dimanche 11 novembre 2018

Mauvaise humeur


J'essaie d'être aussi tolérante avec les autres que j'aimerais qu'ils le soient avec moi ; mais la semaine dernière, la tâche s'est avérée plus difficile que d'habitude. 



"Alors, ça se passe bien, cette année ?" me demande une ancienne collègue mutée dans un établissement voisin réputé "moins difficile" que le nôtre. Elle a pris l'intonation apitoyée de celle qui a réussi à déserter le champ de bataille mais qui fait mine de souffrir pour les frères d'armes qui ont encore les pieds dans la fagne. "Alors, ça ne se passe pas trop mal, cette année ? Malgré la violence, le bruit, les travaux, les absents, la pluie, le froid, la mort..." 

Mais le fait est que, bah, cette année, on n'a pas trop à se plaindre. L'équipe s'est stabilisée, les collègues entretiennent sinon de bons rapports, au moins des échanges courtois, et le comportement des élèves s'en ressent : les jeunes sont globalement plus apaisés et trouvent moins facilement les failles qui mènent au chaos. Bien sûr, on n'est qu'en novembre, et, pour citer une autre collègue réagissant en aparté au discours plein d'espoir prononcé par les principaux en début d'année, "on va pas s'enjailler". Les morveux ont plus d'un tour dans leur sac, et chez eux, le calme apparent laisse présager le pire. 

Voilà, dans les grandes lignes, ce que je lui explique en regroupant les affiches de ses anciens élèves, qu'elle souhaite récupérer afin de les montrer aux nouveaux. 

"Et la direction ?" 

Encore une fois, il ne trouve que je n'ai rien de négatif à dire ; et quand bien même ce serait le cas, je me garderais bien de m'en ouvrir à une personne qui a déjà prouvé qu'elle ne savait pas tenir sa langue. 

Le silence s'installe. Visiblement, Patricia* est venue en mode vautour, survolant son ancien lieu de travail et se préparant à fondre sur ses éventuels dysfonctionnements pour s'en gargariser. Bien sûr, elle a des tas de raisons d'être dans cet état d'esprit : elle n'était pas hyper jouasse d'avoir été affectée par chez nous et lorsqu'elle a commencé à se sentir bien dans ses baskets, réussissant sans peine à gagner l'estime et le respect de ses élèves... son poste a été supprimé. Alors oui, on peut comprendre qu'elle ait envie de nous vomir dessus pour se sentir mieux. Mais sur l'instant, j'ai eu envie de la traiter de charognarde et de l'envoyer se faire foutre. J'étais pas d'humeur pour les oiseaux de mauvais augure. 


Gros Lourd le Vautour, personnage de l'histoire Tchico le petit Indien
Ce spectacle de marionnettes était joué par la Compagnie Les Trois Chardons.
Tous les ans, elle venait égayer notre année de maternelle avec leurs histoires magiques : Galou le berger, Lucille et Malo, L'oiseau bleu... et nous laissait des bons de commande pour acheter la version livre-cassette.
On les a tous.

"Et toi ? 

Je pariai intérieurement sur un monologue de dix minutes consacré à l'excellence du bahut d'à côté ; non, même pas. 

"Tu savais que Mme Machin était partie du collège X cet été ? Elle vient à peine d'être remplacée par un type. Tu crois qu'il lui est arrivé quoi ? ça ressemble à un abandon de poste, non ? Elle a peut-être une maladie grave... Elle était dépressive ?" 

Décidément, quel optimisme... 

_ Oh...je ne sais pas... Je pense qu'elle a simplement obtenu sa mutation... Elle était pas d'ici." 




Si elle commence à gicler son venin sur ses ex-nouveaux comparses, c'est le signe qu'elle-même n'est pas au mieux de sa forme. Oh, elle est capable de faire preuve d'un meilleur esprit, et j'ai assez bossé avec elle l'année dernière pour le savoir. Il faut qu'on se soutienne. Il faut que je joue le jeu. Reste cool et souriante jusqu'à son départ du CDI. Du moins, reste cool. Elle ne t'a rien fait, et qui sait quand tu la reverras... Est-ce que tu veux qu'elle garde de toi l'image d'une documentaliste aigrie et cynique ?   

Ne pas montrer à quelqu'un qu'on a envie de le fracasser est un exercice des plus difficiles. Mais pas impossible.       

"_ Eh... ils sont calmes, en fait ! s'esclaffe soudain Patricia en désignant de la tête la petite dizaine d'élèves venus s'installer dans le coin lecture pendant leur heure de permanence. 

Est-ce que tu sous entends qu'avant, quand nous étions dans la même galère, c'était le bordel ? Non, certainement pas. Ton intention n'était pas de me mettre face à mes limites en ajoutant cela ; ta remarque était l'innocence-même, tu cherchais juste quelque chose de sympa à dire, et je devrais me raccrocher à l'une des rares observations positives que tu aies émises depuis ton arrivée. Mon cerveau me l'assure, et je le crois ; pourtant, mes tripes ont envie de te pendre et je prie pour qu'elles ne se fassent pas la malle par l'un de mes trous. 



Ah, chère Patricia... C'eût été un plaisir de te voir... un autre jour. Pourvu que tu n'aies pas senti l'agacement bouillir en moi ! Tu n'en étais pas la cause, et à vrai dire, personne n'y était pour rien !  

* J'ai changé le nom, je suis pas guedine à ce point !
  

samedi 3 novembre 2018

Dans la série : un chasseur sachant chasser sans son chien (ou pas) - L'enfant qui chassait la nuit - Wilson Rawls (1961)


Le cours de français touchait à sa fin. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, je crois bien qu'on venait d'étudier un texte vieillot dans lequel une jeune fille présentait sa tourterelle apprivoisée à ses amies. Un camarade avait dû faire une remarque bien sentie sur le sort qu'il aurait réservé à l'oiseau en question s'il s'était aventuré dans son jardin, car M. Dodin avait interrompu sa série d'exercices pour lancer un débat sur la chasse. 

Alors, qui était pour ? Qui était contre ? Une bonne majorité des élèves de la classe étaient issus d'une famille de chasseurs et ne voyaient pas où était le problème. Une bonne majorité avaient également compris que M. Dodin était contre la tuerie réglementée, et n'avaient pas envie de se le mettre à dos pour trois palombes. Le silence devint pesant. 

"Je veux votre avis A VOUS, pas celui de vos parents. L'année prochaine, vous serez en cinquième, ça rigolera plus : il faudra argumenter à chaque fois que vous aurez à répondre à une question.




Guillaume se lança. On le surnommait Mouton parce qu'il était frisé, et on le prenait pour pour le mouton noir de la classe parce qu'il était petit, un peu plus jeune que nous, et qu'il avait cet irrationnel je-ne-sais-quoi propre aux gamins qui se font régulièrement fracasser par leurs pairs sans raison valable, et ce, où qu'ils aillent. Il faut dire qu'il n'avait plus rien à perdre, puisqu'il avait signé son arrêt de mort quelques jours plus tôt en déclarant en plein cours de SVT : "Moi je préfère une bonne ratatouille à une assiette de frites". Comme on pouvait s'y attendre, cet acte de provocation totalement assumé avait entraîné un tollé général, et la lapidation avait été évitée de justesse. 

_ Moi je suis contre ; on ne devrait pas avoir le droit de tuer des animaux qui nous ont rien fait ! 

Stéphanie leva la main ; il était rare qu'elle s'affirme ainsi ses opinions, mais enfin, Mouton essayait de nous apprendre la vie, il fallait bien que quelqu'un aille au charbon pour le remettre à sa place !  

_ La chasse, c'est important : ça nous fait manger ! 

_ Tu parles des hommes préhistoriques ? demanda M. Dodin, espérant l'amener à développer son point de vue. 

_ Non... Mon père et mon oncle, quand ils tuent des faisans, on les mange ! 

_ Ah. Je vois. Mais vous ne vous nourrissez pas que de gibier, j'imagine ; quand la chasse est fermée, vous allez faire des courses, et... 

Pendant ce temps, ma copine Anaïs me racontait sa vie avec une discrétion approximative : 

"Moi, mon père, il a tiré sur le coq à la carabine car on voulait le manger mais on savait pas comment faire. Mais il s'est loupé et il l'a juste blessé. Alors il a ramassé le coq plein de sang et il a regretté d'avoir tiré dessus. Ca l'a fait pleurer. On a dit qu'on allait plutôt le soigner et l'appeler Gustave.

_ Il est blessé où ? 

_ Au cul ! 

_ Mince, ça va être dur à soigner si les tripes ont été touchées. Fais gaffe que les vers ne s'y foutent pas... 

_ Non mais il a l'air d'aller... 

Le gros Franck, qui nous avait expliqué en détails quelques jours plus tôt les joies inégalables de la branlette, s'incrusta :  

_ Un poulet, on le saigne ou on le pend ! On le tire pas au fusil, c'est pas du gibier ! En plus, ça fout des plombs partout ! 

_ Non mais laisse. On le mange plus, finalement. 

_ Ah, tu peux aussi l'égorger avec une hache ! 

_ Non mais c'est les Arabes qui font ça ! On est en France, là ! s'insurgea Anaïs. 

_ Bah quoi, c'est pas mieux qu'au fusil ?"  

Je crois que c'est en entendant "Arabes" et "on est en France" que M. Dodin a demandé le silence complet dans la classe ; après un débat houleux sur la chasse, il n'avait ni l'envie ni le temps de nous reprendre sur des propos racistes qu'on relayait à la pelle sans s'en rendre compte. 

Enseigne HMarket, spéciale dédicace à ma pote de 6ème...

Qui dit vacances scolaires dit passage obligé par la case littérature de jeunesse, parce qu'on est professionnels jusqu'au bout ! Il faut bien reconnaître que ce n'est pas la facette la plus fastidieuse du travail d'un documentaliste. Cela implique cependant de se frotter à des ouvrages et à des thématiques vers lesquels on ne se serait pas naturellement dirigés, parce qu'on ne lit pas purement pour soi mais pour pouvoir conseiller au mieux un certain nombre d'usagers. L'enfant qui chassait la nuit, publié par l'auteur américain Wilson Rawls en 1961, est un exemple de ces romans pour enfants dont je sais d'avance qu'ils vont me saouler : les histoires de chasseurs me rendent mal à l'aise autant qu'elles m'agacent. Quand on a grandi dans une zone où la chasse est un sport, voire un facteur d'intégration pour les hommes, et qu'on a enfin réussi à s'en extirper, on n'a pas envie d'y retomber ne serait-ce que pas le biais d'un livre.  


Ambiance La Petite Maison dans la Prairie. 

Billy vit avec ses parents et ses trois petites sœurs aux fins fonds d'une vallée du Missouri, aux limites de l'Oklahoma et de l'Arkansas ; là-bas, les hommes se contentent de peu et suivent le rythme de la nature : ils cultivent la terre, ils chassent le raton laveur, et de temps en temps, il vont faire des courses en ville. Les parents de Billy en ont un peu marre de la campagne et aimeraient bien que leurs quatre enfants aient accès à l'éducation et se sociabilisent. Dès qu'ils auront assez d'économies, ils s'en iront. Mais pour l'instant, le déménagement n'est pas d'actualité. Comme tous les enfants de son âge, Billy aimerait avoir un chien pour l'aider à attraper les ratons laveurs dans la forêt, d'abord parce qu'il pense qu'il est "né chasseur", mais aussi parce qu'il sait que plus on vend de peaux, plus on est respecté par la communauté. Malheureusement, des chiens de chasse coûtent cher et ses parents ne peuvent lui faire ce cadeau ; en guise de lot de consolation, ils lui offrent des pièges qui lui permettront de braconner tranquille. Billy s'en servira pour attraper ses premières bêtes, et avec l'argent récolté, il finira par se payer lui-même non pas un, mais deux chiens. C'est ainsi qu'il gagne l'admiration de son grand-père, qui tient une épicerie dans la ville la plus proche : le vieil homme blagueur et dynamique lui apportera son soutien et de conseils en matière de stratégie et de dressage canin. Ensemble, ils participeront même à un concours de chasse renommé dans la région. 

Si toi aussi, de loin, tu as cru qu'il tenait autre chose qu'une bêche...

Toutes les nuits, pendant des mois, le jeune Billy va battre la campagne accompagner de ses deux chiens Old Dan et de Little Ann pour talonner, piéger, tuer, dépecer des dizaines de ratons laveurs avec la bénédiction de tous les adultes qui participent à son éducation. Question de culture, dirons-nous... Oh, il va leur arriver quelques mésaventures où le héros se rendra compte qu'il a encore du chemin à parcourir avant d'être un chasseur sachant chasser sans ses chiens !           

Décrit sur le quatrième de couverture de l'édition du Livre de Poche Jeunesse comme "un hymne à la nature", et un peu partout comme un "classique" de la littérature de jeunesse américaine, L'enfant qui chassait la nuit appartient à une époque révolue. Je ne sais pas s'il aurait beaucoup de succès avec les jeunes lecteurs d'aujourd'hui, même en Dordogne ; bien sûr, les passages du livre retraçant les galères de Billy pour trouver de quoi financer son rêve sont touchants ; bien sûr, la relation tissée entre l'apprenti chasseur et ses chiens parlera à ceux qui considèrent les animaux comme leurs égaux. Mais il faut bien reconnaître qu'une bonne partie du roman est consacrée à des courses poursuites de deux chiens très genrés (le mâle Old Dan est "puissant", alors que la "petite" femelle Little Ann est "futée") contre une proie isolée qui, de toute façon, n'a jamais eu aucune chance de s'en sortir ! 

Attention, il s'agit d'une critique personnelle de l'oeuvre ; peut-être que vous, vous retiendrez le parcours hors normes d'un petit paysan fâché avec sa condition de "pauvre" et de "rustre" qui devient un prodige de sa discipline... 

Encore que... Si vous lisez cette histoire, lisez-la bien jusqu'au bout !      

Wilson RAWLS. L'enfant qui chassait la nuit. Le Livre de Poche Jeunesse, 1998. Coll. Mon bel oranger. 352 p. ISBN 2-01-321602-5 

Puisqu'on est dans les histoires de clebs... Corgi ou pain de mie ??

Pour l'anecdote, Anaïs s'est réconciliée avec la viande halal depuis ; elle a deux gosses, les chats égyptiens dont elle rêvait déjà lorsqu'elle avait douze ans, le corps recouvert de tatouages artistiques. Ok, elle n'était pas un modèle de tolérance et d'ouverture d'esprit il y a vingt ans. Ok, c'était même une sale gosse qui n'avait ni la langue ni les poings dans sa poche, qui n'en foutait pas une au collège, et qui traînait volontiers avec les 4° plus susceptibles de réagir à son répertoire de blagues de cul. Exactement la graine d'ortie avec qui vous ne voudriez pas que votre rejeton s'acoquine. Pourtant, elle m'a tellement aidée à grandir _même si elle ne le saura jamais ! et elle est vite devenue mon héroïne ! 

A la surprise générale, elle m'avait prise sous son aile dès le début de l'année, alors que j'étais aux antipodes de ses autres fréquentations. Pourquoi ? Tout le monde se l'est demandé, moi la première, et personne ne l'a jamais vraiment su. Les surveillantes trouvaient notre association particulièrement suspecte et, de temps en temps, un prof me prenait à part et me demandait sans aucun tact si elle ne me forçait pas à faire ses devoirs à sa place. Oh, mon pauvre, mais pour ça il aurait fallu qu'Anaïs se soucie un minimum de ses résultats scolaires ! Or, elle avait bien d'autres préoccupations : son cours de boxe française (parce que la boxe anglaise, "c'est pour les bourrins"), récupérer son album d'Aqua qu'elle prêtait à tout le monde, vérifier que les araignées qu'elle conservait dans son casier ne manquaient de rien, réussir à se glisser en tête de file pendant la vente de chocolatines de 10h, histoire de ne pas se faire sucrer toute récréation... Chacun son sens des priorités ! En outre, elle était prévoyante et organisée pour ce qu'elle voulait : elle avait toujours un stock de pièces pour la machine à boissons ou pour la cabine téléphonique, et devait sans cesse se soustraire aux charognards qui voulaient lui raquer quelques francs _où qui voulaient régler leurs comptes avec elle, car Anaïs avait une tendance à semer la discorde sur son passage, il faut bien le reconnaître. C'est ainsi que nous avons commencé à fréquenter assidûment le CDI, ce temple du silence où personne n'aurais songé à la traquer !