mercredi 15 avril 2020

[LE LIVRE VS LE FILM] Au-delà du réel - Paddy Chayefsky (1978) / Au-delà du réel - Ken Russel (1980)



Lors de mon dernier passage en Dordogne, j'ai tapé dans cette fameuse caisse de livres que nous avons ramenée de la Fête de la Fraise il y a quelques années, et dont il est souvent question ici. J'ai pris un livre au hasard, et je suis tombée là-dessus :      


Ouais, le livre est à l'endroit


L'histoire, dans le livre et dans le film 

Paddy Chayefsky est l'auteur du roman et le scénariste du film : on n'est donc pas trop surpris de constater une adaptation fidèle du livre lorsqu'on regarde Au-delà du réel.  Du coup, le résumé de l'un vaut pour l'autre. 

1965, dans une université du Maryland. Edward Jessup est un jeune psychophysiologiste complètement absorbé par son travail et considéré par ses pairs comme étant "le meilleur" dans son domaine. Au début du roman, il passe ses journées à enfermer des militaires dans un caisson d'isolement sensoriel pour voir comment réagit leur cerveau lorsqu'ils sont dedans. Intrigué par les encéphalogrammes que produisent les cobayes et par l'état euphorique dans lequel ils ressortent du caisson, il décide de tenter lui-même l'expérience. Il est rapidement assailli d'hallucinations essentiellement religieuses, et ça l'étonne : il pensait avoir définitivement perdu la foi depuis la mort de son père. Mais surtout, un inexplicable sentiment de bien-être lui donne envie de réitérer au plus vite ce drôle de bain. 

Les mois passent ; Jessup a entraîné dans ses expérimentations un ami pharmacologue nommé Arthur Rosenberg. A l'occasion d'une soirée psychédélique entre universitaires fraîchement diplômés, il fait la rencontre d'Emily, une anthropologue. Ils sont tous les deux passionnés par leurs recherches respectives et trouvent rapidement un terrain d'entente. Le problème, c'est qu'ils ne sont pas vraiment sur la même longueur d'ondes : Emily est complètement accro à Jessup, tandis qu'il ne parvient pas à s'attacher à elle. Conscients du déséquilibre de leur relation, ils vont quand même se marier. 

Ouais, l'affiche du film est à l'endroit

Après quoi chacun trace sa route. Emily part au Kenya pour étudier le quotidien des singes, tandis que Jessup prend la direction du Mexique. Il s'est prévu un séjour en immersion chez des Indiens Hinchis connus pour pratiquer des rituels à base de jus de champignons savamment choisis ; le breuvage serait capable de provoquer une hallucination commune à tout un groupe d'initiés ! Edward aimerait voir ce que ça fait, et éventuellement associer cette alléchante mixture à ses sessions en caisson d'isolement. Enfermé dans ce que ses amis qualifient de "cercueil" en rigolant, il a déjà eu l'impression de remonter le temps, de se retrouver à un stade pré-natal, voire d'incarner un fier australopithèque. Depuis, il défend l'hypothèse folle que l'origine des hommes et l'histoire de l'humanité pourraient être inscrites dans notre inconscient, et qu'on pourrait y accéder si l'on se mettait en situation de privation sensorielle tout en prenant le bon produit.

Par la même occasion, il espère arriver à se comprendre lui-même, car ses propres visions le troublent ; il sait que tant qu'il n'aura pas réussi à les interpréter, il ne pourra pas avancer sur le plan personnel. Effectivement, le rituel toltèque va bien le faire planer ; son esprit ira même se promener bien plus loin que prévu... La descente le laisse perplexe, puisque à son réveil, il trouve à côté de lui le cadavre d'un lézard qu'il a vu crever pendant son trip. Qu'est-ce que ça veut dire ? Que ce qui se passe en rêve pourrait impacter la réalité ? Peut-être...


Dommage pour le lézard.
 Mais tant que c'est pas un pangolin...
Retour aux Etats Unis. Ses deux acolytes _ Rosenberg et Parrish_ voient d'un mauvais oeil la tournure que prennent les événements. Qu'y a-t-il au juste dans la potion que Jessup distille, s'inspirant du jus de champignon des Hinchis ? N'est-ce pas dangereux d'en prendre au-delà d'une certaine quantité ? N'est-il pas en train de perdre la boule, torturé par ses questions existentielles au point de précipiter sa perte ?

Si Rosenberg hésite, Parrish et Emily (rentrée au bercail elle aussi) sont catégoriques : la curiosité du scientifique doit s'arrêter où commence la prudence indispensable à la survie ! Il est hors de question qu'ils le laissent se faire happer par ses délires de savant fou. Mais pour Jessup se moque de leur point de vue, l'enjeu est trop important : il veut savoir. S'il doit faire un choix entre la quête de la Vérité et le soutien de ses proches, il le fera, et ce sera vite plié !

Au fil des expériences, il remarque que de drôles de phénomènes se produisent dans son corps et vont jusqu'à entraîner des mutations on ne peut plus visibles : il se couvre de poils, pousse des cris de singe.. Comme l'effet de la drogue est éphémère, il retrouve sa forme quelques heures après la sortie du caisson. Du coup, personne ne le croit, évidemment _en même temps ses fous rires hystériques ne plaident pas en sa faveur. Lui-même commence à douter de ce qu'il vit. Jusqu'où ira-t-il pour (se) prouver qu'il ne rêve pas ?     

    

ATTENTION SPOILER
Arrêtez-vous ici si vous comptez lire le livre ou voir le film.


Le livre VS le film 

Je vais plutôt m'appuyer sur le roman dans cette comparaison, puisque c'est là que j'ai commencé. Bon, il faut dire que je l'ai lu dans une réédition illustrée avec des images du film de Ken Russell. Je suppose que cette édition de poche a été stratégiquement commercialisée lors de la sortie en salle, pour relancer un peu les ventes du bouquin.

Forcément, les photos aiguillent pas mal le "portrait physique" qu'on peut se faire des personnages, encore que. Par exemple, le Jessup tel que le regard d'Emily nous le dépeint au début du roman n'a pas grand chose à voir avec le jeune et flamboyant William Hurt, fort Charal dans son premier rôle. On est bien obligé de le reconnaître, on est fair-play 

"Le psychophysiologiste était Edward Jessup, il avait alors 28 ans, était de taille moyenne, de carrure assez frêle, pâle de teint, très blond de chevelure, avec des traits fins qui semblaient brûler d'un feu intérieur. Il portait des lunettes à fine monture d'or qui lui donnaient l'air un peu pincé et conféraient à son visage une austérité calviniste. Emily lui trouvait beaucoup de séduction, mais un peu à la manière d'un moine". 
Euh, non ! Même s'il a fait un effort pour rentrer dans le rôle.
#teamcolroulé

Edward est de toute façon plus humain, plus attachant dans le film que dans le livre. C'est logique : il n'aurait pas pu convaincre le grand public et donner envie aux spectateurs de suivre son parcours s'il avait conservé son petit côté asocial.

Certes, ce roman de SF est intéressant dans le sens où il raconte une histoire pleine de séquences palpitantes, où il met en scène des moments de brouilles spatio-temporelles qui font rêver le lecteur, tant elles sont rendues crédibles par les vraies fausses démonstrations scientifiques qui les accompagnent. Mais sa plus-value par rapport à d'autres, c'est d'avoir réussi à mettre à mal le cliché du "scientifique", du "savant fou" sans âme.

Chayefsky aurait très bien pu construire un héros partagé entre le rationnel et l'intuition, et l'entourer des personnages psychorigides, fixés dans le concret, ou même sans consistance : ça n'aurait rien changé au bon déroulement des expériences de Jessup. Pourtant, l'auteur a choisi de dessiner une joyeuse bande de tronches universitaires incollables sur leur champ de recherche, mais pas dépourvus d'humanité pour autant ! Edward, Emily, Arthur et Sylvia Rosenberg, Mason Parrish aiment rire, s'amuser, faire des restos et des soirées sur fond d'alcool et de fumette. On sent bien l'ambiance années 1970, et ça ne peut pas faire de mal. Bien sûr, il leur arrive de s'engueuler copieusement, de s'emporter, de perdre le contrôle d'eux-même sous le coup de l'émotion et du doute.


Arrêtez de tyranniser Watson ! 

Si le lien indéfectible qui rattache Edward à Arthur est un gage de stabilité, puisque Arthur (Bob Balaban) fera passer son amitié pour Edward avant ses convictions, fermant les yeux sur le caractère farfelu de ses hypothèses, Parrish (Charles Haid) et Emily (Blair Brown) ne gèrent pas leur "côté humain" de la même façon. Victime d'un court circuit mental lorsqu'il comprend que ce qu'il voit de ses yeux ne correspond pas à ce qui est scientifiquement possible, Parrish explose en paroles et en grands gestes colériques. Emily aime vraiment Edward au point d'en perdre les pédales. Habituellement terre à terre, elle a hypothéqué une vie heureuse contre un attachement démesuré pour un homme qui ne le lui rend pas. Elle est consciente du ridicule de la situation, de sa "faiblesse", et ça l'exaspère.

Emily sait qu'elle accepte beaucoup trop par amour : quand Edward lui dit qu'il pense à Jésus lorsqu'ils couchent ensemble, elle encaisse. Lorsqu'elle lui dit qu'elle espère l'épouser, il lui répond  sans trop de pression que "ce serait un désastre". Même la fuite à des milliers de kilomètres ne facilitera pas l'oubli. Pourtant, contrairement à ce qu'on pourrait croire de loin, Jessup n'est ni un gros connard, ni un manipulateur, ni un monstre. Simplement, il n'arrive à aimer sincèrement quelqu'un, et a le mérite de jouer carte sur tables avec son entourage _dans le roman, du moins ; voici le discours qu'il tient à sa copine lors d'une discussion à ce sujet :

"Je suis quelqu'un de très solitaire, Emily, poursuivit-il. Tu dois le savoir. J'ai besoin d'être seul une bonne partie du temps. [...] Je suis tout simplement trop égoïste pour faire un époux et un père. Je peux toujours essayer, bien sûr. Si tu y tiens absolument, je le ferai. (Spoiler : ils vont le faire) Je me considère comme quelqu'un de responsable et tu peux être sûre que je ferais de mon mieux. Mais je n'y croirais jamais, tu vois. [...] Je m'acquitterais de tous mes devoirs mais ce serait seulement pour qu'on me fiche la paix, pour pouvoir me retrouver face à face avec moi-même." 
.
Ce petit monologue n'est pas transposé dans le film, ce qui est dommage mais compréhensible. Il aurait pu être considéré comme une longueur dans la dynamique générale. C'est peut-être un manque de culture, mais je n'ai pas l'impression d'avoir déjà lu ce type de propos dans un livre. Je sais bien qu'il s'agit d'un personnage fictif, mais, des gens comme Jessup existent. Beaucoup, même. Rare sont ceux qui parviennent à verbaliser leur façon d'être, que ce soit pour eux-même ou pour être mieux compris de leur entourage. Savoir qu'on est solitaire est souvent source de culpabilité : il faut à tout prix essayer de changer pour prouver qu'on est "altruiste", "sociable". Mais chercher à faire illusion pour rentrer dans un moule, se duper soi-même en niant cet aspect de sa propre personnalité, ou "duper" quelqu'un en faisant semblant de s'y intéresser alors qu'on s'en fout...

... n'est-ce pas plutôt cela, être égoïste ?



Bref, on s'éloigne un peu du sujet principal.

Jessup doit donc affronter ses propres contradictions pour arriver à se connaître, à se comprendre _ et à trouver "sa" vérité. S'il y parvient, il pourra alors se projeter dans le futur et même s'intéresser à ses semblables, pourquoi pas ? Ses amis le savent : en l'épaulant dans ses projets, ils peuvent tout aussi bien tenir un rôle de garde fous que se retrouver précipités dans sa chute. Vu que c'est dans le thème, j'ajouterai sans trop me mouiller que l'équipe fait penser à Jésus et ses apôtres, accompagnés d'une Marie bien malmenée mais indispensable. Cf la scène finale du film, plus parlante que celle du livre, pour le coup, mais j'en dirai pas plus.

Au delà du réel est un roman plus psychologique qu'il y paraît ; l'adaptation cinématographique a l'avantage de plus s'intéresser aux visions et aux transformations physiques de Jessup, en les rendant visuellement accessibles. Le roman les traite aussi, bien sûr, mais sa lecture est rendue un peu difficile pour qui n'est pas habitué à entendre parler de considérations  holistiques, de théorie gestaltistes et d'ondes thêta émises par le cerveau. Ce contenu scientifique (est-il exact ou est-ce juste du blabla pour que le texte sonne scientifique ?) pèse un peu mais n'entrave pas la compréhension globale de l'oeuvre. 

Dans l'ensemble, j'ai préféré le livre, mais cela ne veut pas dire qu'il faut snober le film. Au contraire, voici quelques excellentes raisons de le regarder :

- Les personnages sont un peu plus peace and love que dans le roman ; l'ambiance est au mélodrame, mais les acteurs n'en font pas trop non plus. Remarquons que le réalisateur ne s'est pas trop lâché sur les scènes de cul, alors qu'il aurait eu des tas de bonnes excuses pour en mettre partout : ce souci de ne pas avoir profité de la situation dans l'optique de booster le succès de son film est tout à son honneur. 

- En revanche, il s'est bien amusé sur la mise en image des hallucinations, vraiment bien représentées pour un film de 1980. Certaines d'entre elles semblent avoir été retenues comme "passages clefs" du film. Flippant, chelou, mais très esthétique. Je suis assez jalouse que d'aussi belles images ne me soient jamais apparues lors de mes nombreuses siestes d'après cuite !

Ok, il rumine. Mais a-t-il le sabot fendu ?
Belle éclipse ! 

- Les métamorphoses de Jessup sont sympas, aussi ! Elles nous rappellent que le raz-de-marée "planète des singes" est passé pas longtemps avant ! Mention spéciale à la scène où son bras se boursoufle, un peu comme s'il avait un rat de laboratoire qui lui courait sous la peau  ! C'est bien dégueu ! Ahah !

"Tu devrais songer à un moyen de canaliser toute cette énergie."
Edward Jessup lance le barbecue. 

- Il nous permet de savoir que ce magnifique saladier en forme de poule existe ! Est-ce que c'est un saladier, d'ailleurs ?

Visible à la 93ème minute du film !
#pouletpower

- Il nous prouve que les gens qui portent des cols roulés tournent mal, fatalement !

William Hurt dans le rôle de Thaddeus Ross
  • Le livre 

Paddy Chayefsky. Au-delà du réel. J'ai Lu, 1981. Ed. illustrée. Trad. Jean-Pierre Carasso. 223 p. ISBN 2-277-21232-6


  • Le film 

Au-delà du réel. Titre original : Altered States  
Réalisation : Ken Russel / Scénario : Paddy Chayefsky 
1980, USA 
102 min 
Lien streaming valide au 15 avril 2020 : https://wwvv.filmstoon.xyz/film/fantastique/237240-au-delagrave-du-reacuteel.html 




samedi 11 avril 2020

Une aventure rocambolesque de Robin des Bois - La légende de Robin des Bois - Manu Larcenet (2003)


Les salles de classe étaient parfaitement alignées : tout au fond, près du préau, se trouvait l'entrée de la classe des CE2. Ensuite venait celle des CM2. Elle avait pour particularité d'être équipée d'une ligne téléphonique, afin que notre prof puisse prendre les communications quand ses tâches de directeur se rappelaient à lui au beau milieu d'un cours. Nous, on croisait les doigts pour que le vieux téléphone se mette à sonner au milieu de la dictée ou d'un contrôle, ce qui arrivait fort souvent ! Monsieur M. devait alors nous tourner le dos pour pouvoir décrocher _le fil était court ; on avait le champ libre pour quelques minutes, et on en profitait à fond. Les salles des CM1-CM2 et des CE2-CM1 étaient les deux dernières à être encore équipées de bureaux troués d'un emplacement pour l'encrier. Enfin, la chaleureuse salle des CLIS, et la fascinante "salle des ordinateurs" terminaient la chaîne. 



En face, de l'autre côté de la cour de récréation, se dressait une maisonnette qu'on fréquentait plus rarement : la salle des instits tout à gauche, caverne d'Ali Baba où ils avaient l'habitude de ranger leurs gâteaux, les livres-récompenses des Monsieur Madame qu'on gagnait quand on avait obtenu 10 images, la trousse à pharmacie et les lots du loto annuel (qui une année, ont tous été volés à quelques heures de l'événement). Tout à droite, le bureau du directeur était surmonté d'un petit spot lumineux fixé au dessus de sa porte vitrée _Monsieur M. nous a fait croire pendant des mois qu'il s'agissait d'une caméra de surveillance. 

Et au milieu, derrière ses volets toujours clos, on devinait, la SALLE DE LA TÉLÉ qui pouvait accueillir jusqu'à deux classes, si on se serrait bien sur les bancs. Quand on y allait, ça sentait bon, car c'était pour aller voir les Badaboks _je comprends toujours pas que nos instits aient pu cautionner ce programme_ ou un dessin animé à la veille des vacances. C'est là qu'on a découvert la version Disney de Robin des bois, du moins le début ; l'histoire de ce renard fringant nous avait pas mal fait rêver, même si pour beaucoup, ça ne valait pas Le Roi Lion. Autant dire que ce film était le bienvenu en période de Noël, même s'il a valu à mon pote Maxime de se faire surnommer "Gertrude" jusqu'à l'été suivant, car il était un peu enrobé, à l'époque. 



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L'histoire 

Ah, Robin des Bois. Quel personnage fascinant et troublant, pas forcément facile à cerner lorsqu'on est petit. Bien qu'on nous apprenne très tôt à percevoir le vol comme un acte répréhensible, ce "voleur" nous est présenté comme le gentil de l'histoire ! Pourquoi ? Parce qu'il vole les puissants et les riches pour donner aux pauvres et aux opprimés, rééquilibrant ainsi la balance de la justice. Donc ce n'est plus du "vol", mais du "partage". Ok... Mais quand-même, quel bazar dans nos têtes...

Dans l'imaginaire collectif, Robin des Bois est un gentil brigand sorti tout droit de l'Angleterre médiévale. Il prend les traits d'un rebelle connaissant la forêt de Sherwood comme sa poche, agile, assez bon au tir à l'arc, haut en couleurs _avec une préférence certaine pour les tons verts. Plutôt bon camarade, il devient grave insolent en présence de richards. Il a de nombreux amis, s'entoure de personnes de confiance et tient en respect ses ennemis _le shérif de Nottingham, le Prince Jean et son orchestre. Voilà pour le portrait robot.



Or, en 2003, Manu Larcenet a revisité ce personnage de légende, mettant un bon coup de balai dans nos représentations : quarante-deux ans après les hauts faits qui l'ont rendu populaire, Robin des Bois a déménagé dans la forêt de Rambouillet, avec pour toute escorte le fidèle Petit Jean, son ami, son esclave, son cuisinier, son garde-fou... Le temps n'a pas été clément avec le justicier, maintenant atteint de la "maladie du Sieur Alzheimer", ce qui lui vaut de se mettre à chanter inopinément des tubes de Carlos et d'Annie Cordy. Seul remède à ses crises : les coups de gourdin que Petit Jean lui assène sur le crâne. Le procédé est un peu brutal, mais le fait est que cela lui remet les idées en place. Robin des Bois reste fidèle à ses principes, quand il s'en souvient : voler les riches pour donner aux pauvres. Vieux, édenté, acariâtre, il n'en est pas moins un hors-la-loi, et le shérif de Nottingham _qui semble tout droit sorti d'un western_ veut sa peau, plus que jamais ! Mais il en faudra plus pour impressionner le brigand, plus préoccupé par ses questions existentielles que par les ruses de sioux que son traqueur déploie.

Questions existentielles 

Dans cette BD, vous ne verrez pas Robin des bois harponner du riche, ou du moins pas de façon volontaire. Il a pour ainsi dire la tête ailleurs. Son esprit se perd dans la rêverie, dans la contemplation de la nature. En effet, Robin des bois fait le point son existence de justicier, s'interroge sur le sens de sa vie et se laisse aller à la mélancolie... on pourrait même dire qu'il déprime légèrement ! Voler les riches pour donner aux pauvres, était-ce vraiment un bon plan ?

Attention, ces considérations n'enlèvent rien au potentiel comique du personnage, ni de la BD. Sachez simplement qu'il ne faut pas s'arrêter à la couverture de l'oeuvre, qui laisse entendre qu'on va avoir affaire à une succession de gags plus hilarants les uns que les autres ; non, l'intérieur de l'album nous fait rire jaune, même s'il nous fait bel et bien rire !


Tourné vers la mort, se sentant diminué, le fier Robin des Bois s'inquiète comme tout un chacun du sort qui lui sera réservé dans l'au delà. Il suppose que c'est l'Enfer qui l'attend : quand on a passé sa vie à voler des gens, même pour la bonne cause, on n'a certainement pas mis toutes les chances se son côté. Pris de panique, il appelle Frère Tuck _ qui est devenu pape et qui a un peu pris le melon_ pour recueillir sa confession. Ironie du sort, lorsque l'ecclésiastique arrive enfin de Rome, il n'arrive plus à se souvenir de ses péchés.

Inch'Allah...
Robin des Bois le sait bien : il n'est pas un ange, mais enfin, il y a pire que lui ! Alors, pourquoi a-t-il été touché par la "terrible affection du sieur Alzheimer quand tant de fieffés gredins n'ont que des rhumes" ? Si le destin s'acharne, c'est peut-être pour le punir de quelque chose. Comme Dieu ne l'aide pas beaucoup, il s'en remet esprits sylvestres de la forêt de Rambouillet, plus loquaces. Christianisme, paganisme, quelle importance quand on a besoin d'aide et qu'on veut juste être rassuré et guidé dans son parcours ? Effectivement, il n'est pas impossible que le bandit au grand cœur ait manqué à ses obligations, à un moment de sa vie...  

Dès lors, une nouvelle quête se présente à lui : retrouver sa chère Lady Marianne, l'élue de son coeur, retenue prisonnière du Prince Jean depuis des décennies. Rien de tel qu'une bon objectif à atteindre pour se tirer du ventre mou de la dépression ! Robin des bois et Petit Jean quittent donc le calme de Rambouillet pour s'aventurer à Nottingham, son vacarme, ses cités. Oui, les frontières spatio-temporelles sont très poreuses, dans cette bande dessinée, et les situations à venir auront un petit air des Visiteurs. Pas facile de s'accoutumer à la ville du XXI°siècle lorsqu'on ne possède que des codes sociaux moyenâgeux et qu'on a un shérif du XIX° à ses trousses. Heureusement, ils feront la rencontre de Kader, jeune graffeur connu "comme le chou blanc" dans la cité, qui s'imposera comme éclaireur.



La fin des héros 

C'est spoiler que de dire qu'il retrouve Marianne ? Oui ? Bah désolé, mais il me semble que le plus important dans cette BD n'est pas l'action en elle-même, mais la façon dont elle est présentée. Autant dire qu'avoir cette information n'enlèvera rien au plaisir de la découverte lorsque vous lirez La légende de Robin des Bois. 

Oui, Robin des bois remet la main sur sa Dame, quel fin limier ! Mais, comment dire, il n'est pas pleinement satisfait, sans doute parce qu'il a été soumis au mécanisme d'un désir qui l'a poussé à sortir de sa zone de confort. Après consultation de mon super dictionnaire de philosophie, j'ai consulté la définition du mot "désir" pour vois si ça collait bien :

"Désir - (n.m) Mouvement qui, au delà du besoin en tant que tel, nous porte vers une réalité que l'on se représente comme une source possible de satisfaction. Ouais, ça colle. Le désir se définit comme une tendance devenue consciente." ça c'est moins sûr, en l'occurrence, mais en même temps ça fait quinze ans que j'ai pas fait de philo, on n'ira pas creuser plus loin aujourd'hui. 



En tous cas, sa réaction fait penser à ce que dit Rousseau du désir, dans Julie ou la nouvelle Héloïse que j'ai souvent cité mais jamais lu :  Malheur à qui n'a plus rien à désirer! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. [...] l'illusion cesse où commence la jouissance.  

On veut quelque chose ou quelqu'un, et puis quand on l'a... on s'en désintéresse et on veut encore autre chose. D'ailleurs, l'objet du désir du vieux Robin des Bois était-il de retrouver Marianne pour elle-même ? Rien n'est moins sûr...

Pour sa défense, il faut dire que, comme toutes les figures populaires croisées au fil des planches, Marianne a pris cher ! Si l'espace-temps est ici gondolé avec fantaisie, les années pèsent sur tout le monde. Petit Jean n'a plus un poil sur le caillou, Tarzan a perdu du muscle et mis des cheveux blancs après s'être rangé du côté de la bonne société anglaise. Le shérif de Nottingham est en bout de course ; Mickey et Donald se font des blagues pourries en arrière-plan.


La Mort elle-même ne semble pas avoir le plein contrôle de la situation


Manu Larcenet disait sur France Culture, il y a quelques semaines, qu'il n'était pas forcément content de ses productions humoristiques ; je ne sais pas s'il parlait aussi de La légende de Robin des bois qui est très drôle sans pouvoir être classée dans les BD "pour faire rire", il me semble. En tous cas, en tant que lectrice néophyte, j'ai marché complètement dans cette histoire et ça m'intéresserait bien de lire les autres volumes de la série "Une aventure rocambolesque de..." réalisés par les mêmes artistes et consacrés à d'autres personnages / personnalités. 

Public : adolescents 14 et +, adultes

Références : 
  • Manu Larcenet. Une Aventure rocambolesque de Robin des bois - La légende de Robin des Bois. Dargaud, 2003. Coll. "Poisson pilote". ISBN : 978-2205-06018-8



Sangria Gratuite - Nos héros

samedi 4 avril 2020

Sauf que c'étaient des enfants - Gabrielle Tuloup (2019)


C'est en écoutant l'émission Etre et savoir sur France Culture, plus précisément l'édition du 12 janvier dernier : "Comment parler de pédocriminalité et de violences sexuelles aux enfants" que j'ai appris la sortie du roman Sauf que c'étaient des enfants de Gabrielle Tuloup. En effet, l'autrice _beaucoup de monde a l'air de s'être rangé sur "autrice" plutôt que sur "auteure" dernièrement, et je suis bien tentée de faire de même_ était invitée, et a pu s'exprimer sur la question. 

Voici un lien vers le podcast. Etre et savoir "parle" en particulier aux personnes en lien direct ou indirect avec le système éducatif français, mais l'émission se veut accessible à tous, donc n'hésitez pas à laisser traîner vos oreilles dans le coin le dimanche après-midi. A plus forte raison si vous êtes parent et que vous angoissez (à tort) de ne pas maîtriser les "codes" et le jargon requis pour communiquer efficacement avec les profs et éducateurs de vos gosses. Voilà pour le coup de pub.     



L'histoire 


Sauf que c'étaient des enfants est un roman ; une mise à distance a été nécessaire pour que j'arrive à garder cette donnée en tête, pour que j'arrive à rester neutre face à cette histoire. 

Surveillants, CPE, professeurs, principal, élèves... Au collège André Breton de Stains, tout le monde remplit son rôle tant bien que mal, chacun apporte sa pierre à l'édifice pour faire "tourner" une machine qui ne garderait pas l'équilibre sans l'une ou l'autre de ses pièces maîtresses. Un jour, un cataclysme s'abat sur tout ce petit monde : la police débarque et embarque huit garçons du collège, tous suspectés de viol en réunion sur une jeune fille habitant la cité voisine. 

Gabrielle Tuloup raconte alors les instants, les jours, puis les semaines qui succèdent à ce formidable coup de pied dans la fourmilière, où les adultes et les enfants vont réagir comme ils le peuvent, avec les armes que leur statut leur accorde, avec leur sensibilité, avec leur histoire personnelle, avec les pressions sociales et culturelles auxquelles personne n'échappe. 

On a raté un chapitre 

Vous l'aurez compris, il ne s'agit pas d'un roman policier. L'intention n'est pas non plus d'anticiper le procès des agresseurs, ni même de suivre Fatima, la jeune fille qui a eu le cran de porter plainte, avec le soutien de sa mère. Comme le dit Gabrielle Tuloup dans Etre et savoir, son roman sert à "poser des questions" dont on n'a pas forcément les réponses, à verbaliser aussi tous ces drames qui se jouent à la maison, qui se poursuivent dans l'enceinte de l'école, et face auxquels les professionnels de l'éducation ne sont pas toujours en mesure de réagir comme il le faudrait, dans l'idéal, malgré leur bonne volonté. Quoi qu'on fasse _ou qu'on ne fasse pas, parce que parfois la sidération prend le dessus, on le fait avec notre conscience professionnelle, avec notre bon sens, mais avec notre personne, nos doutes, avec les casseroles qu'on traîne, aussi. 


mais des fois, on a beau tirer, ça part pas bien... :( 
Sauf que c'étaient des enfants s'organise en trois parties distinctes, de tailles inégales. La première, "Sauf que c'étaient des enfants", occupe environ 110 pages sur 170. La nouvelle du drame et ses conséquences _ les rumeurs, l'accueil de la victime au collège, l'interpellation des élèves, le désarroi parental_ nous sont présentés à travers le regard de différents personnages : le principal, la CPE, les mères, les AED, les professeurs. Il y a ceux qui ont du mal à émerger, ceux qui pleurent, qui se mettent en colère, ceux qui ont l'impression d'avoir failli dans leur métier d'éducateur, ceux qui ne comprennent pas qu'on jette des enfants en pâture à la police. Qui pense à Fatima, cette jeune fille qui n'est pas "leur élève", mais qui aurait pu l'être ? Car ce n'est pas "elle", le problème. Il ne faudrait pas l'oublier. 

La deuxième, "Sauf que c'était moi", se focalise sur Emma Servin, la professeure de français. C'est un personnage clé du roman, qu'on n'a pu que remarquer dans la première partie car elle fait partie de ceux qui ont réagi avec leurs tripes, de ceux qui ont dépassé les limites de leur fonction. Poussée par l'horreur du viol, par les réactions très diverses des élèves et de ses collègues, elle va se lancer dans une démarche d'introspection. Agression, consentement, "devoir conjugal"... il semblerait que tout le monde ne soit pas d'accord sur les définitions de ces mots et sur les limites qu'ils impliquent. Or, si chacun d'entre nous se déplace sur le plateau de jeu en direction de la case d'arrivée, mais que personne n'a les mêmes règles en tête, ça ne fonctionne pas. Ce drame lui a permis de prendre conscience d'un problème qui lui est plus personnel, et qu'elle doit régler, pour son bien et pour celui de ses futurs élèves, peut-être ? La troisième et dernière partie intitulée "Sauve" marque l'aboutissement de sa réflexion.






Parmi les enfants qu'on croise tous les jours dans les couloirs, certains vivent déjà des vies d'adultes, parfois sans le savoir. Je me revois au même âge qu'eux et quand je vois les conditions de vie de certains, je me dis qu'à leur place je me serais foutue en l'air. Du coup, le collège devient le seul endroit où ils s'autorisent à se comporter comme des gosses _et ça les rend d'autant plus agaçants, ahah ! Il n'empêche qu'ils forceraient notre admiration, "si on savait", si on ne s'empêchait pas d'ouvrir les yeux. 

Si, après avoir passé 9 ans (déjà !) aux côtés des collégiens, j'ai vraiment appris à douter de l'idée que "la vérité sort de la bouche des enfants", en terme de capacité de mythos, je crois bien que les petits bordelais et les petits aulnaysiens sont à égalité parfaite !, j'ai compris que tout ce qui est exprimé mérite, sinon d'être pris au sérieux, au moins être écouté, retenu, si possible noté quelque part. On ne sait jamais, rien n'est anodin, et surtout pas leurs blagues... Bon, euh, gardez quand même en tête que si vous êtes "trop gentil", ils vous bouffent, quoiqu'il arrive. Ce sont des humains, pas des petits anges !

Bref, le mieux est encore que vous lisiez au plus vite ce roman de Gabrielle Tuloup ; peu importe que vous soyez un professionnel de l'éducation ou pas : au contraire, comme il présente un bon aperçu du quotidien d'un établissement REP, il sera particulièrement instructif pour un lecteur éloigné du milieu scolaire. Sa lecture est facile, agréable, rien à dire, on y est, dans ce collège. J'ai lu quelque part une critique qui disait que Sauf que c'étaient des enfants était un livre "utile" : la formule me paraît juste.

A la lecture des premiers chapitres, j'ai eu un peu de mal à adhérer aux personnages : le principal s'efforce d'être professionnel, la CPE jongle parfaitement entre autorité et bienveillance, les profs sont cool, droits, impliqués, ils ont compris le caractère indispensable des AED... tous sont pétris de bonnes intentions et me paraissaient très propres sur eux. C'est ce qui m'a fait tiquer. Oh, j'ai connu les mêmes, en apparence. Débordant de belles paroles, de beaux projets, haranguant les foules, pointant du doigt les profs "moins impliqués", prenant les élèves sous leur aile... mais qui, au fond, n'étaient mus que par une soif de reconnaissance de leurs pairs et/ou de la hiérarchie. Bien sûr, ils sont une minorité, mais allez savoir pourquoi, j'ai pensé à eux en lisant ce livre. Enfin voilà, essayons de rester neutre. C'est un roman, une histoire fictive inspirée de faits réels, et il est évident que Gabrielle Tuloup n'avait pas l'intention d'écrire un thriller, donc ne tombons pas dans le piège de la transposition. 

Bien sûr, notre instinct de lecteur amateur d'histoires qui finissent bien voudrait qu'on en sache plus sur le dénouement, sur le devenir de la victime notamment, mais pour le coup, on n'y croirait plus. La "vraie vie" ne fonctionne pas comme ça. Dans la "vraie vie", on rencontre des obstacles, des problèmes qu'on ne règle pas forcément, parce qu'on fait de mauvais choix, ou pire, pas de choix du tout. Sauf que c'étaient des enfants ne culpabilise personne ; il soulève des dysfonctionnement présents à tous les niveaux de la société, et en particulier le non respect des droits des femmes et des droits des enfants. De tous les enfants. 

Prenez soin de vous et n'oubliez pas que 
La shnouf, c'est un fléau !

Gabrielle TULOUP. Sauf que c'étaient des enfants. Ed. Philippe Rey, 2019. ISBN 978-2-84876-784-0 

Désolée pour les fautes, faut que je me relise ! Si ça fait mal aux yeux, lâchez un com ! (pff qui dit encore ça ?)

vendredi 3 avril 2020

[COMICS] Deadly Class - Tome 1 : "Reagan Youth" - Rick Remender / Wes Craig / Lee Loughridge (2014)


Tous les ans, on parle climat de classe et harcèlement scolaire avec les élèves. 
Tous les ans, une question revient. 
"Madame, vous avez déjà été harcelée, vous ?" 
C'est marrant qu'ils choisissent toujours d'aborder le sujet sous cet angle-là.
"Non, pas vraiment. Par contre, j'ai harcelé quelqu'un." 
La surprise est toujours la première réaction. Certains rient en croyant que je viens de faire une bonne blague. D'autres referment aussitôt la porte blindée : "Non madame, c'est sûr que c'est faux". A partir de là, on peut commencer à bosser pour de vrai : apprendre aux victimes à se défendre est aussi important qu'apprendre aux harceleurs à s'identifier comme tels.



L'histoire 

San Francisco, 1987. Marcus n'était pas un garçon plus mauvais qu'un autre, à la base ; mais la mort de ses parents, la violence de l'orphelinat, la rue et bien d'autres épreuves de la vie ont fait de lui une bête enragée fort dangereuse. Si vous ne lui cherchez pas les poux sur la tête, tout se passera bien. Par contre, si vous le poussez à bout, vous lui fournirez une occasion en or de déverser son amertume et sa colère. Marcus est capable du pire, il en est conscient. Est-il un psychopathe ? un sadique dépressif ? un simple connard un peu plus violent que la moyenne ? Peut-être... Comment pourrait-il le savoir ? Il n'a que quatorze ans. Ce dont il est certain, qu'une fois lancé sur la pente du crime, il n'est plus capable de se maîtriser. 

Pour le policier, le petit orphelin rageux est un ennemi à abattre ; pour le citoyen lambda, c'est juste une fréquentation à éviter, ni plus ni moins. Mais pour Maître Lin, le vieux directeur de Kings Dominion, prestigieuse École des Arts Létaux, il est un diamant brut qui attend d'être taillé pour pouvoir exploiter son potentiel.   


Tapi dans l'ombre, le Dumbledore du meurtre confie à quelques uns de ses meilleurs éléments _ la sulfureuse Saya en tête_ la mission de capturer Marcus et de le ramener à ses pieds ; il pourra alors lui proposer un marché : intégrer son drôle de centre de formation, ou rester faire la manche dans les rues de San Francisco.




Têtes de tueurs et mauvaise réputation

Demi-spoiler : en position de faiblesse face à quelques énergumènes de la même trempe que lui, Marcus va accepter la proposition en or de Maître Lin, non sans avoir tergiversé et balancé quelques insultes à la cantonade ! Il lui reste un fond d'orgueil, dont ses futurs copains de classe vont tenter de s'emparer en le rudoyant. Décidément, on a un sens de l'accueil particulier à l'École des Arts Létaux.

Sur ce, on passe au chapitre 2 du premier épisode dessiné de Deadly Class. Il y est question des premiers pas du héros dans le Poudlard du meurtre, sans les "maisons" mais avec ses groupes communautaires bien marqués : le clan des fachos, la bande des drogués, les latinos, les bourges, et bien d'autres. Sans oublier les plus intéressants : les marginaux qui fument de l'herbe dans le cimetière, à la nuit tombée. 

Revêtu d'un uniforme, la nouvelle recrue arpente les couloirs sous les murmures d'adolescents aussi cons et méchants que partout ailleurs. Tous suivent des cours bien particuliers de "psychologie de l'assassin", de "décapitation", de "poison" ; Marcus n'est pas rassuré, car, bien qu'il soit formellement interdit aux élèves de s'entre-tuer (c'est même la règle d'or), il sait pertinemment que la mort n'est pas toujours la pire des options ! Si son instinct lui souffle de se la jouer loup solitaire, sa raison l'encourage à s'entourer d'alliés. 


C'est peut-être parce que j'y connais rien et parce que je m'émerveille de tout, mais je trouve que Rick Remender présente avec beaucoup de clarté un héros à la psychologie complexe, connaissant des difficultés à se positionner par rapport à ses semblables, probablement fragile psychologiquement, peut-être mytho avec lui-même et par conséquent avec nous, les lecteurs. Si j'avais quinze ans de moins, je m'identifierais sûrement beaucoup à lui ; ce serait à la fois rassurant et effrayant.  


D'ailleurs, le premier DM de Marcus, c'est un travail en binôme ! Chaque groupe a jusqu'au lendemain matin sans faute pour assassiner un clochard et faire disparaître le corps. Attention, il faudra prendre soin de tuer un type qui mérite ce sort tragique : il ne s'agirait pas de tuer des innocents pour les simples besoins d'un cours ! On n'est pas des bêtes !   

Faire trépasser un clodo ? Une formalité pour l'apprenti meurtrier ! Or, l'affaire est plus compliquée pour son pote Willie, pourtant reconnu par tous comme chef de bande. Alors que le vieillard détale sous la menace, il n'arrive pas à appuyer sur la gâchette de son arme et le laisse filer. Marcus n'en revient pas. Comment peut-on avoir aussi peu de cran et arriver à faire son chemin à l'Ecole des Arts Létaux ? 

En effet, et on s'arrêtera là pour la comparaison avec Harry Potter, promis, l'entrée dans cet établissement fait l'objet d'une sélection. Si vous voulez obtenir le sésame, deux possibilités s'offrent à vous : soit vous êtes issus d'une famille de tueurs dont le pedigree est reconnu, soit vous êtes un "moldu" du crime, une personne qui a réussi à faire ses preuves sans l'aide de papa et maman. A priori, Willie fait partie de la deuxième catégorie, puisqu'il se vante d'avoir abattu les agresseurs de son père, lorsqu'il avait douze ans. Mais la vérité est un peu différente, et bien moins "flatteuse" pour lui ; il n'est pas question d'en parler : Willie sait à quel point il est important d'avoir une "réputation", de soigner les apparences. 
      
En levant le voile sur le passé de ce personnage, les auteurs nous laissent entendre qu'il faudra compter sur lui par la suite. Car, aussi improbable que cela puisse paraître, Marcus va rapidement se faire un cercle de copains composé entre autres, de Billy, Saya, Maria et Willie. On les découvre petit à petit, lorsqu'ils embrigadent "le nouveau" dans une sortie clandestine à Las Vegas où le lecteur et les personnages vont en voir de toutes les couleurs ! .  

  • Billy a un rêve : tuer son père, qui est un "joueur invétéré", un véritable poison pour sa famille. Bien qu'il ait été placé dans cette école pour "s'endurcir", le programme n'a pas encore complètement fait ses preuves et il voit en Marcus l'opportunité de déléguer le sale boulot à quelqu'un. Il est plus ou moins l'instigateur de la fameuse sortie à Las Vegas où le héros va découvrir les joies du LSD.   




  • Maria et Saya sont les "meilleures amies du monde" ; regardez bien cette vignette qui marche sur la planche avec ses un gros sabots, comme pour nous dire : "attendez qu'un mec se glisse entre les deux, on va rigoler !


Bien qu'elle s'affiche avec le très possessif Chico, Maria dévoile très vite sa ferme intention de bouffer du Marcus, quitte à faire appel aux pouvoirs magiques de la drogue. Elle n'aura pas besoin de glisser quoi que ce soit dans son verre pour arriver à ses fins, puisque le principal intéressé va se défoncer au LSD de sa propre initiative. 

Ah au fait, vous vous souvenez ? Il a quatorze ans... 

Son coup de foudre et son tempérament de prédatrice vont pas mal influer sur le déroulement du week-end. Toute en exubérance, même si Saya arrive un peu à la canaliser, elle nous montrera une façon bien particulière d'utiliser un éventail... Je n'en dirai pas plus sur cette joyeuse bande, car ce serait empiéter sur le deuxième tome de la série. 


Folle chronologie 

Ouais, je viens de terminer le tome 2 : c'est même lui qui m'a convaincue de relire le premier afin de mieux le comprendre. En effet, j'ai eu un peu de mal à entrer dans l'oeuvre, et ce pour plusieurs raisons. 

D'abord, le trait de Wes Craig m'a rebutée, à la lecture des premières pages, sans que je puisse dire pourquoi. Possible que j'aie été influencée par l'histoire, présentée comme bien glauque dès le début. Il m'a semblé que tous les visages avaient été peints de façon à mettre en évidence la laideur et la folie, ce qui étaient peut-être bien le cas, en fait. Mais j'ai fini par m'y faire, de la même façon qu'on finit par s'habituer à son reflet dans la glace. Son travail est appuyé par Lee Loughridge, qui démontre de bout en bout qu'on ne met pas de la couleur dans une BD juste pour faire joli : il arrive notamment à traduire l'ambiance d'une planche rien qu'en lui attribuant une couleur dominante (rouge sang, bleu sombre, rose... LSD ?), ce qui ne manquera pas de rappeler aux lecteurs d'aujourd'hui les filtres Instagram et autres. 


Ensuite, l'histoire n'est pas linéaire dès le début ; si on se met deux minutes à la place des auteurs, on se dit qu'il aurait été bien difficile de procéder autrement que par flash-backs, mais c'est quand même un peu déstabilisant de passer de 1980 à août 1987, pour avancer en novembre et revenir en arrière de deux ans. Au moins, ça force à s'accrocher ; personne n'a jamais dit qu'il était facile de lire une BD, et c'est ça qui est bon aussi. D'autant plus que dans Deadly Class, les dates semblent avoir leur importance. On imagine bien que si la capture de Marcus par ses futurs camarades de l'École des Arts Létaux se produit un 1er novembre, ce n'est pas le fruit du hasard. Le héros lui-même est prisonnier de sa date d'anniversaire qu'il partage avec son ennemi juré, sa cible ultime, celui qu'il considère comme responsable direct ou indirect de tous ses déboires : le président Reagan.

Pas forcément fan de Deadly Class l'issue d'un premier emprunt à la bibliothèque, une seconde lecture aura été nécessaire mais bénéfique. A présent _c'est peut-être un effet du confinement, je suis plutôt curieuse de découvrir la suite et de voir ce que donne la série inspirée des comics. 

Note importante : bien que les personnages aient l'âge d'aller au collège ou au lycée, ce comics ne s'adresse certainement pas aux enfants ! Accessible à partir de la 4ème - 3ème, éventuellement, et encore, pas aux âmes sensibles ! Vraiment attention, c'est plutôt violent...

Rick REMENDER ; Wes CRAIG ; Lee LOUGHRIDGE. Deadly Classe 1 - Reagan Youth. Urban Comics, 2014. ISBN 978-2-3657-7594-6

Bonus confinement !
C'est gratuit (et ça le restera toujours)