J'essaie d'être aussi tolérante avec les autres que j'aimerais qu'ils le soient avec moi ; mais la semaine dernière, la tâche s'est avérée plus difficile que d'habitude.
"Alors, ça se passe bien, cette année ?" me demande une ancienne collègue mutée dans un établissement voisin réputé "moins difficile" que le nôtre. Elle a pris l'intonation apitoyée de celle qui a réussi à déserter le champ de bataille mais qui fait mine de souffrir pour les frères d'armes qui ont encore les pieds dans la fagne. "Alors, ça ne se passe pas trop mal, cette année ? Malgré la violence, le bruit, les travaux, les absents, la pluie, le froid, la mort..."
Mais le fait est que, bah, cette année, on n'a pas trop à se plaindre. L'équipe s'est stabilisée, les collègues entretiennent sinon de bons rapports, au moins des échanges courtois, et le comportement des élèves s'en ressent : les jeunes sont globalement plus apaisés et trouvent moins facilement les failles qui mènent au chaos. Bien sûr, on n'est qu'en novembre, et, pour citer une autre collègue réagissant en aparté au discours plein d'espoir prononcé par les principaux en début d'année, "on va pas s'enjailler". Les morveux ont plus d'un tour dans leur sac, et chez eux, le calme apparent laisse présager le pire.
Voilà, dans les grandes lignes, ce que je lui explique en regroupant les affiches de ses anciens élèves, qu'elle souhaite récupérer afin de les montrer aux nouveaux.
"Et la direction ?"
Encore une fois, il ne trouve que je n'ai rien de négatif à dire ; et quand bien même ce serait le cas, je me garderais bien de m'en ouvrir à une personne qui a déjà prouvé qu'elle ne savait pas tenir sa langue.
Le silence s'installe. Visiblement, Patricia* est venue en mode vautour, survolant son ancien lieu de travail et se préparant à fondre sur ses éventuels dysfonctionnements pour s'en gargariser. Bien sûr, elle a des tas de raisons d'être dans cet état d'esprit : elle n'était pas hyper jouasse d'avoir été affectée par chez nous et lorsqu'elle a commencé à se sentir bien dans ses baskets, réussissant sans peine à gagner l'estime et le respect de ses élèves... son poste a été supprimé. Alors oui, on peut comprendre qu'elle ait envie de nous vomir dessus pour se sentir mieux. Mais sur l'instant, j'ai eu envie de la traiter de charognarde et de l'envoyer se faire foutre. J'étais pas d'humeur pour les oiseaux de mauvais augure.
"Et toi ?
Je pariai intérieurement sur un monologue de dix minutes consacré à l'excellence du bahut d'à côté ; non, même pas.
"Tu savais que Mme Machin était partie du collège X cet été ? Elle vient à peine d'être remplacée par un type. Tu crois qu'il lui est arrivé quoi ? ça ressemble à un abandon de poste, non ? Elle a peut-être une maladie grave... Elle était dépressive ?"
Décidément, quel optimisme...
_ Oh...je ne sais pas... Je pense qu'elle a simplement obtenu sa mutation... Elle était pas d'ici."
Si elle commence à gicler son venin sur ses ex-nouveaux comparses, c'est le signe qu'elle-même n'est pas au mieux de sa forme. Oh, elle est capable de faire preuve d'un meilleur esprit, et j'ai assez bossé avec elle l'année dernière pour le savoir. Il faut qu'on se soutienne. Il faut que je joue le jeu. Reste cool et souriante jusqu'à son départ du CDI. Du moins, reste cool. Elle ne t'a rien fait, et qui sait quand tu la reverras... Est-ce que tu veux qu'elle garde de toi l'image d'une documentaliste aigrie et cynique ?
Ne pas montrer à quelqu'un qu'on a envie de le fracasser est un exercice des plus difficiles. Mais pas impossible.
"_ Eh... ils sont calmes, en fait ! s'esclaffe soudain Patricia en désignant de la tête la petite dizaine d'élèves venus s'installer dans le coin lecture pendant leur heure de permanence.
Est-ce que tu sous entends qu'avant, quand nous étions dans la même galère, c'était le bordel ? Non, certainement pas. Ton intention n'était pas de me mettre face à mes limites en ajoutant cela ; ta remarque était l'innocence-même, tu cherchais juste quelque chose de sympa à dire, et je devrais me raccrocher à l'une des rares observations positives que tu aies émises depuis ton arrivée. Mon cerveau me l'assure, et je le crois ; pourtant, mes tripes ont envie de te pendre et je prie pour qu'elles ne se fassent pas la malle par l'un de mes trous.
Ah, chère Patricia... C'eût été un plaisir de te voir... un autre jour. Pourvu que tu n'aies pas senti l'agacement bouillir en moi ! Tu n'en étais pas la cause, et à vrai dire, personne n'y était pour rien !
* J'ai changé le nom, je suis pas guedine à ce point !
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