vendredi 24 juillet 2015

Brainless - Jérôme Noirez (2015)

La semaine dernière, je suis allée faire un tour dans le rayon jeunesse de la librairie Marbot à Périgueux. Non pas que j'aie du mal à décrocher : simplement, les livres pour enfants et ados sont situés au rez-de-chaussée du bâtiment, pas trop loin de l'entrée, ce qui signifie que le réseau mobile y passe très bien _ce qui n'est pas le cas au sous-sol, où on ne capte rien, sachez-le. Cette stratégie m'a quand même donné l'occasion de faire le tour des nouveaux titres et d'être happée par une couverture des plus alléchantes...


... celle du dernier roman de Jérôme Noirez, Brainless. Qui ne s'extasierait pas devant ce magnifique cerveau sous cloche qui n'attend que d'être dévoré ? A part Marine, qui a trouvé ça "dégueu".

Le vieux craquage ressenti sur la couverture s'est confirmé en découvrant l'intérieur, c'est le moins qu'on puisse dire ! Si  l'année dernière, à la même époque, je vous parlais les tripes encore retournées, de mon coup de coeur pour Wonder, aujourd'hui je viens vous présenter mon champion de l'été dans la catégorie racontage de vie d'ado ! D'ailleurs, à propose de tripes... disons qu'il en est largement question dans ce roman.

L'histoire 

"Brainless", c'est le surnom que Jason se traîne depuis toujours. Toute la petite ville de Vermillion dans le Dakota du Sud s'est mise progressivement à le désigner ainsi, si bien qu'avec le temps, ce jeune un peu simplet s'est fait une raison et a accepté son statut d'idiot local. Jason entre au lycée et son "absence de cerveau" risque de lui poser des problèmes...



Depuis quelques temps, la vie quotidienne et son lot d'informations à mémoriser est encore plus dure à gérer qu'avant. Pour être plus précis, disons que les choses se sont compliquées depuis qu'il est mort en s'étouffant avec des grains de maïs trop vite ingérés lors d'un concours de gobages d'épis..

En plus de préparer son sac de cours, se rappeler de se brosser les dents, il doit à présent bien penser à s'injecter quotidiennement du formol en intramusculaire pour ne pas pourrir et composer ses repas à base de viande crue. Bien sûr, personne ne doit savoir qu'il souffre de ce mystérieux (et ô combien gênant) Syndrome de Coma Homéostatique Juvénile qui touche de plus en plus d'adolescents américains, autrement dit qu'il est devenu un zombie. Alors, il se garde bien de dire qu'il est mort un soir d'été et qu'il s'est réveillé quelques heures plus tard, le coeur à zéro et le souffle inexistant, sans que personne ne puisse rationnellement expliquer ce phénomène. Intellectuellement, rien ne s'est arrangé, bien au contraire : ses capacités se sont même légèrement dégradées... Plus que jamais, la discrétion est de mise.


Il n'a pourtant pas d'inquiétude à avoir à ce sujet : les autres lycéens l'ignorent complètement quand ils n'ont pas en tête d'idée pour l'emmerder. Ils ont tous leurs préoccupations, leurs centres d'intérêts plus ou moins superficiels, leurs projets plus ou moins glauques. Accompagnée de sa bande de pouffes, Cassidy la pom-pom girl se la pète H24 et passe son temps à se moquer des filles qui ne bénéficient pas d'un physique aussi avantageux que le sien. Son objectif du moment : séduire le beau Tom, la star de l'équipe de foot dont le melon surdimensionné ne passe déjà plus la porte. Rayan, ce garçon obèse qui aime s'habiller en jaune, joue les apprentis détectives dans Vermillion après avoir été "embauché" comme mouchard par le détestable proviseur Ortiz. Quand la nuit tombe, Tony et Jim, deux petits WASP à qui on donnerait le bon dieu sans confession, font couler le sang et y prennent grand plaisir... A côté d'eux, un zombie comme Brainless a presque l'air d'un ange : il n'a même pas envie de manger de l'humain ! Seule Cathy, la gothique venue de Chicago, semble se démarquer de ses semblables et de leur mentalité qui retarde de deux siècles.

Dans l'obscurité d'un sous-sol, un drame se prépare...


ATTENTION SPOILER à partir de là !! 



Entre humour et horreur, une caricature des jeunes (et moins jeunes) américains 

Jérôme Noirez se dit amateur de films d'horreurs ; eh bien ça se voit ! En mettant en scène un héros lui-même fan de Vendredi 13 et d'autres chefs d'oeuvre du genre que je n'ai pas l'honneur de connaître (ni l'envie, encore que !), il s'en donne à coeur joie dans les dialogues et les références qu'il nous fait partager. De plus, lorsque l'idée vous prendra de scalper Brainless, vous verrez que l'auteur, plutôt connu pour ses ouvrages de fantasy, ne fait pas dans la dentelle lorsqu'il dépeint certaines scènes prédisposées. Une fusillade, un choc malheureux en cours de sport, une dissection de rein de porc ou une altercation au cimetière qui tourne mal : chaque morceau de cervelle a son importance, qu'on se le dise... Âmes sensibles s'abstenir, même si le tout est saupoudré de quelques pincées de Scary Movie !

Toujours avec un sourire en coin, c'est un tableau de la société américaine brossé à grands coups de papier de verre qui s'offre à nous.

D'un côté, vous avez une bande de lycéens plus au moins aussi écervelés que Brainless dont les actes sont vains puisque de toute façon, leur avenir est déjà tracé en fonction de leur rang social. Riches et pauvres se gardent bien de se mélanger. De l'autre, des adultes tout aussi médiocres, hypocrites et parfois sadiques. Eux n'ont plus n'ont pas tous les mêmes valeurs. Les deux générations sont liées par deux drôles d'effets de miroir.

Celui de la drogue, tout d'abord. Eh oui, ces petits cachets oranges que Tom le footballeur distribue comme des bonbons lors de soirées qui en valent la peine sont ni plus ni moins fabriqués et dealés par leur prof de SVT, un homme qui ne semble vivre que pour disséquer les animaux et enseigner cet art subtils à ses bouchers d'élèves.

"Qui a fait ça ? Qui a osé manquer de respect à un organe ?" 

Celui de l'intolérance, ensuite, à travers le racisme, l'homophobie, le refus d'accepter le handicap mental. On la ressent aussi nettement dans les propos de Cassidy, de Jim et Tony, que dans les pensées profondes du proviseur Ortiz.

"_Après les handicapés, les homosexuels, les lesbiennes et le végétariens, il faut que j'accueille à bras ouverts les zombies" (Ortiz)

"Le seul type pas trop mal, c'est un black. Je vais pas sortir avec un black, quand même" (Cassidy) 

 Les parents des jeunes personnages sont tous assez pathétiques et s'illustrent soit par leur maladresse _lorsque la mère de Cathy fourre des préservatifs dans le sac de sa sorcière de fille, soit par leur laxisme _les parents de Cassidy n'ont visiblement aucune prise sur la leader du "Club des Salopes", ceux de Tony et Jim, n'en parlons pas ! Soit par leur fragilité _l'hystérie de la mère de Brainless, soit par leur absence _à l'image son père. Que peut-on espérer de leurs enfants ?


Echos lointains

La lecture de Brainless a réveillé en moi le souvenir de deux oeuvres auxquelles le roman semble faire écho, que ce soit voulu ou pas.

Au fil des pages, j'ai eu l'impression très nette de lire une transcription d'Elephant, le film de Gus Van Sant (2003). Il raconte, minute après minute, par un jeu de scènes répétées, la préparation et la concrétisation de la fusillade d'un lycée par deux élèves. Sans prétendre expliquer les motifs de cette tuerie, sans excuser, sans accuser, Elephant s'attache surtout à filmer et à fixer dans le temps les dernières minutes de vie de ces lycéens qui vaquent à leurs occupations sans savoir que la mort se dirige vers eux à grands pas.



En plus de dix ans, je n'ai jamais trouvé les mots pour dire tout le bien que je pense de ce film, alors je m'arrêterai là. Si les dernières pages de Brainless ressemblent beaucoup aux dernières minutes d'Elephant, la fin n'est pas du tout la même... et elle vaut le détour.

De manière beaucoup plus légère, l'histoire de Jason m'a fait penser à celle de Charlie, dans Des Fleurs pour Algernon. Je ne pense pas l'avoir fait plus haut, donc je profite de cette remarque pour préciser que Brainless est composé d'une alternance de chapitres racontés à la troisième personne par un narrateur omniscient et consacré à l'action principale, et de chapitres "confessions" narrés à la première personne par Jason lui-même. Ces derniers ne suivent pas forcément la chronologie des événements macabres qui se produisent à Vermillion. A eux-seuls, ils forment un "journal" dans lequel Jason nous livre des informations sur son passé de vivant et sur sa condition de zombie ; ce sont eux qui me font penser à Charlie Gordon et à son carnet dans lequel il consigne son évolution mentale. Tout comme Charlie, Jason se sent exhibé comme une bête de foire dans des conférences pseudo-scientifiques et vit mal la situation. De la même manière que lui, il connaît des "réveils" intellectuels temporaires à certaines occasions _dont je ne dirai rien, y a spoiler et spoiler hein !! et il est malheureux lorsqu'il se sent "redevenir" bête.




J'ai lu Brainless en deux jours. Ceux qui me connaissent un peu savent que je lis très très lentement. Ils auront donc compris que l'histoire est aussi captivante que l'écriture de Jérôme Noirez est agréable à lire. J'aurais bien voulu faire ma langue de pute et dire quelque chose de négatif sur ce bouquin sorti au mois de mai dernier, mais je ne vois rien à ajouter ! Alors tant pis ! Histoire d'épouvante, journal d'un zombie, peinture de la jeunesse américaine à lire au 36° degré... Brainless un objet littéraire non identifié mais très rafraîchissant en cet été caniculaire ! Dévorez-le cru !

Pour les élèves : à partir de la 4ème minimum... C'est quand même violent !

NOIREZ, Jérôme. Brainless. Gulfstream, 2015. Coll. Électrogène. 254 p. ISBN 978-2-35488-248-8

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