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dimanche 16 mars 2025

[LITTERATURE JEUNESSE] Le petit peintre de Florence - Pilar Molina Llorente (1989) / Victoria rêve - Timothée de Fombelle (2012)

Pourquoi elle ?

Pourquoi elle, qui ne fume pas, qui ne boit pas, qui n'a aucune conduite à risque, qui n'a jamais emmerdé personne ? 

Est-ce qu'elle a toujours eu cette saloperie en elle ? Est-ce que ça vient du stress au travail, des produits qu'elle inhale dans l'entreprise de nettoyage où elle bosse...? Après tout, deux autres de ses collègues ont aussi un cancer ? 

Est-ce qu'il y a eu des signes qu'on n'a pas su voir plus tôt ? On s'est tellement concentrés sur les petits qu'on l'a oubliée, elle, une fois de plus. On n'a jamais trop prêté attention à ma sœur, dans la famille : elle n'a jamais été que "la deuxième"... Il a fallu qu'elle soit gravement malade pour qu'on se soucie de son sort. 

Est-ce que je suis trop stressante ? Je m'impose aux rendez-vous d'oncologie, parce que je sais que personne ne l'accompagnera, sinon ; à chaque fois, on nous annonce une nouvelle complication. Ca me paraît mieux qu'elle ne soit pas seule dans ces moments-là, mais est-ce que ma présence ne l'oppresse pas, est-ce qu'elle ne le vit pas comme une entrave à sa liberté ? Elle ne dit rien de tel quand je le lui demande, mais je sais que ma façon de pester contre les médecins, contre les délais de résultats de biopsies, d'IRM, contre toute cette cortisone pour rien !! l'agace : souvent, elle me coupe sèchement en me disant qu'elle n'est pas la seule dans ce cas, il faut que je fasse confiance au corps médical, et à elle aussi. Je ne sais plus si son énervement est réellement le sien, ou si c'est un effet secondaire du traitement.. ?

Pourquoi est-ce qu'elle vit sa meilleure vie, elle, cette truie qui l'a cassée en huit ? "On ne la voit plus trop, elle est peut-être bien partie", me dit ma mère, sans doute pour que j'arrête de la torturer avec "cette histoire". Elle devrait se détendre. Si j'avais les couilles de flinguer une vieille criminelle, ça se saurait... et ce serait déjà fait.

Trop de questions nous parasitent jour et nuit. On sait très bien qu'on n'aura pas la réponse pour la plupart d'entre elles.. quelle peut bien être l'origine d'un cancer du sein ?.. mais on ne peut jamais s'en débarrasser complètement. Sans doute servent-elles aussi à nous détacher de l'écrasante réalité : nous ne vieillirons pas ensemble. 

Pour l'instant, on est perdus au milieu d'un tunnel dont on ne voit pas le bout. Je dois bien reconnaître que ces temps-ci, les livres me sont d'un grand secours. Je n'y avais jamais vraiment cru, et pourtant, ils peuvent faire brillamment figure d'échappatoire !

Voici deux petits romans qui me semblent parfaits pour des collégiens petits lecteurs : 


Le petit peintre de Florence 

Pilar Molina Llorente

1989. 

Photo : édition Livre de Poche, 2002



On pourrait se dire que le petit Arduino a bien de la chance de grandir à Florence au XVème siècle, alors que la ville est considérée un peu partout dans le monde comme la capitale des arts et du raffinement. Pourtant, sa vie n'est pas si simple : né dans une famille de tailleurs et habitué depuis toujours à jongler entre les étoffes, il n'a aucune appétence pour la couture et n'aspire qu'à devenir peintre. 

Son père accepte à contrecœur de le confier comme apprenti à Maître Cosimo, un artiste reconnu ; ainsi, il pourra voir si ses chances dans ce métier son réelles. D'abord fou de joie, Arduino est rapidement déçu : Cosimo est peut-être un grand peintre, mais il n'est pas très pédagogue (et pas très aimable non plus). Les autres apprentis ne sont guère accueillants, et avoir pour seule mission de balayer l'atelier, ça va bien deux minutes.

Mais contrairement à ses petits camarades, Arduino est curieux et observateur : il a compris qu'il se tramait quelque chose d'étrange, dans le grenier du Maître. Un nuit, il prend son courage à deux mains et va voir ce qui se passe là-haut. Il découvre Donato, un ancien apprenti emprisonné sous les combes depuis des années. Son crime ? Etre trop talentueux pour Cosimo, qui a toujours craint que le jeune homme ne lui fasse de l'ombre...

Un roman jeunesse très court, idéal pour des élèves de cycle 3 ou des collégiens petits lecteurs ; il se lit vite et facilement, mais fait réfléchir sur des sujets importants : la liberté, le dilemme entre intérêt général et intérêts personnels, la condition des femmes pendant la Renaissance, les rivalités..




Victoria rêve 

Timothée de Fombelle 

Gallimard Jeunesse "Folio Junior" 

Avant de sortir tout récemment en format poche, ce roman court de Timothée de Fombelle a d'abord été publié dans le numéro 339 de Je Bouquine (2012).

Victoria mène une existence ordinaire, à son grand désespoir, entre des parents gentils mais sérieux, et une soeur aînée qui joue les grandes. Leur petite maison n'est ni mieux ni moins bien que toutes celles qui peuplent la ville (beaucoup trop) calme de Chaise-sur-le-Pont. Pour combler son manque de fantaisie, Victoria lit beaucoup et s'invente des aventures, dans lesquelles ses camarades de classe se gardent bien de s'embarquer.

Pourtant, depuis quelques jours, il se passe des choses étranges autour d'elle, et pour une fois, elle ne rêve pas : ses livres disparaissent petit à petit, la grande horloge de la maison s'est volatilisée dans d'indifférence générale ; elle vient de surprendre son père habillé en cow-boy _ce qu'il ne fait jamais, et, pour couronner le tout, son pote le petit Jo est persuadé qu'elle seule sait où sont cachés "les trois Cheyennes" (alors que non, elle n'en sait rien). 

D'autres fillettes se seraient inquiétées de tant de phénomènes incongrus et inexplicables, mais au contraire Victoria s'en réjouit : voilà enfin la vie d'aventures dont elle rêvait. 

J'ai gobé les 80 pages d'une traite, dans le bus ! Voilà une lecture très accessible et pas trop enfantine qui présente la lecture et les mondes imaginaires comme des façons de survivre à la dure réalité. 

Difficile de dire pourquoi, mais l'héroïne m'a fait un peu penser à celle de I kill giants, un comics dont on a parlé ici (même si les deux histoires n'ont rien de comparable !!) 

vendredi 27 décembre 2024

Comme une merde

"Est-ce que tu peux me prendre en photo avec mon téléphone ?" 

"... Oui bien sûr... " 

La demande de Mme M. est insolite ; d'habitude, lorsqu'elle m'appelle, c'est pour me demander s'il faut recharger les flacons de gel hydroalcoolique, des paquets de lingette ou des sacs poubelles supplémentaires. Ou alors, un élève a laissé des saloperies dans un box ou sous un fauteuil du CDI, et elle tient à me le signifier. 

Appuyant quelques instants son balai contre le chariot qui l'accompagne partout, elle prend la pose contre le mur en m'expliquant : 

"Bientôt, j'irai à la Mecque, hamdoullah. Il faut que j'envoie des photos pour le guide. Tu sais, là-bas, c'est tellement grand et il y a tellement de monde qu'il faut y aller avec un guide." 

Je ne réalise pas trop, je sais juste que pour les musulmans, il est important de faire ce pèlerinage. On prend une première photo, elle tique un peu : "on refait, on refait". 

On refait. 

"Vous y allez avec votre famille ?

_ Oui, avec mon mari et ma fille !

Elle m'explique qu'ils ont failli partir deux ans plus tôt, mais qu'ils se sont fait planter au dernier moment. Elle espère que cette fois-ci sera la bonne.

C'a été la bonne ; en janvier, elle est revenue avec des photos et une grande satisfaction intérieure. 

J'aimerais beaucoup rester sur ce bon souvenir de Mme M., qui est décédée quelques mois plus tard, à la fin de l'été. 

Malheureusement, lorsque je pense à elle, ce n'est pas son bon visage amène et rassurant qui me vient en tête en premier, mais l'expression blasée et dégoûtée de quelqu'un qui doit se résoudre à nettoyer littéralement la merde des autres. 

On était alors rendus au mois d'avril. Un matin, au début de la récréation de 10h, le couloir du premier étage a commencé à résonner de cris stridents et de rires hystériques. La rumeur nous a vite appris que quelqu'un avait "chié dans le couloir", et que malheur à qui marcherait dedans. Déjà, plusieurs adultes avaient quitté leurs salles de classe ou leurs postes pour valider l'information. Ils furent formels : sur le sol, près de l'escalier, il y avait bien "ce qu'on pensait que c'était". 

Oh, il n'y avait pas de quoi faire tant de raffut : c'était en fait un tout petit étron qui gisait au sol et qui semblait pétrifié par tous ces profs venus l'encercler ; un.e élève un peu couillon.ne l'avait sans doute prélevé dans la couche du petit dernier, en prévision d'une bonne blague. On aurait pu régler l'affaire en trente secondes, en prenant un mouchoir (allez, deux-trois si on est une princesse) et en allant le foutre dans la première cuvette de chiottes qu'on aurait trouvé sur notre chemin. Mais non. On a préféré établir un périmètre de sécurité "afin que personne ne marche dedans" et évacuer la zone, le temps qu'une délégation puisse traverser le collège afin d'aller chercher... "un agent d'entretien pour s'occuper de ça". 

Mme M. arriva quelques minutes plus tard, avec son chariot habituel et un seau de sciure. Eh oui, l'incident avait eu lieu dans son secteur, alors c'était sur elle que retombait cette tâche ingrate (qui l'avait sans doute détournée d'une autre pas beaucoup plus valorisante). Elle s'en était acquittée rapidement, sans se plaindre, comme à son habitude, avant de repartir vaquer à ses occupations. 

"Regarde ce qu'ils font ! C'est méchant !", m'avait-elle lancé, de loin, pestant contre les gosses alors que je remettais les chaises du CDI à leur place, l'air de rien. J'étais mal à l'aise en pensant que les profs étaient sans doute en train de se remettre de leurs émotions devant un café, d'autant que je n'avais pas bougé le petit doigt, moi non plus.

Seule une collègue revenue dans sa classe entre temps l'avait remerciée furtivement en passant à côté d'elle. 

La solution facile serait de dire que "c'était son travail, après tout", mais j'espère que personne ici ne se risquera à le penser, car ce serait une ineptie : un agent d'entretien est là pour assurer l'hygiène des locaux, selon des techniques conformes à son intégrité. Pas pour gommer tout ce qui nait des esprits les plus tordus. 

La mort de Madame M. nous a surpris. Notre collègue était malade depuis quelques temps, mais est-ce qu'on le savait ? Non, et ça veut peut-être dire quelque chose. Pourquoi n'avons-nous pas été capables de nous mettre à la page et de la soutenir ? Parce que jamais nous ne l'avons regardée pour de vrai, et cela nous a empêché de remarquer et d'interpréter des signes de fatigue. Si on avait pris la peine de réellement s'intéresser à son sort, elle se serait peut-être sentie légitime de nous parler de son état de santé. Mais ce n'est pas ce qu'on a fait. Inutile de faire les choqués maintenant. 

Je le reconnais sans problème, j'ai été aussi utile qu'une pute vêtue d'une ceinture de chasteté, sur ce coup-là, et j'ai encore moins d'excuses que mes collègues profs qui, en tant qu'enfants de bourgeois/fonctionnaires pour la plupart, ne peuvent se représenter toutes les difficultés des métiers pénibles. Quasiment tous les matins depuis plus de quatre ans, je voyais Madame M. et j'échangeais quelques mots avec elle. Fin juin, elle m'a souhaité bonnes vacances et m'a laissé un peu de matériel de ménage que "je lui rendrais à la rentrée". Je ne l'ai pas questionnée sur le fait qu'elle ne soit pas là pour les permanences de juillet, comme c'était le cas d'habitude. Ca ne m'a pas interpelée, et ça aurait dû. 

Grand sourire étalé sur son bon visage rieur et serein, presque rassurant. RAS. 

Bien sûr, je ne me voyais pas écrire tout ce qui me pesait dans le livre d'or à destination de la famille qu'on avait déposé en salle polyvalente, à l'occasion de l'hommage rendu fin septembre. Ni quoi que ce soit d'autre : ma conscience ne m'y autorisait pas. 

J'ai juste regardé ses enfants endeuillés, de loin et de biais, alors que les personnels qui avaient bien voulu se sentir concernés présentaient leurs condoléances. Force était de constater que beaucoup n'avaient pas daigné bouger leur cul pour l'occasion. S'il avaient appris qu'un jour on avait sonné leur mère pour nettoyer les saloperies d'un crétin... ils nous auraient peut-être défoncé la gueule un par un, et franchement nous l'aurions mérité. 


mercredi 14 février 2024

C'était y a dix ans, y a prescription !

Pendant des années, j'ai râlé contre l'existence de la Saint-Valentin ; je me suis attachée à dénigrer tout ce qui s'y rapportait, avec force soupirs et grimaces de dégoût. C'était une pure expression de mon seum, soit parce que j'étais aigrie de "me retrouver seule" à la date fatidique _et donc exclue de toutes les joyeusetés, soit parce que j'étais avec quelqu'un que je n'aimais pas. 

La quéquette, bien avant la Quête.

Avec le recul, je me rends compte que la seconde option était bien plus difficile à vivre et bien plus culpabilisante que la première. En effet, à une époque, j'ai eu la chance d'avoir à mes côtés quelqu'un qui avait des sentiments profonds pour moi, et je me sentais nulle d'être incapable de les lui rendre de façon honorable, en dépit de nos efforts conjoints. C'était quelqu'un pour qui j'avais une forte et sincère amitié, mais là n'était pas la question. C'était _et c'est toujours, j'imagine _quelqu'un de bien. 

Le cinéma a duré trois ans ! Trois ans à mentir, et à essayer de me convaincre que "ça viendrait avec le temps", comme disent les potes bien avisés. Mais la bouture n'a jamais pris racine, malgré l'eau, le soleil, le petit terreau qui va bien et une lecture approfondie du guide Rustica. Autant d'années amochées, à développer des angoisses et à ravaler nos frustrations respectives pour le bien de l'autre. A jouer le couple parfait. Quand ça veut pas, ça veut pas. J'ai été lâche du début à la fin : c'est même pas moi qui ai mis fin au carnage !


                                           A ceux qui assument pas leur copine / copain moche

Bref, tout ça pour dire que la vie solitaire n'est plus à mes yeux un synonyme de loose absolue. La plupart du temps, elle ne me dérange pas, bien au contraire. Bien sûr, il arrive que l'idée d'être seule me déprime parfois : faut pas charrier ! Mais une nuit de sommeil et quelques bornes en courant ont vite fait de balayer les idées sombres.  

Être avec quelqu'un qu'on n'aime pas vraiment.. alors là c'est une autre paire de manches. C'est triste, glauque H24, et ce même avec un excellent matelas. J'ai pas trop envie de me risquer à (faire) revivre cela, quitte à passer à côté de quelque chose.  


Déjà mise sur ce blog, mais je m'en lasse pas !

Pire ! Cohabiter avec une personne violente et/ou malveillante doit être terrible, et plus cruel encore que d'habitude, ces jours-ci. 

Que dire à ceux qui sont seuls parce que la mort a eu le malheur de passer par là ? Rien, si ce n'est qu'on est là si besoin.    

Pensée pour ceux qui sont en pleine séparation, et pour qui la fête des amoureux doit avoir quelque chose de malaisant cette année. 

Quant à ceux qui sont juste bien ensemble, profitez !! On est contents pour vous, bonne Saint-Valentin !!  




samedi 21 octobre 2023

[3615 ma vie] "En toute sécurité"

Il était important que je revienne écrire ici. Comme à chaque début d'année scolaire, j'ai été rapidement submergée par ces tâches de rentrée qui me sont pourtant familières. A cela s'ajoutait des occupations plus personnelles, telles que la fin de préparation du marathon de Rouen, suivie, quelques jours plus tard, de l'examen du permis.

 



Eh bien, j'ai fini la belle boucle rouennaise en 4h17 (RP), mais surtout, j'ai eu mon permis. Qui l'eût cru ? Un complexe vieux de presque quinze ans vient de se désagréger. A presque quarante ans, et après plus d'une centaine d'heures de formation _d'ailleurs il m'en reste à effectuer : je ne comptais tellement pas l'avoir du premier coup que je m'étais gardé une dizaine de leçons sous le coude. Pourtant, je me sens aussi invincible et jouasse que vous avez dû l'être à dix-huit ans, dans les mêmes circonstances. Autour de moi, on s'étonne de mon euphorie et quelques uns commencent à s'en agacer : ils conduisent depuis vingt ans pour la plupart, alors forcément... Je ne leur en veux pas. Comment pourraient-ils deviner tout ce que cette réussite représente à mes yeux ? 

Lorsqu'on dit que le permis de conduire a une valeur symbolique d'"indépendance", de "passage à l'âge adulte", de "prise de responsabilités", ce n'est sans doute pas faux. Bien sûr, pour ma part, cet objectif relevait surtout du défi personnel. L'échec des trente heures pour rien avec Rolland _le moniteur de l'auto-école de Saint-Astier, à l'époque_ m'avait ruinée et m'avait collé une étiquette d'"incapable" à la conduite. C'était devenu un caillou dans ma chaussure. Je l'ai enfin viré. Mais c'est vrai que, pour la première fois, il y a quelques jours, je suis malencontreusement tombée sur ma tête dans le miroir et j'ai constaté que je faisais drôlement bien mon âge. Je ne pense pas avoir vieilli d'un coup depuis le 29 septembre, simplement c'est ce jour-là que j'ai accepté de voir ce que j'ai vu : une femme de 37 ans donc, qui vit comme une étudiante dans un studio de location sympa mais fort bordélique, qui communique avec ses pairs et se comporte comme si elle avait l'âge de ses élèves. Pour la première fois, j'ai senti que quelque chose sonnait faux. Je le savais déjà plus ou moins, mais jusqu'à ce jour, cela ne ressemblait en rien à un problème. L'effet papier rose s'était bel et bien produit, ahah.  


Puis je suis retournée zoner sur Internet et j'ai commandé toute une série de Titeuf d'occasion à un excellent prix. Ah, j'ai le permis, putain !! 


Que ma tête vieillisse, que je prenne un peu plus de cul année après année, ce n'est pas une source d'inquiétude : c'est dans l'ordre des choses. En fait, pour l'instant ça m'apporte plus d'avantages que de désagréments, notamment au travail, où élèves et collègues _quasiment tous plus jeunes que moi à présent_ m'identifient comme adulte et s'adressent à moi en tant que tel. Vous êtes bien placés pour savoir que cela n'a pas toujours été le cas. Non, ce qui me laisse perplexe, c'est l'écart qui grandit toujours plus entre ce corps qui suit docilement la ligne temporelle et cet esprit, qui s'accroche à une enfance qu'il a le sentiment de ne pas avoir exploitée à fond. 


Albert Riera 
"nouvel entraîneur des Girondins"
=
20 ans dans ta gueule !


Il semblerait que je sois bloquée à un carrefour particulièrement encombré, sans trop savoir quoi faire. En attendant de prendre les bonnes décisions, en espérant que ça se débouche avant la tombée de la nuit, je continue à courir, à lire des histoires de super-héros, et surtout à bosser (pas si mal que ça, franchement). Si les élèves y gagnent, c'est que tout n'est pas perdu !   


dimanche 30 juin 2013

Cenon, le soir venu ...



A Cenon, une association propose un accompagnement à la scolarité pour les enfants scolarisés dans la commune. Ils sont répartis sur différents "sites", en fonction de leur situation géographique, dans des locaux mis à disposition par la municipalité _ si j'ai bien compris. Il faut compter une trentaine de gosses par site, les cohortes étant elles-même divisées en deux groupes de 15 environ. Vous suivez ? Chaque groupe se rend à "l'aide aux devoirs" deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, ou le mardi et le vendredi, entre 17h30 et 19h.

Au passage, prenons en considération un paramètre important pour la réalisation des missions éducatives confiées aux salariés et aux bénévoles ! Etant donné que la structure* ne manque pas trop de sous, les intervenants et animateurs peuvent travailler dans de bonnes conditions : 4 ou 5 adultes pour 15 élèves, carte blanche pour des sorties au ciné, au musée... 

Qu'on soit bien d'accord : les petits, qui ont entre 6 et 12 ans, ne font pas "que" leurs devoirs pendant une heure et demie ! Tout monde est bien conscient qu'ils ont déjà une journée d'école dans les jambes, avec son lot de contraintes et d'efforts : se concentrer de nouveau pour lire, écrire et apprendre ses tables de multiplications alors qu'on a dit au revoir à ses potes et qu'on a bouffé un goûter massif, c'est vraiment pas simple ! Alors les séances s'organisent en trois temps, adaptés au mieux au rythme de l'enfant :

Le goûter : 10 - 15 minutes 

On ne saute pas le goûter ! C'est un moment épique où les monstres arrivent en meute et passent la porte en chantant Gangnam Style, suivis des mamans qui se trimbalent les vivres et les cartables de la sortie de l'école au local. Notons cependant que la majorité des enfants viennent seuls ; quant aux pères, à une ou deux exceptions près, leur visite est occasionnelle... Généralement, on profite de l'installation des gosses et de la grande exhibition de bouffe qui s'ensuit pour confisquer les ballons ou les toupies, sources intarissables de disputes. Au fil des soirées, d'autres interdits se sont dressés pour éviter les psychodrames : par conséquent, aucun échange partiel ou total de goûter n'est autorisé ; aucune pitié pour les sucettes qui collent aux cahiers, et surtout tolérance zéro pour CES MERDOUILLES DE PIPAS, car même le plus soigneux ne peut s'empêcher de FOUTRE DES COQUILLES PARTOUT. Bien évidemment, l'heureux propriétaire de la POCHE DE DEUX KILOS refuse catégoriquement de nettoyer ses déchets puisque "c'est pas lui, il en a pas mangé, il en a juste donné à TOUT LE MONDE !" L'enquête est d'autant plus difficile à mener que pendant le temps du goûter, les intervenants et les bénévoles sont trop occupés à se dire BONJOUR !!!!** et à se raconter leur journée pour avoir l'oeil sur le trafic de Monster Munch de la table du fond. Oui oui, beaucoup font quatre heures avec des biscuits apéro... Petite pensée émue pour Houari, qui à cause de notre inattention s'est fait racketter tous les soirs d'octobre à juin par sa tyrannique et vorace grande soeur Kenza.

L'horreur en pochette...

Les devoirs : 45 - 60 minutes 

Hormis l'impératif de faire grignoter les enfants avant de les faire bosser, nos coordinatrices nous ont plus ou moins aimablement donné quelques consignes de travail nécessaires au bon déroulement des séances. Tout d'abord, on doit constituer les groupes de façon à ce que les gosses ne fassent pas toujours leurs devoirs avec le même intervenant : les affinités _ou l'absence d'affinités_ ne se commande pas, et il n'est pas conseillé de les cultiver parce qu'on risque de perdre la notion d'équité en route. A l'issue du goûter, les intervenants constituent les groupes ; en effet, nous avons pris le parti de "faire bouger" les associations d'enfants pour mieux gérer les désaccords ou trop grandes complicités qui pourraient mettre en péril l'ambiance studieuse. A nous de séparer les fratries, les meilleurs potes et les harpies en herbe, malgré les supplications. C'est parti pour 45 minutes minimum ! Pour ceux qui auraient fini avant, les chanceux, une malle de cahiers d'exercices et de jeux éducatifs est à la disposition des intervenants.

Chaque intervenant a donc pour mission de gérer un confortable effectif de 3 ou 4 élèves, dans l'idéal de niveaux différents afin de réduire leurs possibilités de se copier dessus. Malgré notre attachement à repérer les tensions et les copinages avant de former les groupes, des échanges houleux ont souvent lieu d'un bout à l'autre de la table, accompagnés de coups de pieds, de mots doux et de boulettes de papier poétiques... Entre Riyad et Nadia, par exemple, l'aide aux devoirs fut le théâtre d'un amour vache immodéré digne de la première scène de Beaucoup de bruit pour rien (Shakespeare)...


"BEATRICE : _Je m'étonne que vous jasiez toujours, signor Benedict : personne ne vous écoute"***

"BENEDICT : _Eh quoi ! chère madame Dédain ! vous êtes encore vivante ?"

"BEATRICE : _Est-il possible que Dédain meure, ayant pour se nourrir un aliment aussi inépuisable que le signor Benedict ?"

"BENEDICT : _En vérité, vous feriez un perroquet modèle."

Hormis les grandes conspiratrices de CM2 qui effacent très discrètement des lignes entières de leurs agendas au blanco, ou qui rayent un exercice de maths sur deux en nous assurant que "la maîtresse s'est trompée", les enfants se débarrassent de leur corvée sans trop souffrir, visiblement.

Au bout d'une heure, tout le monde s'arrête même si les devoirs ne sont pas terminés. Il arrive que certains _ comme Houari par exemple _ soient obligé de déborder sur le temps imparti pour terminer la lecture, vu qu'ils ont oublié leur cahier à l'école et qu'il ont du attendre que Halima veuille bien leur prêter le sien !

Le temps ludique : 30 - 45 minutes


Autre consigne donnée aux équipes d'encadrement : le temps ludique est nécessaire à l'épanouissement de l'enfant. Chacun peut emprunter un jeu de société dans la malle prévue à cet effet, faire des dessins ou rejoindre une activité proposée par les intervenants. Une de mes coéquipières (ça sonne un peu pas un trop MacDo, comme terme ?) avait proposé d'initier les plus motivés au hip-hop en vue d'un spectacle en fin d'année : ce fut un grand succès, bien qu'une poignée de danseurs aient quitté le navire pour aller jouer à la boxe thaï dans un coin ou chourer les billets du Monopoly. ?!? On n'aura d'ailleurs jamais démasqué notre collectionneur de petits chevaux qui, l'un après l'autre, les a kidnappés dans leur étui... Quand on voulait avoir la paix, on leur branchait le poste sur Skyrock ou Blackbox et ALLEZ HOP CHAISES MUSICALES !!!! Les jeux les plus simples sont parfois les plus efficaces... A part quelques gamelles spectaculaires et une vitre cassée (toujours pas réparée à ce jour, pourtant on aurait pu colmater l'ouverture après toutes les lattes qu'on s'est pris dans la gueule par l'asso à l'occasion), on n'aura pas eu trop de sueurs froides.

En bonus, voici la playlist du temps ludique ; elle sera complétée quand les souvenirs voudront bien rentrer à la maison.

Cinq minutes avant la fin, les enfants rangent les jeux, sous l'oeil attentif d'un "responsable de la malle" nommé chaque semaine dans le groupe. Ce moment de la séance concorde souvent avec celui où Houari, tout content, annonce qu'il se ferait bien un jeu de l'oie avec Halima, maintenant qu'il a plié ses affaires de classe... Sauf qu'il est trop tard !

"Ah bon, tant pis !"

Houari n'est pas contrariant. Il est possible que je vous parle plus longtemps de l'énergumène dans les prochains jours.

Cenon by night

La porte du local s'ouvre sur l'obscurité. Les enfants qui sont autorisés à rentrer seuls, c'est à dire presque tous, vident les lieux et regagnent leurs immeubles respectifs. Si eux n'ont pas du tout peur, voir partir des gosses de six ans dans la rue m'effraie toujours : c'est sûrement mon côté vieux jeu, tout le monde en a un ! Bientôt, quand les derniers seront partis, ce sera à nous de regagner la station de tram et sa Ligne A remplie de fous furieux ! Pour ceux qui préfèrent le bus, la Corol 32 vous accueille les bras ouverts !

Dans la série : "on habite la même ville, mais on va pas au même collège "
"Oh tu sais que j't'apprécie, toi ?"
Jules B. petit Cenonnais scolarisé dans le privé...
Copines collègues, si vous avez des anecdotes, des impressions à ajouter, des remarques à faire, surtout n'hésitez pas !

* Je ne dis pas le nom de cette association car certains de mes propos peuvent contenir des inexactitudes.
** Spéciale dédicace à Monique ! Deux qui la tiennent trois qui la .... Ahhh noonnn baahhh
***Beaucoup de bruit pour rien, Acte I, Scène 1. William Shakespeare 

dimanche 16 septembre 2012

Une histoire vraie, pour changer !


Le parc Palmer de Cenon est un endroit bien agréable. Je l'ai découvert en accompagnant les collégiens à leur journée annuelle d'intégration et de présentation des ateliers de l'après-midi. A cette occasion, ils rencontrent les profs des différentes activités proposées dans l'établissement, et ont ainsi un avant goût de ce qu'ils vont pouvoir faire de leurs après-midis au cours de l'année scolaire. Les intervenants sont disséminés au quatre coins du parc, et toutes les classes les visitent successivement, encadrés par leur prof principal et un autre adulte. C'est ainsi que, les 5°, Peio et moi, nous arrivons tous en envahisseurs sur l'aire réservée au prof de jujitsu.  




"Dans cet atelier, on va apprendre différents gestes pour réagir en cas d'agression. Il ne s'agit pas de frapper pour faire mal, mais plutôt de faire ce qu'il faut, ni plus ni moins, pour se défendre."

Mon esprit s'égare ; il y a environ trois ans, j'ai pensé à s'inscrire dans un cours de boxe, ou de jujitsu, ou de self défense, ou de n'importe quoi d'autre qui puisse me permettre de me tirer d'affaire en cas d'attaque. Mais je n'ai pas sauté le pas ; j'étais trop fragile, trop choquée, trop parano... Il fallait que je laisse passer du temps, que j'oublie le vol à la tire et l'agression que je venais de prendre en pleine face. Ma seule véritable envie, à l'époque, était de me venger. Comme je savais que je ne croiserais plus de sitôt mon agresseur, je cherchais en vain un personne à qui m'en prendre. Il fallait que quelqu'un paie, alors je provoquais les situations tendues. Ca ne pouvait rien donner de bon, et je ne regrette pas de n'avoir débuté aucun des arts martiaux possibles : l'état d'esprit requis n'y était pas. Le temps a fait son effet, même si c'est loin d'être parfait.      

C'est chaud. J'ai encore du mal à raconter clairement cette scène qui se reproduit en boucle dans ma tête depuis trois ans. Faisons simple pour les rares personnes de mon entourage qui n'auraient pas encore eu droit à mon petit récit traumatique. 

Un soir, je me suis faite agresser en rentrant chez moi. J'habitais au "Village 5", une petite résidence universitaire située tout près de ma fac. J'étais arrivée devant la porte de mon bâtiment, et je n'avais, à première vue, nulle raison de m'inquiéter : l'éclairage de l'entrée était parfait, tous mes voisins vaquaient à leurs occupations ou rêvassaient à leur fenêtre, il n'était même pas 20h. Aussi, lorsque j'ai entendu des pas précipités résonner derrière moi, j'ai cru qu'il s'agissait d'un voisin pressé de regagner sa chambre. Il pouvait très bien y avoir oublié quelque chose avant de partir Dieu sait où. Je me suis écartée pour lui laisser le champ libre.

En fait, mon hypothèse était fausse. J'ai senti une main tirer avec insistance sur la lanière de ma sacoche. Jean ? Yacine ? Non, un inconnu qui visiblement en voulait à mon ordinateur portable. Il n'était pas question que je le cède à si bas prix : je m'écartai. Il me mit un pain ; je sentis d'autres mains tirer mes épaules en arrière, et, ainsi déséquilibrée, je tombai au sol. Le mec m'arracha ma sacoche tandis que je hurlais. Quel réflexe à la con ! Comme si je pouvais espérer que mes cris allaient susciter le dévouement de quelqu'un !  
Je tentai de me relever, voyant le gars partir avec mon portable. Mais l'autre, que je ne vis jamais que de dos, me balançait des coups de pieds dans le dos pour m'en empêcher. Quand le premier fut à distance respectable, il lui emboîta le pas, prenant au passage mon sac de cours... et de plein d'autres choses bien plus importantes : mes papiers, mon portefeuille et mes clés.  

Il traversèrent ventre à terre le terrain vague avoisinant la résidence jusqu'à la station de tram Doyen Brus. Ils n'eurent pas grand mal à me semer, car je n'avais pas une super condition physique à ce moment-là et, pour ne rien arranger, je continuais à gueuler comme une conne en les insultant, alors qu'ils ne pouvaient même pas m'entendre. Je fis une halte sur la route divisant le terrain ; je poussais des cris de malade, comme ça ne m'était jamais arrivé avant. Un mec au crâne rasé passait à ce moment-là, venant d'on ne sait où ; il se promenait sans doute. Il me toisa longuement, puis se mit à rire et continua sa route. Quel bêtiard ! Enfin, j'avais autre chose à faire.

Suite à cette micro contrariété, j'appelais les flics. Mon téléphone était resté dans ma poche, par chance ; je reconnais que, si c'était bien le dernier objet qui me soit resté, ce n'était pas le moindre. La communication se détériora, alors que le flic me demandait de ne pas raccrocher : je le recevais bien, mais lui ne me captait plus. Je l'entendis pester. "Raa putain, mais ils peuvent pas faire juste ce qu'on leur dit, des fois !" 

Du coup, je raccrochai et appelai ma mère. Encore un réflexe à la con : forcément, je pouvais bien me douter que les problèmes techniques allaient se répéter. J'eus le temps de lui dire le principal (y compris que je me trouvais seule dans un terrain vague, histoire de la rassurer) avant de perdre le réseau, la laissant dans l'inquiétude. 

Enfin, quelqu'un parut s'intéresser à mon sort : un certain Pierre, qui habitait la Résidence Compostelle à quelques rues de là. Comprenant qu'on m'avait porté tort en me piquant mes affaires, il partit en courant à la station Doyen Brus, me laissant son sac de sport en gage de confiance. Il revint bredouille, regrettant de ne pas avoir été plus insistant auprès d'un mec qui portait un sac orange, plutôt féminin. Vraisemblablement le mien. Je le remerciai, en voyant le tram s'arrêter en station et repartir. C'était mort. Il m'emmena chez lui, pris de pitié, me présentant à ses collocs comme une "pauvre fille qui venait de se faire dépouiller", et sa description n'était pas fausse du tout. Puis il appela les flics et leur expliqua la situation. Ils nous donnèrent rendez-vous avenue de Bardanac ; Pierre me suggéra d'aller à l'accueil du Village 5 pour avoir un double des clés de ma chambre, ce que je comptais faire de toute façon. Je croisai alors un voisin, qui me demanda comment j'allais. Il avait entendu mes cris - comme bien d'autres - et avait tenté de me porter secours. "Malheureusement, je n'ai pas pu intervenir. J'habite au quatrième, et de plus j'étais quasiment à poil. Il a fallu que je m'habille. Je m'appelle Aladin, je crois que nous ne nous sommes jamais vus." 

En temps normal, je lui aurais peut-être demandé si c'était son vrai nom, mais à présent plus rien ne me surprenait d'autant plus que je n'avais guère envie de plaisanter. 

Evidemment, les flics ne purent rien faire d'autre que m'encourager à rechercher mes affaires dans les buissons des alentours le lendemain matin, avant de porter plainte au commissariat de ... Lequel, d'abord ? "Allez à celui de Talence, mademoiselle. Quand vous êtes au niveau du cinéma, vous traversez le route et...   
_ Non, il faut plutôt qu'elle aille à celui de Pessac, non ?
_ Ah ouais tu crois." 
J'avais toute la vie pour faire mon choix. 

Je rentrai chez moi, seule avec mon téléphone portable et mon double de clés de chambre. Les heures et les jours ont passé, apportant divers soutiens que je n'oublierai pas. Mais j'ai donné dans le remerciement, peut-être même un peu trop, d'ailleurs, alors pas la peine de m'épancher de nouveau.   


Au mauvais endroit, au mauvais moment

Voilà quelques heures qui ont changé ma vision des choses, et pas forcément dans le bon sens. Je pensais que le phénomène du voisin curieux mais passif était un mythe : en fait, non. Tout le monde était aux fenêtres, mais personne n'a bougé. Mieux, beaucoup m'ont assuré n'avoir "rien vu, rien entendu" avec un aplomb qui m'a mise en rage plus d'une fois. J'ai le souvenir d'une fille qui habitait à deux chambres de la mienne, et qui s'étonnait encore qu'un vol à la tire ait eu lieu tout près de chez elle : c'est fou, elle ne le savait même pas ! A coup sûr, c'était arrivé le jour où elle était à tel ou tel endroit, ou encore... Vingt minutes plus tard, alors que notre entrevue avait pris fin et que je m'étais barricadée dans ma chambre, je l'entendis raconter la scène à un autre voisin au fond du couloir, avec une telle exactitude que j'ouvris la porte. C'était devenu pour moi un geste d'une témérité extrême, mais je voulais m'assurer que c'était bien elle qui parlait. C'était bien elle. 

"T'aurais vu comment ils l'ont laminée en trente secondes, je te jure, la meuf elle a du le sentir passer. Sa mère, t'aurais vu comment qu'elle gueulait, ça t'a foutu un bordel !"
Elle me vit et rentra aussitôt dans sa chambre, entraînant le gars avec elle pour lui raconter la fin de l'histoire. 
"Attends chut c'est elle..."  

Il s'en fallut de peu que j'aille lui fracasser la tête, elle qui n'avait rien fait. 

Ma perception de moi-même a changé. Je n'avais pas peur de grand chose sur le campus, jusque là ; on me disait que je manquais de confiance en moi, mais je n'en croyais pas un mot et répondais que mon véritable problème était sans doute de n'avoir confiance qu'en moi. Mais ce soir-là, je me suis sentie conne, pitoyable, faible et dépouillée : une vraie fille en somme, et ça m'a révulsée. Plein d'idées ont germé : est-ce que ça me serait arrivé si j'avais été un mec ? est-ce que j'étais réellement faite pour être une fille ? C'est réflexions m'ont amenée loin et nulle part. Alors je les ai abandonnées car ça devenait vraiment trop prise de tête.  
    
L'élastique s'est détendu. Enfant, j'avais des accès de colères souvent suivis d'actes violents, mais cela n'effrayait personne : j'étais une fille, je ne serais jamais capable de faire du mal à une mouche ! Pas faux, à première vue ; la marée basse a étouffé les grandes vagues, et je me suis crue tombée dans une indolence excessive qui faisait le bonheur de tout le monde. A dix-huit ans, les choses ont recommencé à tourner au vinaigre pour diverses raisons, mais je gardais le contrôle, je savais m'arrêter au bon moment. C'était parfait. J'avais ni trop, ni pas assez de tempérament, et cet équilibre aurait pu durer longtemps. On dirait bien que ce malheureux jour a cassé tous mes efforts ; je ne dis pas qu'il est la cause de tous mes problèmes, mais il a excité quelques uns de mes bas instincts, et a servi de prétexte à pas mal de débordements qui auraient pu être évités. 

A présent, je suis de moins en moins capable de ravaler cette agressivité qui pourrait bien m'amener trop loin, car je n'en ai absolument aucune envie : comment me défendre, sinon ? Comment vivre en sécurité si je ne fais pas peur aux autres ? 

"Ca, c'est ton affaire ! Tes poings n'engagent que toi !" me direz-vous.

Sauf que non. Je bosse dans le milieu scolaire depuis plus d'un an, et ceux qui connaissent un tant soit peu le secteur sauront à quel point il est dur, parfois, de prendre sur soi pour ne pas coller des baignes _ aux jeunes comme aux adultes_. Mais bon, cette année, je suis pleine de bonnes résolutions et je repère mieux les pièges à éviter. Je suis en territoire connu et ça m'apaise. Alors oui, pourquoi pas commencer une activité sportive (autre que le jogging) histoire de canaliser ce qui peut encore l'être ?   

"Fais de la boxe, me disait mon collègue Pierre (encore un !), l'été dernier. Pas des combats, après t'aurais le nez en vrac. Mais frappe dans des sacs pour te défouler !". Il a toujours d'excellents conseils, j'aimerais bien trouver la force de suivre celui-là.  

Que c'est bon de pouvoir, enfin, mettre des mots sur cette mésaventure !