mercredi 15 avril 2020

[LE LIVRE VS LE FILM] Au-delà du réel - Paddy Chayefsky (1978) / Au-delà du réel - Ken Russel (1980)



Lors de mon dernier passage en Dordogne, j'ai tapé dans cette fameuse caisse de livres que nous avons ramenée de la Fête de la Fraise il y a quelques années, et dont il est souvent question ici. J'ai pris un livre au hasard, et je suis tombée là-dessus :      


Ouais, le livre est à l'endroit


L'histoire, dans le livre et dans le film 

Paddy Chayefsky est l'auteur du roman et le scénariste du film : on n'est donc pas trop surpris de constater une adaptation fidèle du livre lorsqu'on regarde Au-delà du réel.  Du coup, le résumé de l'un vaut pour l'autre. 

1965, dans une université du Maryland. Edward Jessup est un jeune psychophysiologiste complètement absorbé par son travail et considéré par ses pairs comme étant "le meilleur" dans son domaine. Au début du roman, il passe ses journées à enfermer des militaires dans un caisson d'isolement sensoriel pour voir comment réagit leur cerveau lorsqu'ils sont dedans. Intrigué par les encéphalogrammes que produisent les cobayes et par l'état euphorique dans lequel ils ressortent du caisson, il décide de tenter lui-même l'expérience. Il est rapidement assailli d'hallucinations essentiellement religieuses, et ça l'étonne : il pensait avoir définitivement perdu la foi depuis la mort de son père. Mais surtout, un inexplicable sentiment de bien-être lui donne envie de réitérer au plus vite ce drôle de bain. 

Les mois passent ; Jessup a entraîné dans ses expérimentations un ami pharmacologue nommé Arthur Rosenberg. A l'occasion d'une soirée psychédélique entre universitaires fraîchement diplômés, il fait la rencontre d'Emily, une anthropologue. Ils sont tous les deux passionnés par leurs recherches respectives et trouvent rapidement un terrain d'entente. Le problème, c'est qu'ils ne sont pas vraiment sur la même longueur d'ondes : Emily est complètement accro à Jessup, tandis qu'il ne parvient pas à s'attacher à elle. Conscients du déséquilibre de leur relation, ils vont quand même se marier. 

Ouais, l'affiche du film est à l'endroit

Après quoi chacun trace sa route. Emily part au Kenya pour étudier le quotidien des singes, tandis que Jessup prend la direction du Mexique. Il s'est prévu un séjour en immersion chez des Indiens Hinchis connus pour pratiquer des rituels à base de jus de champignons savamment choisis ; le breuvage serait capable de provoquer une hallucination commune à tout un groupe d'initiés ! Edward aimerait voir ce que ça fait, et éventuellement associer cette alléchante mixture à ses sessions en caisson d'isolement. Enfermé dans ce que ses amis qualifient de "cercueil" en rigolant, il a déjà eu l'impression de remonter le temps, de se retrouver à un stade pré-natal, voire d'incarner un fier australopithèque. Depuis, il défend l'hypothèse folle que l'origine des hommes et l'histoire de l'humanité pourraient être inscrites dans notre inconscient, et qu'on pourrait y accéder si l'on se mettait en situation de privation sensorielle tout en prenant le bon produit.

Par la même occasion, il espère arriver à se comprendre lui-même, car ses propres visions le troublent ; il sait que tant qu'il n'aura pas réussi à les interpréter, il ne pourra pas avancer sur le plan personnel. Effectivement, le rituel toltèque va bien le faire planer ; son esprit ira même se promener bien plus loin que prévu... La descente le laisse perplexe, puisque à son réveil, il trouve à côté de lui le cadavre d'un lézard qu'il a vu crever pendant son trip. Qu'est-ce que ça veut dire ? Que ce qui se passe en rêve pourrait impacter la réalité ? Peut-être...


Dommage pour le lézard.
 Mais tant que c'est pas un pangolin...
Retour aux Etats Unis. Ses deux acolytes _ Rosenberg et Parrish_ voient d'un mauvais oeil la tournure que prennent les événements. Qu'y a-t-il au juste dans la potion que Jessup distille, s'inspirant du jus de champignon des Hinchis ? N'est-ce pas dangereux d'en prendre au-delà d'une certaine quantité ? N'est-il pas en train de perdre la boule, torturé par ses questions existentielles au point de précipiter sa perte ?

Si Rosenberg hésite, Parrish et Emily (rentrée au bercail elle aussi) sont catégoriques : la curiosité du scientifique doit s'arrêter où commence la prudence indispensable à la survie ! Il est hors de question qu'ils le laissent se faire happer par ses délires de savant fou. Mais pour Jessup se moque de leur point de vue, l'enjeu est trop important : il veut savoir. S'il doit faire un choix entre la quête de la Vérité et le soutien de ses proches, il le fera, et ce sera vite plié !

Au fil des expériences, il remarque que de drôles de phénomènes se produisent dans son corps et vont jusqu'à entraîner des mutations on ne peut plus visibles : il se couvre de poils, pousse des cris de singe.. Comme l'effet de la drogue est éphémère, il retrouve sa forme quelques heures après la sortie du caisson. Du coup, personne ne le croit, évidemment _en même temps ses fous rires hystériques ne plaident pas en sa faveur. Lui-même commence à douter de ce qu'il vit. Jusqu'où ira-t-il pour (se) prouver qu'il ne rêve pas ?     

    

ATTENTION SPOILER
Arrêtez-vous ici si vous comptez lire le livre ou voir le film.


Le livre VS le film 

Je vais plutôt m'appuyer sur le roman dans cette comparaison, puisque c'est là que j'ai commencé. Bon, il faut dire que je l'ai lu dans une réédition illustrée avec des images du film de Ken Russell. Je suppose que cette édition de poche a été stratégiquement commercialisée lors de la sortie en salle, pour relancer un peu les ventes du bouquin.

Forcément, les photos aiguillent pas mal le "portrait physique" qu'on peut se faire des personnages, encore que. Par exemple, le Jessup tel que le regard d'Emily nous le dépeint au début du roman n'a pas grand chose à voir avec le jeune et flamboyant William Hurt, fort Charal dans son premier rôle. On est bien obligé de le reconnaître, on est fair-play 

"Le psychophysiologiste était Edward Jessup, il avait alors 28 ans, était de taille moyenne, de carrure assez frêle, pâle de teint, très blond de chevelure, avec des traits fins qui semblaient brûler d'un feu intérieur. Il portait des lunettes à fine monture d'or qui lui donnaient l'air un peu pincé et conféraient à son visage une austérité calviniste. Emily lui trouvait beaucoup de séduction, mais un peu à la manière d'un moine". 
Euh, non ! Même s'il a fait un effort pour rentrer dans le rôle.
#teamcolroulé

Edward est de toute façon plus humain, plus attachant dans le film que dans le livre. C'est logique : il n'aurait pas pu convaincre le grand public et donner envie aux spectateurs de suivre son parcours s'il avait conservé son petit côté asocial.

Certes, ce roman de SF est intéressant dans le sens où il raconte une histoire pleine de séquences palpitantes, où il met en scène des moments de brouilles spatio-temporelles qui font rêver le lecteur, tant elles sont rendues crédibles par les vraies fausses démonstrations scientifiques qui les accompagnent. Mais sa plus-value par rapport à d'autres, c'est d'avoir réussi à mettre à mal le cliché du "scientifique", du "savant fou" sans âme.

Chayefsky aurait très bien pu construire un héros partagé entre le rationnel et l'intuition, et l'entourer des personnages psychorigides, fixés dans le concret, ou même sans consistance : ça n'aurait rien changé au bon déroulement des expériences de Jessup. Pourtant, l'auteur a choisi de dessiner une joyeuse bande de tronches universitaires incollables sur leur champ de recherche, mais pas dépourvus d'humanité pour autant ! Edward, Emily, Arthur et Sylvia Rosenberg, Mason Parrish aiment rire, s'amuser, faire des restos et des soirées sur fond d'alcool et de fumette. On sent bien l'ambiance années 1970, et ça ne peut pas faire de mal. Bien sûr, il leur arrive de s'engueuler copieusement, de s'emporter, de perdre le contrôle d'eux-même sous le coup de l'émotion et du doute.


Arrêtez de tyranniser Watson ! 

Si le lien indéfectible qui rattache Edward à Arthur est un gage de stabilité, puisque Arthur (Bob Balaban) fera passer son amitié pour Edward avant ses convictions, fermant les yeux sur le caractère farfelu de ses hypothèses, Parrish (Charles Haid) et Emily (Blair Brown) ne gèrent pas leur "côté humain" de la même façon. Victime d'un court circuit mental lorsqu'il comprend que ce qu'il voit de ses yeux ne correspond pas à ce qui est scientifiquement possible, Parrish explose en paroles et en grands gestes colériques. Emily aime vraiment Edward au point d'en perdre les pédales. Habituellement terre à terre, elle a hypothéqué une vie heureuse contre un attachement démesuré pour un homme qui ne le lui rend pas. Elle est consciente du ridicule de la situation, de sa "faiblesse", et ça l'exaspère.

Emily sait qu'elle accepte beaucoup trop par amour : quand Edward lui dit qu'il pense à Jésus lorsqu'ils couchent ensemble, elle encaisse. Lorsqu'elle lui dit qu'elle espère l'épouser, il lui répond  sans trop de pression que "ce serait un désastre". Même la fuite à des milliers de kilomètres ne facilitera pas l'oubli. Pourtant, contrairement à ce qu'on pourrait croire de loin, Jessup n'est ni un gros connard, ni un manipulateur, ni un monstre. Simplement, il n'arrive à aimer sincèrement quelqu'un, et a le mérite de jouer carte sur tables avec son entourage _dans le roman, du moins ; voici le discours qu'il tient à sa copine lors d'une discussion à ce sujet :

"Je suis quelqu'un de très solitaire, Emily, poursuivit-il. Tu dois le savoir. J'ai besoin d'être seul une bonne partie du temps. [...] Je suis tout simplement trop égoïste pour faire un époux et un père. Je peux toujours essayer, bien sûr. Si tu y tiens absolument, je le ferai. (Spoiler : ils vont le faire) Je me considère comme quelqu'un de responsable et tu peux être sûre que je ferais de mon mieux. Mais je n'y croirais jamais, tu vois. [...] Je m'acquitterais de tous mes devoirs mais ce serait seulement pour qu'on me fiche la paix, pour pouvoir me retrouver face à face avec moi-même." 
.
Ce petit monologue n'est pas transposé dans le film, ce qui est dommage mais compréhensible. Il aurait pu être considéré comme une longueur dans la dynamique générale. C'est peut-être un manque de culture, mais je n'ai pas l'impression d'avoir déjà lu ce type de propos dans un livre. Je sais bien qu'il s'agit d'un personnage fictif, mais, des gens comme Jessup existent. Beaucoup, même. Rare sont ceux qui parviennent à verbaliser leur façon d'être, que ce soit pour eux-même ou pour être mieux compris de leur entourage. Savoir qu'on est solitaire est souvent source de culpabilité : il faut à tout prix essayer de changer pour prouver qu'on est "altruiste", "sociable". Mais chercher à faire illusion pour rentrer dans un moule, se duper soi-même en niant cet aspect de sa propre personnalité, ou "duper" quelqu'un en faisant semblant de s'y intéresser alors qu'on s'en fout...

... n'est-ce pas plutôt cela, être égoïste ?



Bref, on s'éloigne un peu du sujet principal.

Jessup doit donc affronter ses propres contradictions pour arriver à se connaître, à se comprendre _ et à trouver "sa" vérité. S'il y parvient, il pourra alors se projeter dans le futur et même s'intéresser à ses semblables, pourquoi pas ? Ses amis le savent : en l'épaulant dans ses projets, ils peuvent tout aussi bien tenir un rôle de garde fous que se retrouver précipités dans sa chute. Vu que c'est dans le thème, j'ajouterai sans trop me mouiller que l'équipe fait penser à Jésus et ses apôtres, accompagnés d'une Marie bien malmenée mais indispensable. Cf la scène finale du film, plus parlante que celle du livre, pour le coup, mais j'en dirai pas plus.

Au delà du réel est un roman plus psychologique qu'il y paraît ; l'adaptation cinématographique a l'avantage de plus s'intéresser aux visions et aux transformations physiques de Jessup, en les rendant visuellement accessibles. Le roman les traite aussi, bien sûr, mais sa lecture est rendue un peu difficile pour qui n'est pas habitué à entendre parler de considérations  holistiques, de théorie gestaltistes et d'ondes thêta émises par le cerveau. Ce contenu scientifique (est-il exact ou est-ce juste du blabla pour que le texte sonne scientifique ?) pèse un peu mais n'entrave pas la compréhension globale de l'oeuvre. 

Dans l'ensemble, j'ai préféré le livre, mais cela ne veut pas dire qu'il faut snober le film. Au contraire, voici quelques excellentes raisons de le regarder :

- Les personnages sont un peu plus peace and love que dans le roman ; l'ambiance est au mélodrame, mais les acteurs n'en font pas trop non plus. Remarquons que le réalisateur ne s'est pas trop lâché sur les scènes de cul, alors qu'il aurait eu des tas de bonnes excuses pour en mettre partout : ce souci de ne pas avoir profité de la situation dans l'optique de booster le succès de son film est tout à son honneur. 

- En revanche, il s'est bien amusé sur la mise en image des hallucinations, vraiment bien représentées pour un film de 1980. Certaines d'entre elles semblent avoir été retenues comme "passages clefs" du film. Flippant, chelou, mais très esthétique. Je suis assez jalouse que d'aussi belles images ne me soient jamais apparues lors de mes nombreuses siestes d'après cuite !

Ok, il rumine. Mais a-t-il le sabot fendu ?
Belle éclipse ! 

- Les métamorphoses de Jessup sont sympas, aussi ! Elles nous rappellent que le raz-de-marée "planète des singes" est passé pas longtemps avant ! Mention spéciale à la scène où son bras se boursoufle, un peu comme s'il avait un rat de laboratoire qui lui courait sous la peau  ! C'est bien dégueu ! Ahah !

"Tu devrais songer à un moyen de canaliser toute cette énergie."
Edward Jessup lance le barbecue. 

- Il nous permet de savoir que ce magnifique saladier en forme de poule existe ! Est-ce que c'est un saladier, d'ailleurs ?

Visible à la 93ème minute du film !
#pouletpower

- Il nous prouve que les gens qui portent des cols roulés tournent mal, fatalement !

William Hurt dans le rôle de Thaddeus Ross
  • Le livre 

Paddy Chayefsky. Au-delà du réel. J'ai Lu, 1981. Ed. illustrée. Trad. Jean-Pierre Carasso. 223 p. ISBN 2-277-21232-6


  • Le film 

Au-delà du réel. Titre original : Altered States  
Réalisation : Ken Russel / Scénario : Paddy Chayefsky 
1980, USA 
102 min 
Lien streaming valide au 15 avril 2020 : https://wwvv.filmstoon.xyz/film/fantastique/237240-au-delagrave-du-reacuteel.html 




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