Le jeune attend que le feu passe au vert, pied à terre. Il me regarde en coin. Je ne suis pas physionomiste mais son allure me rappelle quelqu'un. Il s'agit en fait d'un ancien élève que je croise certains matins à l'autre bout de la ville ; il va alors en cours ou bien sur son lieu de stage, tandis que je trace en direction du collège. Lui-même met un peu de temps à me remettre. On ne s'attendait pas à se tomber dessus à cet endroit-là.
"Ah, je vous ai pas reconnue tout de suite Madame ! Je me suis dit "mais c'est quelqu'un de la cité ?"
_ Oui, je suis en survêt parce que je vais courir au canal.
_ Vous faites penser aux Coureurs dans le film Le Labyrinthe"
Il faut savoir que la ville d'Aulnay est assez nettement coupée en deux : au Nord, les barres, au Sud, les grosses baraques. Je schématise, mais c'est quand même l'impression qu'on a en arrivant et même après, non ? Dites-moi si je me trompe. Alors forcément, se trimbaler en jogging dans certaines rues relève presque de l'exotisme.
"_ Ca va, sinon ?
_ Pas fort... "
Il me raconte qu'il s'est fait casser la gueule et tirer son vélo une semaine avant, par des gars en scooter. Qu'il lui tarde d'avoir son diplôme, son autonomie.
"_ Tu as porté plainte ?
_ Non, c'est mort, je n'ai pas vu leur visage. Il faut que je passe à autre chose. Ma mère m'a racheté un vélo pour que je puisse aller bosser. "
Le récit de son agression m'attriste ; je sais à quel point on se sent faible et insignifiant dans ces moments-là. D'autant plus que le jeune s'était racheté une motivation depuis le collège. Bordel, qu'il était chiant lorsqu'il était en sixième... J'apprends qu'à l'époque, il s'était fait fracasser dans un couloir par des élèves de troisième et qu'il s'en était tiré avec une côte fêlée. Encore un drame qui s'est joué en huis clos ; ça donne le vertige de se douter qu'il s'en produit de tels plusieurs fois par jour sans qu'on ne le sache.
"_ J'aimerais bien passer mon permis moto et avoir ma 125, mais qui me dit que ça ne va pas finir pareil ? On n'a pas ce problème à la campagne, tiens..."
Méfie-toi de la campagne...
Il hausse les épaules.
"_ Enfin, c'est la vie...".
Beelzebub |
Tous les profs vous le diront : ce n'est pas parce qu'on est en vacances qu'on ne bosse pas et qu'on s'arrête de lire _même si on a le luxe d'avoir assez de temps "hors établissement" pour courir en plein jour. Voici quelques lectures de vacances qui méritent bien d'être connues.
Le jour où Lania est partie - Carole Zalberg, Elodie Balandras (2008)
Lania est l'aînée d'une famille nombreuse ; le matin, elle doit réveiller ses frères et soeurs et veiller à ce que tout le monde puisse vaquer à ses tâches quotidiennes. Les enfants ne savent ni lire ni écrire, puisqu'au village il n'y a pas d'école, mais leurs journées sont quand même bien remplies : aux champs, on n'a pas le temps de s'ennuyer. Lania est plutôt contente de sa vie et n'aspire pas à en changer, même si elle sent que l'insouciance enfantine est en train de la quitter. Devenue trop grande pour continuer à voir le village comme un vaste terrain de jeu, encore trop jeune pour que les adultes lui fassent pleinement confiance, elle a du mal à se positionner. Pourtant, elle comprend que le froid et la pluie qui s'abattent sur les cases depuis des mois compromettent les prochaines récoltes et condamnent ses semblables à une famine certaine. Un jour, un 4X4 arrive, transportant à son bord des "gens de la ville"; profitant de la détresse des familles, ces inconnus proposent d'emmener les aînés de chaque fratrie pour soi-disant les tirer de leur misère et leur donner accès à une "vie meilleure"...
Carole Zalberg et Elodie Balandras réussissent à parler à leurs jeunes lecteurs de sujets graves tels que l'esclavage des enfants, la pauvreté, la difficulté d'accéder à l'éducation, sans les plonger dans la déprime. Comme Lania, on prend conscience de la gravité de la situation sans pleurer ni s'apitoyer sur son sort ; en effet, les premiers chapitres, agrémentés d'illustrations plutôt drôles laissent entrevoir un récit pour enfants léger et plein d'aventures. Lania va quitter son village, on l'a compris à la lecture du titre, mais sans doute va-t-elle déménager dans un endroit où elle va vivre différemment, mais où elle va se faire de nouveaux amis ? Il n'en est rien.
La fillette sera en fait larguée (et planquée) chez un couple de gens aisés pour qui elle devra faire le ménage en prenant bien garde de ne pas se faire remarquer. A travers son regard d'enfant qui ne comprend pas grand chose à ce qui lui arrive, on avance dans l'inconnu et on va de désillusion en désillusion. Le contraste entre la vie haute en couleur "au village", que l'illustration de la couverture nous permet de nous représenter, et l'arrivée dans la ville grise et froide qui ne donne pas envie d'être visitée est particulièrement fort.
Comme dans un conte, on n'a aucune indication de temps et de lieu ; seule la présence des voitures et le mode de vie de "Madame", la femme chez qui Lania est placée comme femme à tout faire, nous permettent de fixer l'action dans l'époque contemporaine. Et toujours à la manière d'un conte, toujours, le dénouement viendra de là où on ne l'attendait pas...
Le jour où Lania est partie n'est pas l'histoire de Cendrillon revisitée à la sauce L'Enfant sauvage, mais un livre pour la jeunesse original, facile à lire et qui a l'énorme avantage de ne pas nous faire chialer ! Ca ne fait pas de mal !
Carole ZALBERG, Elodie BALANDRAS. Le jour où Lania est partie. Nathan, 2008. 79 p. ISBN 978-2-09-251460-3
Nelson Mandela : "Non à l'apartheid". Véronique Tadjo, 2010.
Paru dans la série "Ceux qui ont dit non" (Actes Sud Junior), ce court roman nous présente les étapes-clefs de la vie de Nelson Mandela comme s'il nous les racontait lui-même. Tout commence en juin 1941, lorsque "Madiba" pose le pied à Johannesburg pour la première fois. Bien obligé de se plier à l'apartheid qui régit la vie quotidienne en Afrique du Sud, et éloigne les Noirs de tous les services et lieux publics au profit des Blancs, le jeune homme est partagé entre l'excitation de découvrir la grande ville et la peur de se faire arrêter. En effet, il est en fuite après avoir été fiché comme perturbateur dans son lycée pour avoir demandé plus de moyens afin que les élèves Noirs puissent étudier dans de meilleures conditions. Il faut dire qu'à l'époque, la population Noire devait se contenter des miettes des Blancs à tous les niveaux, y compris dans le domaine de l'éducation ; et cela, Mandela ne l'acceptait déjà pas.
Peu à peu, les courts chapitres nous font bondir de quelques années ; ses observations personnelles et les allusions à son milieu familial se raréfient, au profit de l'évocation d'événements historiques, tels que la marche pacifique des mineurs conclue de manière sanglante, de son engagement au sein de l'African National Congress, de sa lutte contre l'apartheid, puis de son emprisonnement.
Il ne doit pas être simple de se mettre dans la peau de Nelson Mandela et de le faire parler ; pourtant, Véronique Tadjo a tenté l'expérience et on déjà peut l'applaudir pour cela.
Seuls les écrivains sont capable de :
- permettre à un jeune lecteur de s'identifier au héros. Nelson Mandela "Non à l'apartheid" est un livre qui s'adresse en particulier aux adolescents. Comment créer une proximité entre un boutonneux et la figure d'un vieil homme aux cheveux grisonnants dont le visage est tellement connu qu'on sait qu'on doit le respecter même si on ne sait pas toujours pourquoi ? Peut-être en le représentant lui-même en lycéen indocile et prêt à se battre pour ses idées ?
- traduire simplement des faits historiques, des concepts, des idées qui n'ont rien d'évident. Bon, les profs savent le faire aussi, hein ! Le fait est que si vous m'aviez parlé en vrac de l'ANC, de l'apartheid, du Group Areas Act sans relier le tout à un contexte et à une histoire logique, vous m'auriez perdue en trois minutes. D'ailleurs, je ne cache pas que j'ai mieux compris deux ou trois choses à la lecture de ce livre.
- faire prendre conscience aux lecteurs de ce qu'était l'apartheid au quotidien, en nous plaçant en immersion dans la Johannesburg des années 1940, puis dans la société Sud-Africaine des années 1960. Par la même occasion, on intègre une dure réalité : "pour construire la paix, il faut parfois faire la guerre." (p.55)
A la fin de cette "version roman" de la vie de Nelson Mandela _elle me fait d'ailleurs penser à ces nombreux docu-fictions qui ont fleuri sur toutes les chaines de télé et de radio ces dernières années, est présenté un court dossier contenant des photos correspondant aux événements relatés (mise en place de panneaux indiquant nettement la séparation des races, images des manifestations, libération de Nelson Mandela) et une biographie de Steve Biko, figure incontournable de la lutte contre l'apartheid.
Véronique TADJO. Nelson Mandela : "Non à l'apartheid". Actes Sud Junior, "Ceux qui ont dit non", 2010. 96 p. ISBN 978-2-7427-9228-3
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