papier en scred, et surtout parce qu'il a disparu de la circulation du jour au lendemain, le goujat ! Toujours est-il que s'il ne semble pas vraiment accablé de remords, le chef de la police joue le mec prêt à recoller les morceaux car il a besoin de ses précieux conseils méthodologiques, ah ah ! Qui a le pouvoir, à présent ?  

"Eh merde, je croyais qu'elle bossait que le matin aujourd'hui !"

En attendant, on creuse toujours à la recherche du respect ! Prenant à part son acolyte visiblement connu pour ne pas trop savoir tenir sa queue, Powell se permet de lui lancer un "même la bibliothécaire" qui sonne un peu comme "t'étais mort de faim au point de tringler ça !". En retour, Hopper lui revoie un regard énigmatique qui pourrait aussi bien vouloir dire "tout le monde fait des erreurs" que "bah, elle a une techa comme les autres, hein !".  

Mais cette mésaventure n'empêche pas Marissa d'être professionnelle et de faire un bref rappel du système de classement en vigueur dans la bibliothèque et de présenter sommairement le fonds d'archives périodiques. Ultime foutage de gueule : Hopper décrète que la bibliothécaire cherchera pour eux "tout ce qui parle du Laboratoire National d'Hawkins" dans les archives du New Yok Times, tandis que lui et son collègue s'occuperont du Post. Les interactions seront ainsi limitées : faudrait pas que l'autre intello se fasse des films.  



Le lecteur de microfiches 

Lorsque les policiers investissent la salle de lecture, ce n'est pas pour aller sur Internet _même aux Etats-Unis, en 1983, le réseau n'atteint pas encore le grand public si je ne m'abuse, ni pour utiliser des ordinateurs de première génération, mais pour squatter LE LECTEUR DE MICROFICHES

Honnêtement, qui s'attendait à tomber sur un tel objet de collection ?  

Paul Otlet likes it.
La microfiche est un peu l'ancêtre de la numérisation, pour ne pas dire de la clé USB. Lorsque la quantité de documents imprimés a explosé, notamment suite à l'émergence de la presse quotidienne, il a fallu trouvé des stratagèmes pour gérer la conservation des numéros archivés dans les bibliothèques. Au bout d'un moment, tous ces canards, ça prend de la place. Alors on fait des photos de chaque page en tout petit format, on en regroupe plusieurs sur une même plaquette qui ressemble fort à un négatif (ou à une énorme diapositive) : voilà ce qu'on appelle une microfiche. Pour pouvoir lire ce qu'elle contient, on l'insère dans un lecteur spécifique.  






Parallèlement, chaque microfiche fait l'objet d'une fiche d'indexation sur laquelle on indique sa description physique, les sujets qu'elle aborde à l'aide de mots-clés, ainsi que sa localisation dans la bibliothèque : 
  
"Tout est classé par année et par thème"
Donc, si Hopper et Powell cherchent des informations sur le Laboratoire National du Département de l'Énergie, ils devront passer par le fichier pour trouver toutes les microfiches qui en parlent, les récupérer puis les insérer (de préférence à l'endroit) dans le lecteur de microfiches.

Personnellement, je n'ai absolument jamais utilisé ce bousin-là, mais un Youtubeur altruiste vous a concocté avec autant de précision que d'humour un tutoriel vidéo : 


Une avancée dans l'enquête 

Bien que la scène de la bibliothèque n'occupe que deux pauvres minutes de l'épisode "Holly, jolly", elle est déterminante dans l'avancée de l'enquête : en effet, Hopper relève dans plusieurs articles de presse des faits divers troublants qui se sont produits au Laboratoire ou dans ses environs. Parce qu'ils relatent plusieurs incidents ayant pour victimes des enfants, parce que ces incidents ont été étonnamment vite étouffés, et parce que le Dr Martin Brenner pose en photo à côté de gamins portant des blouses d'hôpital, le fin limier se trace de nouvelles pistes

Comme quoi, une recherche documentaire méthodique peut suffire à vous sortir du couscous.     
Sur ce, je m'en vais regarder la suite ! 



Merci aux bibliothécaires, archivistes et autres documentalistes de me signaler d'éventuelles inexactitudes en commentaire. Je ne suis vraiment pas une spécialiste de la microfiche, et je ne compte pas le devenir prochainement, donc vos critiques sont les bienvenues, à condition qu'elles soient courtoises évidemment !  


* Eh non ce n'est pas une scène de cul, désolée !


Stranger Things Saison 1 
Matt Duffer / Ross Duffer 
Netflix
USA, 2016