dimanche 23 août 2020

Histoires de porcelaine - Que cent fleurs s'épanouissent - Feng Ji Cai (1990) / Tour de France du poulet : étape à Chantilly


Allez allez ! On se motive et on pond son petit billet ! 



L'histoire 

Lorsqu'on prend un train de nuit seul, on croise les doigts pour ne pas avoir à partager le compartiment, ou du moins pour voir débarquer le moins de voisins possibles au cours du voyage. Mais il arrive pourtant qu'un passager vienne occuper une couchette de la nôtre, et qu'il exacerbe même notre pointe de déception en faisant un bordel pas possible. Voilà précisément ce qui arrive au narrateur du roman Que cent fleurs s'épanouissent, un écrivain renommé qui ne sait pas trop s'il doit se vanter de son art, ou le dissimuler : en effet, l'action débute en Chine, au début des années 1970, pas longtemps après la tumultueuse Révolution Culturelle. 

A première vue, son compagnon de route ne lui dit rien qui vaille, d'autant plus qu'il trimbale une caisse en carton qu'il manipule avec précaution, comme si quelqu'un se cachait à l'intérieur ; l'homme est-il fou et/ou dangereux ? 

Bon gré mal gré, une discussion s'engage. L'étrange passager commence à raconter ses déboires de jeunesse au narrateur _et au lecteur, par la même occasion. Hua Xiayu, puisque c'est ainsi qu'il se nomme, venait alors de terminer de brillantes études d'art et attendait d'être affecté dans un service administratif ou pédagogique de son école. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il apprit qu'une place d'ouvrier dans une usine de céramique l'attendait en province ! 

Croyant d'abord à une erreur, il finit par répondre à la convocation et à quitter Pékin et ses promesses. On est alors au début des années 1960, il n'est pas question de contester le système d'attribution des postes ! Peut-être quelqu'un nourrissait-il de la rancœur ou de la jalousie envers lui, et a utilisé ses contacts pour broyer ses rêves ? Il n'aura guère le temps de chercher d'où est partie la balle, car une fois arrivé à Qianxi, les tuiles s'enchaînent... 


Tuiles...
Usine de céramique... 
Ahah 
Bref.


Au travail, le malaise est palpable : entre les collègues qui ne lui adressent pas la parole, les voisins qui semblent se méfier de lui, les petits chefs qui l'accusent _à tort_ d'être un "révolutionnaire" ou un "anti-communiste", il ne se sent vraiment pas à sa place, et perd rapidement toute envie de s'intégrer. Heureusement, les visites d'un chien errant nommé Le Noir et de Dune, sa future femme, lui permettent de le trouver goût à la vie. Au travail, il se rend compte qu'il est capable de se distinguer des autres ouvriers en créant des poteries et des porcelaines d'une rare finesse : son âme d'artiste est engourdie mais pas morte ! Hua Xiayu est naïf et montre un peu trop sa bonne humeur, surtout quand il s'agit de parler de son mariage. Il ne sait pas encore que les hommes n'aiment pas voir leurs semblables heureux. 

Bientôt, des dazibaos, sorte de tracts diffamatoires qu'il était de bon ton de plaquer sur les murs à l'époque, fleurissent aux environs de sa cabane ; ils dénoncent le supposé passé de dangereux fauteur de trouble du jeune céramiste, qui est pourtant certain de n'avoir rien à se reprocher... D'où viennent-ils ? Sans doute de ..., un petit chef de son usine qu'il soupçonne d'être amoureux de Dune, mais il n'a pas de preuves et sait bien que la parole d'un étudiant citadin ne compte pas. Comme il ne réagit pas et ne semble pas pris de remords _comment le pourrait-il ? le ton monte. Les brimades et ragots laissent place aux franches agressions. Les collègues les moins méprisants se détournent de lui, sans doute pour se protéger, tandis que Dune subit des pressions et ne sait plus qui croire. Comble de l'horreur pour un artiste, on le force à casser à coup de masse toutes ses porcelaines. A ce stade de l'histoire, on se croit perdu au milieu d'un roman de Kafka, on a autant le bourdon que le jeune peintre... et il se pourrait bien que le livre tombe des mains des lecteurs les moins motivés. 



Ce serait une erreur : à partir du moment où la guerre est clairement déclarée, où Hua Xiayu se fait bien tabasser, où il avoue des délits qu'il n'a pas commis pour que sa femme échappe aux coups, où il se fait envoyer en "camp de rééducation" encore plus retiré du monde, le roman prend un nouveau tournant. Le jeune homme a touché le fond, il ne peut que rebondir. Sa peine va devenir une renaissance artistique, grâce à la rencontre de deux paysans, artistes à leurs heures perdues. L'un fait des poteries, l'autre s'illustre dans le découpage de papier. Tous deux sont des artistes qui s'ignorent ; leurs manières ne sont pas raffinées, mais leur oeuvre est vivante, vraie, déconnectée de la politique. Née d'une simple envie de créer, elle certainement pas monnayable ! L'étudiant va beaucoup apprendre au contact de ces formes d'arts dont il ignorait l'existence. 

La femme s'en va, le chien reste 

Ce sous-titre peut vous interpeller, j'en suis consciente ; laissez-moi juste développer. Dans ce résumé bien trop long, j'ai très peu parlé du chien nommé Le Noir qui se donne au peintre et qui va devenir son seul véritable ami. Il a pourtant un rôle déterminant dans le parcours du héros : dès les premiers chapitres, il fait immersion dans son environnement, suscitant d'abord sa peur avant de devenir un véritable ami. 

Les hommes sont de vraies girouettes face aux événements : les ouvriers passent du mépris à l'admiration devant le talent de Hua Xiayu ; l'un d'eux se laisse emporter par la jalousie ; un autre compense ses frustrations par la violence et la cruauté. L'amour de Dune s'étiole bien vite sous l'effet de la méfiance. Pire encore, ils ne se contentent pas de le fuir ou de le sanctionner : ils veulent l'anéantir, lui faire mal en le forçant à détruire lui-même le fruit de son travail, son seul motif de fierté dans sa vie pleine de désillusions.



Le Noir est le seul gage de stabilité dans la vie d'un personnage ballotté par les vents contraires : cela dit, vous vous rendrez compte, si vous lisez ce livre, que si quelqu'un a des raisons de lui en vouloir, c'est bien lui ! Même pendant leur séparation forcée _on ne les laissera partir ensemble au camp de Qingshishan_ la bête jouera son rôle de guide : n'est-ce pas une statuette de chien, censée compenser l'absence du Noir, qui va mettre en relation Hua Xiayu et le colporteur local, par le biais d'un gamin ? Je n'ai pas les références nécessaires pour bien comprendre toute la symbolique dont Feng Ji Cai a voulu charger Le Noir, mais si l'on s'en tient simplement à notre image commune de cet animal, le message est clair : le chien est le meilleur ami de l'homme et il se distingue par sa fidélité.   


La minute coincidence culturelle 

Que cent fleurs s'épanouissent est un roman relativement court, dont le titre fait référence à une fameuse phrase de Mao Tsé Tung : à la base, ces propos encourageaient les intellectuels à s'exprimer librement, mais ils se sont transformés en traquenard pour ceux qui ont eu l'imprudence d'y croire. J'ai  compris la référence à la toute fin de l'histoire... et surtout à l'aide du dossier pédagogique situé à la fin de mon édition Folio Junior qui a un peu vieilli, mais qui reste très instructive !   

L'histoire est facile à suivre, mais une bonne connaissance du contexte politique en Chine à cette époque reste nécessaire, selon moi, pour bien comprendre et pour en apprécier la profondeur. Que cent fleurs s'épanouissent est aussi une réflexion sur l'art et sur la figure de l'artiste. C'est pourquoi je fixerai l'âge de première lecture aux niveaux 4°-3°, d'autant plus que les scènes de violence et les moments contemplatifs pourraient désarçonner les plus jeunes. Dans tous les cas, il ne faut surtout pas se priver de cette belle transcription des émotions que les œuvres d'art et le processus de création peuvent susciter. 

Croyez-moi ou non, j'ai découvert ce livre juste avant d'aller me promener à Chantilly, pays de la "porcelaine tendre", c'est à dire fabriquée sans argile blanche, depuis le XVIII° siècle. Quelques très beaux services, vases et autres objets du quotidien, sont exposés au château. Beaucoup d'entre eux représentent des motifs faisant référence à la Chine _car on était en plein dans la phase "chinoiseries". 


J'ai seulement photographié les petits bijoux représentant des poules ou des oiseaux, dans le cadre de mon Tour de France du Poulet*, mais si vous allez visiter le Musée Condé, vous pourrez en admirer plein d'autres. Une exposition autour de la porcelaine de Meissen et de Chantilly, intitulée "La fabrique de l'extravagance", est actuellement en cours de montage. 



Plus d'informations sur cette facette sur patrimoine sur la brochure dédiée, éditée par la ville de Chantilly. Valeur sûre, donc !
   
Bon à savoir : 
  • Si vous souhaitez visiter le Domaine de Chantilly et que vous vous y rendez en TER, vous pouvez vous faire faire un billet spécial qui comprend le transport et la visite pour un tarif intéressant, me semble-t-il. Conditions à vérifier sur le site du Domaine et sur celui de la SNCF.  
  • Le billet Domaine donne accès au Château (et au Musée, aux expos), aux Grandes Ecuries, au parc _qui est vraiment très agréable, MAIS PAS au Potager des Princes, comme j'ai pu le lire quelque part. Cela ne vous empêche pas d'y aller faire un tour quand même, car il y a un méga trombinoscope des différences races de poules à l'entrée, et un jardin qui vous filera plein d'idées et vous remettra de vieux proverbes en tête. Sinon, la dame de la billetterie est un peu sèche, mais grâce au système de parcours fléché anti-COVID, hamdoullah vous ne la verrez pas à la sortie.
"Arrêtez de me chier dessus, bordel !"



*Où que j'aille en France, je me lance de défi de dégoter quelque chose qui ressemble de près ou de loin à une poule, et de le photographier. Quand j'aurais assez de photos, je les alignerai toutes : c'est alors que la vérité sur l'existence de l'univers apparaîtra !   

Feng Ji Cai. Que cent fleurs s'épanouissent. Folio Junior Edition Spéciale, 1995. 160p., ill. ISBN 2-07-058834-3

mardi 11 août 2020

La fabrique du patrimoine écrit - Objets, acteurs, usages sociaux (2019)

Merci à Babelio et aux Presses de l'Enssib pour l'envoi de l'ouvrage collectif La fabrique du patrimoine écrit - Objets, acteurs, usages sociaux, publié en 2019 sous la direction de Fabienne Henryot. 

Formalisation d'un "Parcours artistique et culturel des élèves" dès l'école primaire, numérisation des collections rares, opérations de médiation et de découverte ludique des collections, des "trésors" conservés dans les musées, dans les services d'archives, dans les bibliothèques, implication de l'Etat et des collectivités... Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'institution a commencé à prendre au sérieux la question du patrimoine sous toutes ses formes, ces dernières années. 

Mais qu'en est-il du patrimoine écrit ? D'ailleurs, comment peut-on définir le "patrimoine écrit" ? Est-on actuellement en mesure de dire précisément quels objets textuels en relèvent ou non, et, si non, qui est habilité à le faire ? A supposer qu'on puisse un jour se mettre d'accord sur une définition de l'expression "patrimoine écrit", qui se chargera de construire, de faire vivre et revivre les écrits de toutes sortes qui nous ont été laissés en héritage ? Cet ouvrage a pour objectif, sinon de répondre à ces questions, au moins de les poser pour y réfléchir à partir de situations concrètes dans lesquelles la "construction" du patrimoine écrit est à l'oeuvre ; entre autres (et surtout) par les bibliothécaires.   

Après une introduction dans laquelle Florence Henryot regroupe différents éléments de définition afin de cerner au mieux le sujet, notant au passage l'aspect dynamique et protéiforme d'un patrimoine écrit en pleine croissance, le livre s'organise en trois grandes parties : 
  • La première traite de différents objets à présent reconnus comme ayant une valeur patrimoniale : les musées de l'imprimerie, les écrits protestants, les différentes éditions des contes de Perrault, les ouvrages de la "bibliothèque bleue" relevant d'une "littérature populaire" longtemps méprisée. L'accès de tous les objets au rang de "patrimoine écrit" s'est souvent fait dans la douleur.   
  • Dans une seconde partie, les acteurs de la patrimonialisation des écrits anciens sont mis à l'honneur ;  ils sont nombreux, ont des profils bien différents les uns des autres, mais ont pour dénominateur commun d'entretenir un lien plus ou moins fort avec le monde des bibliothèques. Ainsi, il est question successivement de la construction d'une identité patrimoniale pour la Bibliothèque royale de Belgique et pour deux bibliothèques de Sélestat, de la patrimonialisation des livres scolaires à la Bibliothèque Diderot de Lyon, et de celle des journaux locaux dans les bibliothèques de Meurthe-et-Moselle à travers la numérisation. 
  • Enfin, on comprend dans la dernière partie du livre qu'il ne peut y avoir de fabrique du patrimoine écrit sans des usages sociaux propulsés par les bibliothécaires (valorisation des collections afin de susciter l'identification culturelle et l'émotion chez les usagers, création de bibliothèques virtuelles pour faciliter l'accès aux oeuvres), ou créés spontanément par les publics (apport des connaissances d'usagers non spécialistes mais curieux et connaisseurs, échange d'impressions autour d'objets du patrimoine sur les réseaux sociaux).



Un sujet fait débat tout au long du livre, en filigrane : celui de la numérisation des écrits. Si son impact est indéniablement positif au niveau de la conservation des oeuvres _puisqu'elle permet de limiter la manipulation, et de la démocratisation des collections _on peut accéder facilement au patrimoine écrit gratuitement et sans se déplacer, elle peut aussi "fausser" le rapport entre l'homme et l'oeuvre : une photographie d'une page d'un livre sans mention de la source et du contexte historique perd une une partie de son sens ; de même, voir un livre en photo, ce n'est pas le feuilleter, le sentir.  

Vous trouverez sans doute ce billet abstrait et peu informatif, mais sachez que j'essaie de faire un résumé d'un livre dense que j'ai lu difficilement car cela fait longtemps que les textes de niveau universitaire ne croient plus trop mon chemin ! A la manière d'une voyante, j'essaie d'être assez vague dans mes propos pour que les inexactitudes puissent s'y camoufler sans trop de problèmes, et pour ne pas faire trop de contresens.   

 
Ceci n'a rien à voir avec le livre, cherchez pas.

Au passage, on appréciera l'effort fait par les différents auteurs pour s'appuyer sur des cas concrets qui parleront au plus grand nombre ; il faut cependant bien le reconnaître : les différentes contributions qui composent cette oeuvre s'adressent surtout aux lecteurs familiers du monde des bibliothèques. Ce n'est pas faire de tort aux auteurs et à l'éditeur que de le dire, bien au contraire : La fabrique du patrimoine écrit se lit un crayon à la main, en prenant des notes, avec dans l'idéal un terminal connecté à portée de main, histoire de consulter les multiples articles du BBF, sites Internet, références d'auteurs... rencontrés au fil de la lecture.     

A lire si vous travaillez dans le domaine de la culture, du patrimoine, des bibliothèques, de la documentation... voire à acheter si vous préparez des concours pour exercer dans cette branche, à terme. Il peut vous apporter pas mal de références qui nourriront ces passionnantes dissertations, commentaires de textes, notes de synthèse... qu'on vous demande de rédiger histoire de voir ce que vous avez dans le ventre ! 

La fabrique du patrimoine - Objets, acteurs, usages sociaux. Sous la dir. de Fabienne Henryot. Presses de l'Enssib, 2019. Coll. Papiers. 308 p. ISBN 978-2-37546-123-5