vendredi 27 décembre 2024

Comme une merde

"Est-ce que tu peux me prendre en photo avec mon téléphone ?" 

"... Oui bien sûr... " 

La demande de Mme M. est insolite ; d'habitude, lorsqu'elle m'appelle, c'est pour me demander s'il faut recharger les flacons de gel hydroalcoolique, des paquets de lingette ou des sacs poubelles supplémentaires. Ou alors, un élève a laissé des saloperies dans un box ou sous un fauteuil du CDI, et elle tient à me le signifier. 

Appuyant quelques instants son balai contre le chariot qui l'accompagne partout, elle prend la pose contre le mur en m'expliquant : 

"Bientôt, j'irai à la Mecque, hamdoullah. Il faut que j'envoie des photos pour le guide. Tu sais, là-bas, c'est tellement grand et il y a tellement de monde qu'il faut y aller avec un guide." 

Je ne réalise pas trop, je sais juste que pour les musulmans, il est important de faire ce pèlerinage. On prend une première photo, elle tique un peu : "on refait, on refait". 

On refait. 

"Vous y allez avec votre famille ?

_ Oui, avec mon mari et ma fille !

Elle m'explique qu'ils ont failli partir deux ans plus tôt, mais qu'ils se sont fait planter au dernier moment. Elle espère que cette fois-ci sera la bonne.

C'a été la bonne ; en janvier, elle est revenue avec des photos et une grande satisfaction intérieure. 

J'aimerais beaucoup rester sur ce bon souvenir de Mme M., qui est décédée quelques mois plus tard, à la fin de l'été. 

Malheureusement, lorsque je pense à elle, ce n'est pas son bon visage amène et rassurant qui me vient en tête en premier, mais l'expression blasée et dégoûtée de quelqu'un qui doit se résoudre à nettoyer littéralement la merde des autres. 

On était alors rendus au mois d'avril. Un matin, au début de la récréation de 10h, le couloir du premier étage a commencé à résonner de cris stridents et de rires hystériques. La rumeur nous a vite appris que quelqu'un avait "chié dans le couloir", et que malheur à qui marcherait dedans. Déjà, plusieurs adultes avaient quitté leurs salles de classe ou leurs postes pour valider l'information. Ils furent formels : sur le sol, près de l'escalier, il y avait bien "ce qu'on pensait que c'était". 

Oh, il n'y avait pas de quoi faire tant de raffut : c'était en fait un tout petit étron qui gisait au sol et qui semblait pétrifié par tous ces profs venus l'encercler ; un.e élève un peu couillon.ne l'avait sans doute prélevé dans la couche du petit dernier, en prévision d'une bonne blague. On aurait pu régler l'affaire en trente secondes, en prenant un mouchoir (allez, deux-trois si on est une princesse) et en allant le foutre dans la première cuvette de chiottes qu'on aurait trouvé sur notre chemin. Mais non. On a préféré établir un périmètre de sécurité "afin que personne ne marche dedans" et évacuer la zone, le temps qu'une délégation puisse traverser le collège afin d'aller chercher... "un agent d'entretien pour s'occuper de ça". 

Mme M. arriva quelques minutes plus tard, avec son chariot habituel et un seau de sciure. Eh oui, l'incident avait eu lieu dans son secteur, alors c'était sur elle que retombait cette tâche ingrate (qui l'avait sans doute détournée d'une autre pas beaucoup plus valorisante). Elle s'en était acquittée rapidement, sans se plaindre, comme à son habitude, avant de repartir vaquer à ses occupations. 

"Regarde ce qu'ils font ! C'est méchant !", m'avait-elle lancé, de loin, pestant contre les gosses alors que je remettais les chaises du CDI à leur place, l'air de rien. J'étais mal à l'aise en pensant que les profs étaient sans doute en train de se remettre de leurs émotions devant un café, d'autant que je n'avais pas bougé le petit doigt, moi non plus.

Seule une collègue revenue dans sa classe entre temps l'avait remerciée furtivement en passant à côté d'elle. 

La solution facile serait de dire que "c'était son travail, après tout", mais j'espère que personne ici ne se risquera à le penser, car ce serait une ineptie : un agent d'entretien est là pour assurer l'hygiène des locaux, selon des techniques conformes à son intégrité. Pas pour gommer tout ce qui nait des esprits les plus tordus. 

La mort de Madame M. nous a surpris. Notre collègue était malade depuis quelques temps, mais est-ce qu'on le savait ? Non, et ça veut peut-être dire quelque chose. Pourquoi n'avons-nous pas été capables de nous mettre à la page et de la soutenir ? Parce que jamais nous ne l'avons regardée pour de vrai, et cela nous a empêché de remarquer et d'interpréter des signes de fatigue. Si on avait pris la peine de réellement s'intéresser à son sort, elle se serait peut-être sentie légitime de nous parler de son état de santé. Mais ce n'est pas ce qu'on a fait. Inutile de faire les choqués maintenant. 

Je le reconnais sans problème, j'ai été aussi utile qu'une pute vêtue d'une ceinture de chasteté, sur ce coup-là, et j'ai encore moins d'excuses que mes collègues profs qui, en tant qu'enfants de bourgeois/fonctionnaires pour la plupart, ne peuvent se représenter toutes les difficultés des métiers pénibles. Quasiment tous les matins depuis plus de quatre ans, je voyais Madame M. et j'échangeais quelques mots avec elle. Fin juin, elle m'a souhaité bonnes vacances et m'a laissé un peu de matériel de ménage que "je lui rendrais à la rentrée". Je ne l'ai pas questionnée sur le fait qu'elle ne soit pas là pour les permanences de juillet, comme c'était le cas d'habitude. Ca ne m'a pas interpelée, et ça aurait dû. 

Grand sourire étalé sur son bon visage rieur et serein, presque rassurant. RAS. 

Bien sûr, je ne me voyais pas écrire tout ce qui me pesait dans le livre d'or à destination de la famille qu'on avait déposé en salle polyvalente, à l'occasion de l'hommage rendu fin septembre. Ni quoi que ce soit d'autre : ma conscience ne m'y autorisait pas. 

J'ai juste regardé ses enfants endeuillés, de loin et de biais, alors que les personnels qui avaient bien voulu se sentir concernés présentaient leurs condoléances. Force était de constater que beaucoup n'avaient pas daigné bouger leur cul pour l'occasion. S'il avaient appris qu'un jour on avait sonné leur mère pour nettoyer les saloperies d'un crétin... ils nous auraient peut-être défoncé la gueule un par un, et franchement nous l'aurions mérité. 


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