Antonio A. Casilli est sociologue.
Chercheur au Centre Edgar Morin de l'EHESS, il y enseigne la socio-anthropologie.
Son blog : http://www.bodyspacesociety.eu/
A travers Les liaisons numériques, Antonio Casilli montre qu'il n'est pas du tout incongru d'observer l'apparition des réseaux numériques sous un angle sociologique. Si les années 90 ont assisté, sceptiques, à l'émergence de l'informatique et d'Internet dans les foyers, le XXI°siècle reconnaît pleinement l'existence d'un web de communication, et donc socialisant (blogs, réseaux sociaux, sites participatifs), en plus d'un web qu'on pourrait appeler d'"information" (sites internet, services administratifs ou commerciaux).
Prenant le parti d'une "dédramatisation" des usages d'Internet couramment perçus comme nocifs, il s'attache à démonter des croyances courantes, telles que :
- le monde physique et le monde virtuel sont clairement séparés; par les pratiques en ligne, on court le risque de délaisser la "vraie" vie.
- on remplace notre corps par des avatars qui sont plus beaux que nous, ce qui est dangereux pour notre corps.
- les technologies de l'information et de la communication sont désocialisantes.
L'ouvrage s'organise en 3 temps : il est d'abord question du nouveau rapport de l'homme à l'espace, et par conséquent de sa vision excentrée des sphères privées et publiques; puis on y aborde la "quête du corps" à travers l'usage de photos, d'avatars. Enfin, un dernier chapitre se penche sur la "force" et la "profondeur" des liaisons numériques. Résultat : une bonne brique de 330 pages!
Cependant, la lecture en est tout à fait accessible, voire vraiment agréable dans sa forme; mais si le contenu, qui motive notre intérêt initial pour ce livre, arrive à nous tenir en haleine, c'est parce qu'il est truffé d'exemples, de témoignages et de sujets qui nous parlent et nous concernent - il n'est pas exagéré de le dire ainsi désormais - au quotidien. Qui n'est pas concerné par ce paradoxe qui consiste à vouloir protéger sa vie privée et à la déballer par bribes, délibérément, sur des sites qui conservent durablement nos propos?
Le chapitre Espèces de (cyber)espaces présente les formes et les paradoxes de sociétés en transformation, où les frontières entre le privé et le public deviennent flottantes. Le vocabulaire de l'informatique et d'Internet est révélateur de cette double tension "espace personnel réorganisant l'ordre domestique" (fenêtre, page d'accueil, hébergement) et "ouverture dans l'espace" (navigation, surf, blogosphère). On organise son blog, son site, son profil Facebook comme un appart qu'on range avant l'arrivée des amis; mais s'il y a une maison, il y a donc aussi une rue, un quartier, une cité, des biens à partager, une démocratie à protéger et à exercer. Alors question : les réseaux virtuels sont-ils des parodies de groupes sociaux où l'on se replie sur soi quand ça nous arrange, ou des communistes qui veulent déjouer les lois de la propriété et la logique de marché avec le partage, le peer-to-peer? Les deux peut-être?
Même s'il apparaît que les rapports sociaux hors ligne ne font ni plus ni moins que se reproduire en ligne, via ces communautés virtuelles, Casilli remarque l'apparition d'un "esprit Internet", basé sur la gratuité, la libre expression, l'envie de faire entendre son point de vue et de rétablir une démocratie qui n'est plus crédible "IRL". Cela voudrait-il dire qu'on se construit des villes idéales sur le web dans l'espoir de tuer les populations réelles? Non. Les deux "mondes", réel et virtuel, se complètent, s'enrichissent l'un l'autre par la critique, et sont indispensables dans l'exercice de la démocratie. Le débat est particulièrement prégnant dans le domaine des médias et du journalisme, où presse en ligne et presse numérique se crèpent le chignon et se dénigrent: l'une est trop chère, trop possédée politiquement, pas assez interactive; l'autre n'est pas de bonne qualité, ne respecte pas les codes du journalisme, permet à tout le monde d'écrire partout. Pourtant, les deux survivent quoiqu'on en dise, et contribuent à notre information.
Dans la seconde grande partie Quête de corps, quête de soi, Casilli nous fait remarquer qu'à travers les écrans, on est confrontés à des corps parfaits, et qu'on s'invente des avatars tout aussi esthétiques. Cette transposition du corps dans le monde virtuel ne tient pas que de la rêverie. Elle détermine la manière dont on se perçoit dans la réalité, et met en valeur un besoin de liberté d'agir sur un corps qui nous échappe : d'où l'apparition d'une médecine 2.0, d'une opposition à un "monopole médical" qui interdit aux gens de se faire greffer une oreille parlante sur l'avant-bras (voir l'expérience de Stelarc).
Cependant, la sociabilité numérique entre en jeu dans la prise de conscience du corps parce qu'elle facilite l'échange entre des personnes souffrant de pathologies diverses, de handicaps, d'améliorer son confort, d'exprimer sa douleur et ses progrès, de ne pas perdre de vue son statut d'humain, sérieusement caché sous l'étiquette : "malade" ou "handicapé".
Par ailleurs, une observation menée sur Facebook vient nous rappeler que l'image de soi, de son corps, se constitue avec les autres, et par rapport aux autres.
Un troisième chapitre se focalise sur "la force des liaisons numériques". Partant des craintes soulevées entre autres par Philippe Breton, Casilli évoque une partie de la société japonaise qui correspond parfaitement à la représentation courante du geek asocial terré dans sa chambre : les murés. A travers ces "murés", il montre que les communautés en ligne permettent une liberté d'expression de valorisation de soi que le monde physique rend parfois difficile. Aussi, un geek n'est pas à coup sûr un être désocialisé et solitaire; mais à partir du moment où on oppose espace concret et espace en ligne, on s'expose à le croire.
Les liaisons numériques complètent donc la vie sociale plus qu'elles ne sont un facteur d'isolement, bien que, généralement, elles sont assez superficielles. Avec les réseaux sociaux, le friending regroupe les personnes liées par un contact commun ou par un centre d'intérêt, mais n'a pas pour finalité d'aboutir sur une amitié profonde. Pourtant, il a son importance : il comble les possibles manques relationnels des internautes, qui peuvent échanger, partager sans être sous le joug du lourd pacte qui scelle une amitié profonde.
Si leurs liens demeurent fins comme un fil de pêche, les membres d'une même communauté virtuelles peuvent-ils se faire confiance? Oui, si les internautes estiment que les interactions avec leurs semblables sont assez nombreuses, s'ils se sentent proches d'eux. Plus ils s'accorderont de confiance, plus la sociabilité d'un réseau sera perceptible. Cependant, les espaces virtuels comptent leur lot de pollueurs : les trolls. De façon plus ou moins volontaires, ces hors-la-loi des communautés en ligne interviennent pour pirater les interactions entre les membres dans le pire des cas, mais plus couramment pour émettre des messages malveillants ou hors sujet. Potentiellement gênants, ils n'ont pas d'impact fort sur les réseaux, qui sont assez organisés pour engager leurs membres à l'autorégulation et pour mettre en place une régulation.
"Pour ses usagers, la socialité d'Internet ne se substitue pas aux rapports de travail, de parenté, d'amitié. Elle se cumule avec eux. Les technologies numériques ne représentent donc pas une menace pour le lien social. Elles en constituent au contraire des modalités complémentaires." (p.324-325)
CASILLI, Antonio A. Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité? Seuil, Paris. "La couleur des idées". 2010. 336p.
Un site autour de l'ouvrage et des thématiques qu'il aborde (eh ouais, ça y est, je suis fan donc je fais de la pub!)
Image piquée sur Decitre.
Chercheur au Centre Edgar Morin de l'EHESS, il y enseigne la socio-anthropologie.
Son blog : http://www.bodyspacesociety.eu/
A travers Les liaisons numériques, Antonio Casilli montre qu'il n'est pas du tout incongru d'observer l'apparition des réseaux numériques sous un angle sociologique. Si les années 90 ont assisté, sceptiques, à l'émergence de l'informatique et d'Internet dans les foyers, le XXI°siècle reconnaît pleinement l'existence d'un web de communication, et donc socialisant (blogs, réseaux sociaux, sites participatifs), en plus d'un web qu'on pourrait appeler d'"information" (sites internet, services administratifs ou commerciaux).
Prenant le parti d'une "dédramatisation" des usages d'Internet couramment perçus comme nocifs, il s'attache à démonter des croyances courantes, telles que :
- le monde physique et le monde virtuel sont clairement séparés; par les pratiques en ligne, on court le risque de délaisser la "vraie" vie.
- on remplace notre corps par des avatars qui sont plus beaux que nous, ce qui est dangereux pour notre corps.
- les technologies de l'information et de la communication sont désocialisantes.
L'ouvrage s'organise en 3 temps : il est d'abord question du nouveau rapport de l'homme à l'espace, et par conséquent de sa vision excentrée des sphères privées et publiques; puis on y aborde la "quête du corps" à travers l'usage de photos, d'avatars. Enfin, un dernier chapitre se penche sur la "force" et la "profondeur" des liaisons numériques. Résultat : une bonne brique de 330 pages!
Cependant, la lecture en est tout à fait accessible, voire vraiment agréable dans sa forme; mais si le contenu, qui motive notre intérêt initial pour ce livre, arrive à nous tenir en haleine, c'est parce qu'il est truffé d'exemples, de témoignages et de sujets qui nous parlent et nous concernent - il n'est pas exagéré de le dire ainsi désormais - au quotidien. Qui n'est pas concerné par ce paradoxe qui consiste à vouloir protéger sa vie privée et à la déballer par bribes, délibérément, sur des sites qui conservent durablement nos propos?
Le chapitre Espèces de (cyber)espaces présente les formes et les paradoxes de sociétés en transformation, où les frontières entre le privé et le public deviennent flottantes. Le vocabulaire de l'informatique et d'Internet est révélateur de cette double tension "espace personnel réorganisant l'ordre domestique" (fenêtre, page d'accueil, hébergement) et "ouverture dans l'espace" (navigation, surf, blogosphère). On organise son blog, son site, son profil Facebook comme un appart qu'on range avant l'arrivée des amis; mais s'il y a une maison, il y a donc aussi une rue, un quartier, une cité, des biens à partager, une démocratie à protéger et à exercer. Alors question : les réseaux virtuels sont-ils des parodies de groupes sociaux où l'on se replie sur soi quand ça nous arrange, ou des communistes qui veulent déjouer les lois de la propriété et la logique de marché avec le partage, le peer-to-peer? Les deux peut-être?
Même s'il apparaît que les rapports sociaux hors ligne ne font ni plus ni moins que se reproduire en ligne, via ces communautés virtuelles, Casilli remarque l'apparition d'un "esprit Internet", basé sur la gratuité, la libre expression, l'envie de faire entendre son point de vue et de rétablir une démocratie qui n'est plus crédible "IRL". Cela voudrait-il dire qu'on se construit des villes idéales sur le web dans l'espoir de tuer les populations réelles? Non. Les deux "mondes", réel et virtuel, se complètent, s'enrichissent l'un l'autre par la critique, et sont indispensables dans l'exercice de la démocratie. Le débat est particulièrement prégnant dans le domaine des médias et du journalisme, où presse en ligne et presse numérique se crèpent le chignon et se dénigrent: l'une est trop chère, trop possédée politiquement, pas assez interactive; l'autre n'est pas de bonne qualité, ne respecte pas les codes du journalisme, permet à tout le monde d'écrire partout. Pourtant, les deux survivent quoiqu'on en dise, et contribuent à notre information.
Dans la seconde grande partie Quête de corps, quête de soi, Casilli nous fait remarquer qu'à travers les écrans, on est confrontés à des corps parfaits, et qu'on s'invente des avatars tout aussi esthétiques. Cette transposition du corps dans le monde virtuel ne tient pas que de la rêverie. Elle détermine la manière dont on se perçoit dans la réalité, et met en valeur un besoin de liberté d'agir sur un corps qui nous échappe : d'où l'apparition d'une médecine 2.0, d'une opposition à un "monopole médical" qui interdit aux gens de se faire greffer une oreille parlante sur l'avant-bras (voir l'expérience de Stelarc).
Cependant, la sociabilité numérique entre en jeu dans la prise de conscience du corps parce qu'elle facilite l'échange entre des personnes souffrant de pathologies diverses, de handicaps, d'améliorer son confort, d'exprimer sa douleur et ses progrès, de ne pas perdre de vue son statut d'humain, sérieusement caché sous l'étiquette : "malade" ou "handicapé".
Par ailleurs, une observation menée sur Facebook vient nous rappeler que l'image de soi, de son corps, se constitue avec les autres, et par rapport aux autres.
Un troisième chapitre se focalise sur "la force des liaisons numériques". Partant des craintes soulevées entre autres par Philippe Breton, Casilli évoque une partie de la société japonaise qui correspond parfaitement à la représentation courante du geek asocial terré dans sa chambre : les murés. A travers ces "murés", il montre que les communautés en ligne permettent une liberté d'expression de valorisation de soi que le monde physique rend parfois difficile. Aussi, un geek n'est pas à coup sûr un être désocialisé et solitaire; mais à partir du moment où on oppose espace concret et espace en ligne, on s'expose à le croire.
Les liaisons numériques complètent donc la vie sociale plus qu'elles ne sont un facteur d'isolement, bien que, généralement, elles sont assez superficielles. Avec les réseaux sociaux, le friending regroupe les personnes liées par un contact commun ou par un centre d'intérêt, mais n'a pas pour finalité d'aboutir sur une amitié profonde. Pourtant, il a son importance : il comble les possibles manques relationnels des internautes, qui peuvent échanger, partager sans être sous le joug du lourd pacte qui scelle une amitié profonde.
Si leurs liens demeurent fins comme un fil de pêche, les membres d'une même communauté virtuelles peuvent-ils se faire confiance? Oui, si les internautes estiment que les interactions avec leurs semblables sont assez nombreuses, s'ils se sentent proches d'eux. Plus ils s'accorderont de confiance, plus la sociabilité d'un réseau sera perceptible. Cependant, les espaces virtuels comptent leur lot de pollueurs : les trolls. De façon plus ou moins volontaires, ces hors-la-loi des communautés en ligne interviennent pour pirater les interactions entre les membres dans le pire des cas, mais plus couramment pour émettre des messages malveillants ou hors sujet. Potentiellement gênants, ils n'ont pas d'impact fort sur les réseaux, qui sont assez organisés pour engager leurs membres à l'autorégulation et pour mettre en place une régulation.
"Pour ses usagers, la socialité d'Internet ne se substitue pas aux rapports de travail, de parenté, d'amitié. Elle se cumule avec eux. Les technologies numériques ne représentent donc pas une menace pour le lien social. Elles en constituent au contraire des modalités complémentaires." (p.324-325)
CASILLI, Antonio A. Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité? Seuil, Paris. "La couleur des idées". 2010. 336p.
Un site autour de l'ouvrage et des thématiques qu'il aborde (eh ouais, ça y est, je suis fan donc je fais de la pub!)
Image piquée sur Decitre.
5 commentaires:
ça a l'air intéressant ! :-)
oui c'est très intéressant, et par conséquent difficile à résumer; mais je vais faire une tentative pour les 2 autres parties, bientôt. ;-)
Oui c'est sûr, mais je trouve que la première partie est quand même bien synthètisée ! ;-)
Dans la 2e partie, il y a l'histoire d'un type qui a entrepris de se faire greffer une troisième oreille (parlante!) sur l'avant bras. Pratique!
Sérieux !!?? Ben dis donc, on apprend des trucs fous dans ce bouquin !^^ Faudra que tu m'expliques ça, parce que ça me semble assez délirant comme projet, lol !
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