vendredi 23 décembre 2022

[ROUX COOLS] Marie La Rousse dans French Kiss 1986 (2012)

Tiens, ça faisait longtemps qu'on n'avait pas parlé de Roux Cools par ici ! 

French Kiss 1986

BD One Shot parue en 2012 chez Glénat


L'histoire

A l'issue d'un dîner en famille animé, Etienne commence à raconter à ses enfants comment il a rencontré leur mère. Il lui faut remonter le temps jusqu'à l'été 1986 ; autant le dire, une toute autre époque, où flottaient pêle-mêle des airs de Tchernobyl, de Michael Jackson et de navette spatiale explosée.  

Mais pour Etienne, qui avait neuf ans à ce moment-là, les vacances d'été furent surtout marquées par une grandiose et terrible "guerre de pirates" dont il fut l'instigateur et qui opposa deux bandes d'enfants dans la petite ville du Québec qu'ils habitaient alors, lui et sa future femme. 

French Kiss 1986 est le récit intense à tous points de vue des aventures mémorables vécues par le Clan de l'Oeil Noir d'Etienne et par celui des Rouges-Gorges de sa rivale "La Rousse", entre la rue Beaulieu et la rue Perron. C'est pas spoiler que de dire que Leïa et Lucas ne vont pas être déçus par les frasques de leurs parents !   

Marie La Rousse 

Si, en tant que narrateur, Etienne semble s'imposer à nous comme "héros de l'histoire", il partage en fait le leadership avec une jeune fille rousse, plus grande, plus âgée et plus costaud que lui, mais surtout dotée d'un fort caractère. Marie la Rousse intrigue et fait peur ; ses origines sont floues, perdues dans un nuage de rumeurs et de mystère : on dit que sa mère est une sorcière. D'où vient la légende ? De la couleur de ses cheveux ?  De sa tendance à faire bande à part et à ne faire confiance à personne, même à son propre clan ? De sa maison qu'on situe mais qu'on n'approche pas ? On n'en saura pas beaucoup plus, mais pour les gosses des alentours, on a pile ce qu'il faut pour en faire une bonne pestiférée. 

Forcément, la présence de cette voisine imposante et consciente de son pouvoir agace Etienne et sa horde de copains majoritairement masculine : la Rousse a beau être une sorcière, elle n'en est pas moins une fille, et il est hors de question de perdre la face devant elle. 

Pas de doute, c'est une Rousse Cool

Etienne la hait sans trop savoir pourquoi, mais adore l'affronter, et avoir la possibilité de se mesurer à elle ; c'est autant pour cette raison que pour son désir d'aventures qu'il se lance dans une bataille de pirates à grande échelle, avec repaire, drapeau et trésor. Un vrai trésor, parce qu'à neuf ans, on n'est plus des bébés. Ses copains sont dans le même état d'esprit et ne demandent qu'à le suivre. 

Dans cette guerre, tous les coups sont permis, y compris les remarques désobligeantes sur le physique de La Rousse, sa supposée mauvaise odeur et son ascendance douteuse. Même s'il en faut plus que ça pour museler une adversaire qu'on sent déjà prête à passer dans la cour des grands, on comprendra au fil des chapitres que les attaques les plus basses auront atteint leur cible. 

En attendant, la chef des Rouges Gorges (pas les mignons petits oiseaux, hein !) fait partie des personnages féminins inspirants qui commencent à poindre un peu partout en BD mais qui étaient encore rares il y a dix ans. Surtout dans celles mettant en scène des grappes de drôles. 


"Ce qu'il y a de bon en nous" 

En effet, si vous lisez French Kiss 1986, beaucoup d'histoires risquent de vous revenir en tête, en fonction de vos références. Bien sûr, le modèle des Goonies est évident, et même revendiqué par Etienne, qui ne demande rien de plus que "revivre" ce film tout juste sorti, à l'époque. D'autres le suivent de près : l'énergie de Tom Sawyer flotte dans l'air, la cruauté prétextée par la stratégie militaire de La guerre des boutons est là aussi (vite fait), la solidité du Club des Râtés de Ca n'est pas loin non plus (en moins angoissant tout de même). Toutes ces œuvres ont pour dénominateur commun l'ambivalence de nos premières années de vie, dont on a plus ou moins vite la nostalgie, dont on occulte plus ou moins facilement les déboires. 

J'ai eu l'impression qu'Axelle Lenoir essayait de nous dire, au fil de sa BD, qu'il vaut mieux rester sur les bons souvenirs des jeux d'enfants et éviter de trop gratter la dernière couche de peinture. A trop creuser, on risque de réactiver tous ces états d'âme moins cool directement liés à la condition d'enfant, et qu'on avait réussi à mettre en veille prolongée. Si ça se trouve, j'interprète mal et c'est pas ça du tout.

Toujours est-il que les premiers chapitres laissent entrevoir une joyeuse épopée ponctuée de coups d'épée en bois et de trésors à base de bonbons, jusqu'à ce que les événements prennent une tournure plus dark et mélancolique, où trahisons, sauvagerie, virilité exacerbée, amours secrètes et/ou déçues viennent renverser le plateau de jeu. 

Non, être un enfant dans les années 1980, c'était peut-être fun, mais ce n'était pas le monde des Bisounours non plus. Comme aujourd'hui en fait ; les figures en miroir des enfants d'Etienne, le montrent bien : Lucas doit avoir à peu près l'âge de son père durant l'été 86 et n'a pas trop la pêche. Visiblement préoccupé, il tente de s'ouvrir mais l'explosivité heureuse de sa petite soeur Leïa, encore préservée des soucis des plus grands, l'écrase perceptiblement. 

A neuf ou dix ans, tout le monde n'en est pas au même point ; certains ont déjà conscience que "les mots peuvent faire plus mal que les coups", d'autres trouvent l'idée improbable. S'il convient de se comporter en rustre avec ceux de l'autre genre, le code de l'honneur et la notion des limites à ne pas dépasser est encore trouble. Etienne en fera les frais. Moins épris de pouvoir que de la petite fille du camp ennemi qu'il veut impressionner, il va perdre le contrôle de ses troupes. Le jeu ira trop loin, et son objectif de montrer "ce qu'il y a de bon" en lui à travers la piraterie s'éloignera d'autant.     

Quant à la cruelle Marie, elle n'est bien entendu pas le monstre dont elle se donne l'apparence ; on s'en rend compte lorsque Bébé Lafleur, le cadet rigolo du clan de l'Oeil Noir, se rend chez elle avec l'insouciance de son jeune âge sous le regard catastrophé des plus grands. Elle se contentera de lui proposer de regarder les Cités d'Or avec elle, tranquillement. D'ailleurs, les vignettes qui retracent l'épisode en question sont super marrantes.  

Diffusez-moi tout ça ! 

Cela vient peut-être juste du fait que je n'aie pas été au bon endroit au bon moment ces dernières années, mais j'ai l'impression qu'on connaît extrêmement peu French Kiss 1986 en France, bien que la BD ait été publiée chez Glénat et que le titre en question soit devenu le Coup de Coeur du Jury à Angoulême en 2013 (en plus, j'y étais, cette année-là...). Pourtant, ce one shot d'environ 140 pages, pas forcément axé jeunesse mais accessible dès le collège, je pense, en vaut d'autres de sa génération. 

Le français québécois peut gêner, direz-vous, et je vous répondrai que les expressions locales ne nuisent pas la compréhension. Au contraire, ça ne nous fait pas de mal de les connaître, car elles sont souvent poétiques. 

Ok pas toutes ! 

Ou alors, les nombreuses références aux années 1980 (les Goonies, Star Wars, Alf, les Cités d'Or, les premières consoles de jeux et bien d'autres que je n'ai pas perçues vu que bah moi 1986 c'est tout juste mon année de naissance ahah) pourraient faire croire que la BD se destine exclusivement à ceux qui ont vécu cette douce période, mais même pas. Y a qu'à voir le succès de Stranger Things. Les questionnements existentiels (et relationnels) des enfants ne changent pas tant que ça d'une décennie à l'autre. Comme dans Le domaine Grisloire et dans Luck, la façon dont ils sont traités tape juste. Par contre, les dessins sont très différents des oeuvres sus-citées, peut-être parce que French Kiss est en noir et blanc ? Il me semble que les traits des personnages, les bulles des petits pirates lorsqu'ils crient, et même les décors sont plus enfantins, comme tirés d'un cahier d'écolier. Cela m'a surprise mais j'ai bien aimé. D'autant qu'on retrouve quand même les yeux hyper-expressifs des protagonistes.

Est-ce bien la peine de le préciser ? J'ai entendu parler pour la première fois de cette bande dessinée dans l'épisode 298 des Mystérieux étonnants ; vous pourrez entendre l'analyse dans les 20 dernières minutes de l'émission. 

Axelle Lenoir. French Kiss 1986. Glénat Québec, 2012. 144 p. EAN 9782923621333