lundi 22 février 2016

Les Aventuriers de la Mer - 8 - Ombres et flammes - Robin Hobb (2008)


L'Assassin Royal et les Aventuriers de la Mer m'ont souvent fait rêver ; leurs héros ont toujours eu le don de m'éloigner d'un quotidien qui me déplaisait ; en faisant écho à nos vies, certaines de leurs péripéties ont su nous refiler la pêche. Mais pour la première fois depuis que j'ai attaqué l'oeuvre de Robin Hobb, je suis sortie mal à l'aise de ma lecture. Ombres et flammes, l'avant-dernier volume des Aventuriers de la Mer, donc, est de loin le plus psychologique et le plus tordu de la série.




Où est-ce qu'on en était ?

A Terrilville, l'heure est à la réconciliation entre vrais, faux, nouveaux, anciens marchands, esclaves, frondeurs, riches, pauvres, habitants du Désert des Pluies, chiens, chats... La plupart ont compris que la flotte de Chalcède est "l'ennemie" commune à tous, et que les galères issues de ces contrées ont de grandes chances de paralyser la Baie des Marchands incessamment sous peu. Par chance, un soutien aussi colossal qu'inattendu va permettre aux autochtones de respirer un peu autre chose que la fumée de leurs maisons embrasées : Tintaglia, le dragon femelle libéré de son cocon par Reyn et Malta après des siècles d'emprisonnement. Encore qu'il risque d'y avoir un peu de fumée supplémentaire si on la sollicite. Ne vous y trompez pas ! La bête n'est pas charitable outre-mesure : comprenant qu'elle a absolument besoin des humains pour aménager les cours d'eau et les terres des Rivages Maudits afin de permettre la reproduction et l'éclosion de ses semblables, elle accepte de passer un marché avec eux. Reyn arrivera-t-il à la convaincre de l'accompagner chercher Malta, ballottée quelque part sur les eaux acides du Désert des Pluies ?  

L'île de Partage est témoin de la rencontre autant espérée par les uns que redoutée par les autres entre le Parangon et la Vivacia. Comment Althéa va-t-elle réagir à la transformation de la figure de proue, qui se fait maintenant appeler Foudre ? Kennit parviendra-t-il à regarder dans les yeux le barbu aveugle qui guide le navire fou des Ludchance ? Comment Brashen et Hiémain réussiront-il à réparer les dégâts causés par les révélations et le réveil des souvenirs douloureux ? 

ATTENTION SPOILER 



Chapeau, Robin Hobb. Vous avez bien ficelé votre rosbif. A aucun moment on n'avait deviné un lien quelconque entre le pirate Kennit et la vivenef Parangon. On n'avait encore moins pensé à associer le prénom Kennit au nom "Ludchance". On n'avait relevé qu'une seule fois l'allusion du viol de Kennit par Igrot lorsque le roi des pirates était encore enfant, mais on n'avait jamais tilté que le crime ait pu avoir lieu à bord du Parangon. Ou alors c'est juste moi qui ai un jambon dans l'oeil depuis le début. Dans tous les cas, la situation a de quoi laisser perplexe : pour ne plus être rongé par les meurtrissures du passé, Kennit les a confiées à Parangon avec en même temps que toute sa palette de sentiments, histoire qu'il absorbe le tout. En acceptant, le navire a voué une fidélité éternelle à l'enfant et a endossé toutes ses souffrances, et ce, longtemps après son départ. De son côté, le pirate est devenu l'être froid et insensible qu'on a accompagné dans les sept premiers volumes : à la fois blindé contre la douleur et proprement incapable d'aimer. Aussi comprendra-t-on aisément que sa rencontre avec le bateau des Ludchance puisse le rendre fébrile.     


Tintaglia, la dragonne qui a failli attendre.

Bien que j'aie été, comme je le disais, pas mal dérangée par cette histoire de viol et surtout par le parallèle maladroit avancé à demi mots entre un désir de Kennit pour Althéa, pendant "avouable" d'un désir pour Hiémain, et l'enfance brisée du pirate.. 


Psychologie de comptoir bonjour !! 

... il me semble que l'on doit retenir d'Ombres et flammes l'émancipation du personnage complexe qu'est Tintaglia, le dragon femelle. 

Depuis son éclosion en grande pompes dans la Cité en plein effondrement, Tintaglia s'est montrée méprisante et froide comme la pierre pour tout ce qui n'est pas un dragon ou un serpent de mer. Autant dire qu'elle n'a pas l'intention de parlementer avec les humains, ces petites bêtes insignifiantes qui ne semblent capables de rien sinon d'enrayer le cours de leur espèce. Pourquoi devrait-elle remercier Malta et Reyn de l'avoir libérée de son oeuf de bois ? Après le temps qu'ils ont mis pour y arriver ! Qu'ils s'estiment déjà heureux qu'elle ne les ait pas grillés sur place pour avoir tant traîné ! Si Reyn pense qu'elle ira sillonner le fleuve du Désert des Pluies au nom de la gratitude pour retrouver Malta, cela signifie que les écailles lui ont aussi poussé dans les yeux ! 

Pourtant, la bête n'est pas infaillible dans ce monde qu'elle connaît depuis toujours via ses souvenirs, mais qu'elle commence tout juste à expérimenter ; elle n'ose s'approcher des marais de peur de s'embourber en touchant terre. La pluie fine l'agace tout autant qu'un humain inoffensif. Quant aux serpents de mer encore un peu perdus et dépouillés de la mémoire de leur espèce, ils ne réagissent pas vraiment lorsqu'elle voltige près de la surface. Pire, Tintaglia a souvent l'impression de se prendre de gros vents lorsqu'elle passe près d'eux, et leur indifférence attaque son moral, toute dragonne qu'elle soit. Or l'indifférence, elle n'aime pas, mais pas du tout ! et c'est en toute logique qu'elle devient perméable aux flatteries de Selden ce petit homme pas fini qui ne semble plus vivre que pour chanter ses louanges, et qui se recouvre peu à peu des mêmes écailles reptiliennes que ses semblables de Trois-Noues. 

Mais surtout, elle peut être bien meilleure qu'elle-même n'ose se l'avouer ; la dame "des Trois Règnes" s'abaisse au niveau d'un serpent mourant freiné dans sa migration à cause du manque de profondeur du fleuve (Chapitre 1, "Alliances") et l'encourage gentiment avant de l'achever, à la demande du malheureux rampant. Sa bonté de coeur s'étendra même jusqu'à une fine tranche de l'espèce humaine, dont elle a certes besoin pour vivre et faire vivre ses descendants, mais qu'elle affectionne aussi quoi qu'elle en dise. 

Allez jeter un oeil ici, c'est super beau

Qui ne connaît pas une Tintaglia égoïste, imbue d'elle-même, capricieuse et colérique quand on s'oppose à sa volonté ? Une bête à la peau dure qui vient se nourrir de votre coeur et donne ce qui reste aux poissons, en vous disant au passage que le goût c'était pas top !, et que ne vous reverrez plus, le jour où elle aura trouvé ailleurs un casse-croûte satisfaisant ? Une vieille carne que vous aimez malgré tout car vous savez bien que, sous les écailles qui puent la marée, elle a emmuré un coeur d'or. Bien sûr, vous avez maudit ce coeur dès la minute où vous l'avez entrevu, car vous avez compris qu'il n'était pas pour vous ; aussi auriez-vous sans doute préféré qu'il n'existe pas.    

Je ne sais pas pourquoi certains passages du billet apparaissent en rouge. Désolée !      


ROBIN HOBB. Les Aventuriers de la Mer, tome 8 "Ombres et flammes". J'ai Lu, 2008. 377 p. ISBN 978-2-290-00474-6

samedi 13 février 2016

Parcours initiatiques. Angelot du Lac - Yvan Pommaux - Version intégrale (2010)


Dans Les Chemins de Yélimané, le jeune Yaté était parti bon gré mal gré sur les traces de ses ancêtres, une histoire de coeur foireuse dans le baluchon. A l'occasion, Bertrand Solet nous avait montré qu'on pouvait très bien écrire des romans pour la jeunesse et aborder des sujets sérieux, pour ne pas dire des "questions socialement vives", sans nécessairement donner aux lecteurs l'envie de se pendre. Je vous propose aujourd'hui de nous accrocher à cette bouffée d'optimisme en cette période d'après-fêtes déprimante par nature et même de la prolonger avec un autre ouvrage : Angelot du Lac d'Yvan Pommaux _auteur jeunesse dont la réputation n'est plus à faire. 


Angelot du Lac... 

Ah ah, ce beau jeu de mots sur fond de référence à Lancelot du Lac m'a laissée perplexe dans un premier temps ; la couverture, quant à elle, a été cause de nostalgie. Je ne sais pas si c'est parce que l'association du rouge et du jaune palot m'ont fait penser aux vieux livres pour enfants qui traînaient chez mémé et dans la ferme de Mauzac, ou si c'est plutôt la faute d'Angelot. Le petit bonhomme à fronde qui nous défie du regard sur ce gros album BD cartonné m'a fait penser au héros du Faucon Déniché, roman où l'action se déroule au temps des châteaux forts, et qui a longtemps été à la classe de 5° ce qu'Antigone est à la classe 3°. Nous l'avions lu en oeuvre intégrale avec la gentille et potentiellement bordélisable Mme Poulain. Qu'elle repose en paix à présent. 

Bref, hormis le fait que ce soit plutôt chelou d'éprouver de la nostalgie face à un bouquin flambant neuf que je n'ai jamais vu, je crois avoir dit que ce livre avait l'avantage de n'être pas déprimant, donc haut les coeurs !




Angelot est un orphelin parmi tant d'autres, à l'époque tumultueuse de la guerre de Cent Ans. Il a été recueilli encore bébé par une bande d'enfants livrés à eux-même dans une forêt pleine de loups. Les gamins vivotent comme ils peuvent de maraude et d'autres menus larcins, mais leur union fait leur force. "Angelot" parce que Coline, l'une des filles de la fine équipe, lui trouve un visage d'ange lorsqu'elle décide de le prendre sous son aile. "Du Lac", parce qu'il l'ont trouvé près d'un lac. Ainsi l'enfant passe-t-il les premières années de sa vie au calme finalement, chouchouté par Ythier, Girard, Coline, Margot et Le Ventru. Au fil du temps, il développe un certain talent pour le tir à la fronde et en fera son arme de prédilection, bien que le brave Ythier lui apprenne aussi les bases de la baston à coup de bâton. 

Mais n'est pas Gabrielle qui veut !
Or, la joyeuse bande est un jour rattrapée par la situation politique du pays et se retrouve coincée au milieu d'une bataille entre chevaliers Français et Anglais : surpris, les enfants partent chacun de leur côté pour ne pas se prendre un coup d'épée ou une ruade. Angelot se retrouve seul pour de bon, et pour la première fois de sa vie... mais il n'aura pas l'occasion de déprimer ! Au programme à l'issue du chaos, une course solitaire effrénée pour la survie tout d'abord, mais surtout pour retrouver sa famille de coeur ! 

Prenez bien votre souffle à la page 34 de cette intégrale des aventures d'Angelot car vous n'aurez plus l'occasion de le faire avant la fin ! Le "Prince de la fronde" va rencontrer successivement des adjuvants, tels que le chevalier et le comédien Jehan, mais aussi de drôles de filous contre qui il lui faudra jouer de la caillasse.   



Parcours initiatique 

Angelot du Lac est un peu l'histoire d'un cordon ombilical qui s'effiloche avant de se couper complètement. Brutalement séparé de Coline et Ythier, deux adolescents qu'il considère comme ses parents malgré leur jeune âge, l'enfant trouvé va tenter par tous les moyens de reconstituer son cocon familial ; et il y parvient d'ailleurs assez rapidement. Mais il se rend compte au moment des retrouvailles, après avoir sauvé Coline de la prison où elle était enfermée à tort pour sorcellerie, que ses jeunes protecteurs ont une relation autre que fraternelle. Angelot se sent alors exclu de leurs rapports privilégiés et fugue, mort de jalousie, sans doute rattrapé par une sorte de complexe d'Oedipe déformé, ou simplement échaudé de ne pas avoir été au centre de l'attention l'espace de quelques secondes.

C'est ainsi qu'Angelot tourne une page de sa vie et en prend le contrôle par la même occasion. Il offre ses services à Eustache, Comte du Forez, ce chevalier bienveillant rencontré lors de la fameuse bataille en pleine forêt ; il devient vite un écuyer habile. Au cours de leurs aventures, ils feront notamment la connaissance d'Agnès, une pauvre petite fille riche promise à un homme qu'elle ne connaît pas. Inutile de dire que le prince de la fronde s'en fait aussitôt le justicier, bien que la blondinette soit pimbêche comme pas deux. Puis leurs aventures les amèneront à défendre une bête féroce, à se frotter aux pirates pour enfin... devenir les acteurs principaux du dramaturge Jehan de Meudon, dit "Songe Creux".

Sans vouloir spoiler, disons simplement qu'à la fin de l'album, la boucle se boucle. Angelot du Lac s'apaise, calmé par la vie, et semble avoir trouvé un sens à son existence. Une vraie BD d'apprentissage.





Formation accélérée  

Oui, plus forte que cette auto-école bordelaise qui proposait d'obtenir son permis B en une semaine, la vitesse de progression de l'enfant trouvé (mais trop gâté) défie toute concurrence. Les péripéties d'Angelot et de ses compagnons de l'instant s'enchaînent à un rythme très soutenu _peut-être un peu trop ; à peine s'est-il dépêtré d'une situation tendue qu'une autre embûche lui tombe sur le nez, avec son lot de nouveaux personnages. Le lecteur n'a pas intérêt à relâcher son attention sur une ou deux vignettes, au risque d'être vite largué ! On pourra regretter de ne pas avoir eu le temps de s'attacher à certains personnages secondaires, tels que le moine et sa dame sarrasine, ou Béatrix, la petite paysanne qui s'amourache d'Angelot. C'était un risque à prendre... Mais ne perdons pas de vue que cette intégrale est le regroupement d'une trilogie, elle-même parue en plusieurs épisodes dans Astrapi. On comprend mieux cet empressement général qui régit le petit monde d'Angelot du Lac.



Dossier pédagogique 

Yvan Pommaux s'est montré très pédagogue sans pour autant nous proposer un cours sur la société médiévale transposé en vignettes : il a choisi d'ouvrir son album par la genèse du personnage et de l'oeuvre, et de le clôturer par un dossier concis mais efficace sur les grandes phases qui ponctuent le Moyen-Age, de l'an 500 jusqu'à la Guerre de Cent Ans, terrain de jeu du héros. Un glossaire illustré d'extraits de la BD fait le point sur un vocabulaire propre à la littérature médiévale, sur lequel les profs de français et d'histoire pourront jeter un oeil avec plaisir, eux aussi. Ainsi les jeunes lecteurs y trouveront les explications dont ils ont besoin mais ne seront pas empêchés dans leur découverte par d'innombrables notes en bas de page (ou de vignette). Ils apprécieront par la même occasion, je pense, la clarté d'une oeuvre faite de cases larges et aérées, où les protagonistes échangent via des bulles gonflées d'une belle écriture... de cahier, presque ; et bien que je ne sois pas fan de la coloration des planches _trop fade à mon goût, je reconnais qu'elle nous épargne la noirceur des scènes nocturnes et participe à la bonne lisibilité de l'ensemble.



De l'action, de l'humour (bon, les blagues du lanceur de cailloux ne sont pas la force de cette BD, avouons-le), de la joie de vivre, des retrouvailles émouvantes, pas de cul, pas de suicide, pas de torture, pas de maladie grave : Angelot du Lac file la pêche et devrait permettre à pas mal de collégiens de passer le temps de la meilleure des manières. Sans pour autant trop s'attacher aux personnages dont la complexité humaine n'était pas la première préoccupation de l'auteur, on l'a bien compris. Verdict la semaine prochaine !


POMMAUX, Yvan. Angelot du Lac. 2010, Bayard Editions. 180 p. ISBN 978-2-7470-3222-3