jeudi 7 mars 2019

Raymond Naves : les débuts de l'esthétique au XVIIIe siècle - Renaud Bret-Vitoz (2018)


Merci aux Presses universitaires du Midi et à Babelio pour l'envoi de l'ouvrage Raymond Naves : les débuts de l'esthétique au XVIII° siècle dans le cadre de l'opération Masse Critique ! 



A moins d'avoir vécu à Toulouse ou dans ses environs, à moins d'être un spécialiste de Voltaire et d'autres grands auteurs du XVIII° siècle, à moins d'être très bien renseigné sur l'organisation de la Résistance en France au début des années 1940... il est possible que vous ne connaissiez pas Raymond Naves. Pour ma part, je ne savais pas de qui il s'agissait avant d'ouvrir ce livre : en cela, l'opération Masse Critique m'aura encore été utile !

Qui était Raymond Naves ? 

Né en 1902 et devenu professeur de lettres classiques dans les années 1920, Raymond Naves a enseigné dans différents lycées du sud de la France _il était originaire de Haute-Garonne, puis à Paris. A partir de 1930, il s'illustre en publiant différents travaux sur l'esthétique du XVIII°e siècle, et plus particulièrement sur l'esthétique voltairienne. Il faut savoir qu'à l'époque des Lumières, on n'utilisait pas le terme d'"esthétique", mais plutôt celui de "goût" ; et encore, tout le monde n'était pas d'accord sur la définition. Puisque celle proposée par Voltaire se rapproche le plus de ce qui deviendra l'"esthétique" en tant que "théorie philosophique qui se fixe pour objet de déterminer ce qui provoque chez l'homme le sentiment que quelque chose est beau" *, Naves choisit de s'appuyer dessus, dans ses travaux sur "les débuts de l'esthétique au XVIIIe siècle". Il devient un précurseur dans ce domaine, et présente en 1937 sa thèse intitulée Le goût de Voltaire. Il semblerait que cette oeuvre soit restée jusqu'à nos jours une référence pour les chercheurs spécialistes de ce philosophe.

Durant la Seconde guerre mondiale, et sans pour autant mettre sa fonction d'enseignant entre parenthèses, Naves s'engage dans la Résistance, et y tiendra un rôle certain... jusqu'à être arrêté et déporté au camp d’Auschwitz, où il mourra en 1944 sans avoir pu achever son oeuvre, et sans avoir pu accéder à la reconnaissance qu'il méritait.


Penchons-nous sur ce livre rouge... 

En 2014, soit 70 ans après sa mort, le département Art & com de l'Université Toulouse II Jean Jaurès a organisé une journée d'études commémorative sur Raymond Naves ; les communications présentées par des chercheurs durant ce temps d'hommage et de réflexion ont été recueillies et publiées sous le titre suivant : Raymond Naves : les débuts de l'esthétique au XVIIIe. Il s'agit de l'ouvrage dont nous parlons aujourd'hui.

Six parties le composent ; elles forment un panorama des champs de recherches et de création abordés par l'auteur-enseignant-critique. Dans un premier temps, Pierre Petremann (professeur d'histoire) dresse une biographie de Naves. Ensuite, une deuxième partie évoque son rôle important dans l'avancée des études dix-huitiémistes à travers la thèse Le goût de Voltaire et la contribution de ce dernier à L'Encyclopédie ; ce sont deux universitaires, Sylvain Menant et Olivier Ferret qui l'ont prise en charge. Les troisième et quatrième parties mettent en valeur les ouvrages pédagogiques écrits par celui qui était avant tout un enseignant : Voltaire dans la collection "Classiques France", Le Prince et l'Anti-Machiavel et L'Aventure de Prométhée (inachevé). S'ils ont pour but premier de faciliter l'étude d'oeuvres littéraires classiques par les lycéens, ces livres sont parsemés de messages militants où l'Occupation et la montée du fascisme sont dénigrés. En guise de cinquième chapitre, il est question de la manière dont Naves interprète les préoccupations esthétiques de Voltaire, en tant d'auteur dramatique cette fois-ci.




Le meilleur pour la fin ! L'ouvrage est clôturé par une sixième partie d'"Addenda" constituée d'un article intitulé "L'abbé Batteux et la catharsis", et d'un recueil de poèmes : Vivaces.  

Ces poèmes retiennent particulièrement notre attention, puisqu'ils ont l'avantage d'être des écrits personnels ; ils sont le dernier contact qui nous reste avec cet homme aux multiples casquettes (prof, militant, chercheur, résistant...) qui s'est surtout illustré par des articles et des livres scientifiques, forcément plus impersonnels. On remarquera que les poèmes de Vivaces sont très souvent centrés sur des lieux plus ou moins ouverts, sur des espaces extérieurs plus ou moins étendus... vivants et libres.

Voltaire
"Hihihihi, comme vous êtes laids !"
Nouvelle lecture et nouvelle bonne surprise.  

Ce recueil de contributions scientifiques est par définition difficile à lire, mais je ne le considère pas moins comme une belle découverte qui me donne envie de me replonger dans l'oeuvre de Voltaire, à la lumière des travaux de Raymond Naves. De là à dire que je vais le faire... 

Bon, Raymond Naves : les débuts de l'esthétique au XVIIIe siècle est une publication universitaire traitant de points de littérature française, d'histoire, d'arts, de philosophie bien précis. Il est donc possible que j'aie pu en parler de manière inexacte, ou faire des erreurs de compréhension des textes. Aussi toutes remarques, précisions et signalement d'erreurs en commentaire seront-elles les bienvenues. 


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* Définition de l'Encyclopédie Larousse en ligne

Renaud Bret-Vitoz (dir.). Raymond Naves : les débuts de l'esthétique au XVIIIe siècle. Presses universitaires du Midi, 2018. 234p. ill. ISBN 978-2-8107-0567-2



samedi 2 mars 2019

L'hérésie du mois : j'avais jamais entendu parler d'Emma Goldman !


Première publication de l'année 2019 ! 
Il était temps ! 



Il a fallu que je tombe sur un livre de la collection "Ceux qui ont dit non" d'Acte Sud Junior pour découvrir l'existence de l'anarchiste russe Emma Goldman ; en lisant le quatrième de couverture, j'ai appris qu'elle avait été une grande figure de la lutte contre les inégalités aux Etats Unis, en Russie et en Europe au début du XX°siècle. Elle s'est notamment battue pour la reconnaissance des droits des ouvriers, les incitant au passage à se révolter ; mais, de façon générale, il lui tenait à cœur de défendre tous les opprimés _et de les amener à se défendre par eux-mêmes. En tant que femme, Juive, Russe, émigrée... elle savait bien de quoi elle parlait. Elle nous a laissé pour héritage six livres et plusieurs articles pas toujours traduits en français, ou alors assez tardivement. Pourtant, malgré ce palmarès honorable qui lui a valu le surnom d'"Emma-la-Rouge", le personnage m'était inconnu.. Nous a-t-on parlé d'elle à l'école ? Comme elle n'a pas séjourné assez durablement en France pour y mettre le bazar, c'est peu probable. Ou alors j'ai zappé. 


Emma Goldman : "Non à la soumission" - Jeanine Baude (2011) 



Comment caractériser ce livre tout plat (96 p.) au contenu dense ? Ce n'est ni un roman _bien qu'il soit qualifié de "roman historique" en couverture, ni un reportage, ni un documentaire... La forme m'évoque les "docufictions" qui fleurissaient à la télé il y a quelques années, ou le principe de l'émission de France Inter Autant en emporte l'Histoire (j'avoue, j'écoute France Inter ; chacun ses tares !) : à savoir, la présentation de faits réels sous forme de fiction dans un but didactique.  

La narratrice, qu'on pourrait assimiler à l'auteure Jeanine Baude sans savoir si on peut le faire ? est une Française de passage à New York, quelques jours après les attentats du 11 septembre 2001. Elle découvre une ville sous le choc. Consciente que la population partagée entre horreur et colère a autre chose à faire qu'accueillir les touristes avec le sourire, elle choisit de faire preuve d'empathie. C'est ainsi qu'elle gagne la confiance de Maria, une mère endeuillée qui, en bonne descendante d'Emma Goldman, refuse de se laisser submerger par la peur et par la haine, malgré l'attaque terroriste dont son fils a été victime.         

Conquise par la force de conviction de son interlocutrice, la voyageuse se fascine pour Emma la Rouge et décide de se lancer sur ses traces. Le livre devient alors une sorte de pèlerinage, où chaque chapitre représente à la fois une étape du voyage de la narratrice, mise en regard avec un moment important de l'existence de l'anarchiste : 

  • son arrivée à New-York à l'âge de seize ans, le cœur plein de révolte, bien qu'elle ne connaisse pas encore grand chose du monde,
  • la naissance de son engagement et la découverte de ses qualités d'oratrice,
  • la rencontre avec son futur compagnon de vie, Alexander Berkman, 
  • son discours sur l'Union Square incitant les ouvriers et les chômeurs à la rébellion, qui lui vaudra d'être emprisonnée, 
  • son séjour en prison, au cours duquel son rôle d'infirmière l'amènera à un nouveau cheval de bataille : la condition des femmes, à travers l'idée de "maternité libre"
  • la fondation de la revue Mother Earth, (dans laquelle elle publiera des articles sur la contraception qui la feront botter direct au cachot, une nouvelle fois). 
  • son retour forcé en Russie, empreint de déception : malgré la révolution de 1917, le peuple n'a guère gagné en liberté...  

"Y a quoi ?"

Calquant ses pas sur ceux de l'anarchiste, passée par les mêmes lieux quelques décennies plus tôt, la voyageuse tombe régulièrement dans la rêverie : Emma La Rouge et ses frères d'armes prennent alors vie sous ses yeux, la faisant basculer au rôle de spectatrice de leurs échanges. Le passage d'une époque à l'autre est marquée par un changement de police de caractère que les jeunes lecteurs apprécieront. 

Jeanine Baude fait l'effort de tenir compte du caractère de chacun dans les dialogues qu'elle reconstitue, et d'accorder à Emma Goldman la véhémence et les talents d'oratrice qu'elle devait effectivement avoir. Mais ce livre ne fait pas partie de la collection "Ceux qui ont dit non" pour rien : il a avant tout une portée informative ; il s'agit de faire passer un message à des collégiens, de leur communiquer des faits, un contexte, des idées. Alors forcément, les conversations perdent de leur naturel, et on peut ne pas adhérer.

Attention, je ne crache pas dans la soupe ! Emma Goldman : "non à la soumission" est l'une des rares publications françaises consacrées à cette figure historique, dont on n'est pas forcé de partager tous les points de vue, loin s'en faut, mais qu'on gagne à connaître. Jeanine Baude a le mérite de s'y être collée : il n'était sans doute pas simple d'évoquer de façon complète, succincte et accessible le parcours d'une femme qui a eu la bougeotte toute sa vie, qui a mené des combats sur tous les fronts, parfois clandestinement, en laissant peu de traces écrites de ses travaux ! Merci à elle d'avoir sorti cet ouvrage, donc !

La biographie romancée d'Emma Goldman est suivie d'un dossier documentaire composée d'une chronologie de sa vie, d'une bibliographie, d'éléments de définition de l'anarchisme et d'un point sur quelques autres grandes figures qui ont marqué le XX°siècle en dénonçant les injustices du système.

Jeanine BAUDE. Emma Goldman : "Non à la soumission". Actes Sud Junior, 2011. Coll. "Ceux qui ont dit non". 96 p. ISBN 978-2-7427-9594-9