mercredi 26 février 2014

Un dimanche de craquage livresque à Bordeaux - 2- Adieu la chair - Julia Kino (2007)



Quand j'ai repéré le roman Adieu la chair dans la fameuse bouquinerie dont je vous parlais l'autre jour, au rayon littérature pour ados, j'ai aussitôt pensé au petit trio flippant qui sévit dans mon collège.

Imaginez deux filles et un mec, élèves dans la même classe 4°, inséparables, respectivement 1m50 / 1m30 / 1m20 à tout casser, l'air sombre, du genre "calmes mais prêts à exploser" : en somme, trois infaillibles vecteurs de stress pour ma pomme au quotidien.

Imaginez les deux filles, une rousse et une brune corbeau, assises face à face à la table la plus proche de votre banque de prêt (de votre bureau, quoi, mais une fois n'est pas coutume, soyons professionnels). Le mec, debout à côté d'elles, la capuche de son sweat remontée à tel point qu'elle lui bouffe la moitié du visage et vous évoque aussitôt le Nom de la rose... 


"_ E**, la capuche, s'il te plaît !
_ ... 
Pour toute réponse, un bruit de capuche PARTICULIÈREMENT stressant. 
_ Meeeerci E** !"
(Vous voyez, j'ose même pas mettre les prénoms)


... le mec, donc, vous dévisage de ses yeux de fouine en chasse dans un demi-sourire, tandis que ses potes font mine de se plonger dans leur ouvrage favori : Se droguer, c'est risqué. Mais si jamais il vous prend l'envie de vous lever de votre chaise et d'aller voir ce qui se passe à l'autre bout du CDI _ce qui, à mon avis, est préférable quand on accueille des élèves_ sachez que vous ne partez pas seul ! Leurs yeux vous suivent. Tous. Jusque dans les recoins les plus sombres. D'ailleurs, si leurs billes avaient une fonction "feux de croisement", ce serait bien pratique. Tels ceux des chouettes, leurs corps ne bougent pas mais leurs cous semblent doués d'une prodigieuse mobilité.




Attention, je ne suis pas en train de me faire des films en m'inspirant simplement et gratuitement de leur tête et de leur attitude : il se trouve qu'ils sont à l'origine de pas mal de conneries plus ou moins malsaines dans l'établissement et que, forcément, il demandent une attention particulière. La réalité du métier fait qu'on s'habitue à rencontrer tous les jours des "situations-type" pour lesquelles on se construit des réactions "toutes faites". Par exemple, vous êtes parfois confrontés aux bourrins qui rentrent par six en gueulant dans la bibliothèque. Vous les faites ressortir et rentrer "mieux que ça". Compter aussi avec ceux qui sont susceptibles de se prendre la tête au sens propre comme au figuré durant l'heure. Vous les renvoyez, vous faites un rapport, vous les collez, vous en profitez pour les fracasser au nom de la sécurité de tous, depuis le temps que vous en rêviez !. Il y a aussi ceux qui essaient de chourer dans les sacs des autres, l'air de rien. Vous rassemblez tout le monde à 2min de la sonnerie, et "tant qu'il manque quelque chose à quelqu'un, personne ne sort !". Dans tous les cas, c'est con mais ça marche.

Puis il y a les situations extra-ordinaires, voire surréalistes. Il faut bien les gérer aussi, même lorsqu'on n'est pas vraiment psychologue dans l'âme. Mais comment ? Comment faire face à l'imprévu ? Vous avez l'impression que si la rousse et la brune se lèvent brusquement au même instant, c'est parce qu'elles projettent de se griffer la gueule ou de se rouler une pelle, selon l'humeur. Quand le gars se baisse, vous ne savez pas s'il va sortir un doudou de son sac ou un poignard de son slip. Ou inversement. Je précise que jusqu'à maintenant, tout cela n'est jamais arrivé _même le doudou, mais ça pourrait, et c'est précisément ça qui est flippant. Encore plus qu'une sortie scolaire !

La brune s'avance tel un oiseau de mauvais augure, me ramenant à ma viscérale peur de ces poupées qui ouvrent de grands yeux bleus quand on les tient à la verticale.

"Madame ? 
_ Oui ? 
_ Je peux utiliser un ordinateur ? 
_ Peut-être. Pourquoi faire ? 
_ Chercher des images de morts. Pour le cours d'arts-plastiques. 
_ Euh... C'est quoi, votre consigne de travail, exactement ? 
_ ... 
Elle garde le silence et me regarde, outrée, comme si je venais d'insulter sa mère.
La rousse intervient, comme pour calmer le jeu. 

_ Non mais c'est pas vraiment ça. En fait, on cherche plutôt des cranes..." 


"Et sinon, le bouquin ?"

Revenons à nos Chamois Niortais et au roman de Julia Kino, Adieu la chair. Il raconte l'histoire d'un groupe de lycéens déjà blasés par la vie et encore bien incapables de donner un sens à leur existence dans un monde qui les oppresse quotidiennement. Se retrouver tous les six pour fumer, boire, s'embrasser pour rire, échanger leurs pensées drôles ou obscure est leur seule joie. Pour ne pas dire le moment qui les rattache à la vie : une situation des plus communes, en somme.

Angie (la narratrice), Ingo, Berdeen, Malt, Bianke et Coeur-Coupant forment une belle brochette de jeunes paumés qui cherchent à tous prix à se distinguer des "pingouins", ces multitudes de gens ordinaires qui les écoeurent. Un soir, le "gang" se retrouve dans un parc histoire d'essuyer leur peine dans l'herbe ; un homme passe. Ingo se lève sans prévenir et lui fracasse sa bouteille sur la nuque. L'homme s'écroule devant six jeunes fascinés par la facilité avec laquelle on peut éteindre une vie. Pour eux, c'est un déclic : eux, les ados insignifiants, ont le pouvoir de décider qui va vivre et qui va mourir, et même mieux, d'utiliser le meurtre comme exutoire à leur douleur lancinante. C'est le début d'une série d'assassinats, d'un carnage qu'ils vont baptiser "carnaval" : jusqu'où iront-ils ?




Attention, spoiler ! 

Si vous comptez lire le livre, je pense qu'il vaut mieux que vous n'alliez pas plus loin ; mais libre à vous de continuer ou pas.



"Et puis d'un coup, j'ai compris. Nous étions semblables à tous les lycéens _ nous venions juste d'avoir une plus mauvaise idée que les autres." 

 L'écriture de Julia Kino est magique ; enfin, disons que j'y suis particulièrement sensible. Adieu la chair tape sur le lecteur et tape juste, à coups de phrases nominales, de traits d'esprit, de références culturelles plus ou moins intello mais toujours à propos, de descriptions de scènes du quotidien qui nous parlent à tous, mais qu'un rien peut rendre complètement surréalistes... Voilà, je pense que d'entrée, on adore son style ou on le déteste. Personnellement, j'ai rarement autant cité de phrases d'un roman sur Babelio !

Si le début de l'histoire et son explosion de jeunes cœurs trop longtemps engourdis m'a bien emballée, la tournure que prennent les événements m'a laissée pleine d'interrogations. Mais c'était peut-être le but. Au bout de quelques temps, le "gang" décide d'arrêter de tuer gratuitement des gens au détour d'une rue, la satisfaction qu'ils y trouvaient étant épuisée. Pourtant, rien ne les empêche de continuer : pas trace d'enquêtes ni de soupçons autour de "leurs" morts dans cette petite ville de "Here" dans laquelle ils se repèrent les yeux fermés. Mais non. L'été venu, ils prennent le train et partent en vacances sans destination précisée, avec dans leurs poches l'argent prélevé sur les dépouilles de leurs victimes _ ne cherchez pas de morale et de justice dans ce livre, vous n'en trouverez pas ! L'un d'eux se fait la malle en chemin, les cinq restants achètent un grand appart à Budapest, et décident d'y rester pour une durée indéterminée. Petit à petit, les jeunes vont réfléchir à leurs meurtres, leurs vies, renaître et se reconstruire dans une ville et une société qu'ils ne connaissent pas et qui ne les connaît pas assez pour les juger...avant de se séparer. Cette seconde partie du roman est plus lente, plus posée, moins énergique, même si elle diffuse une force différente : là encore, on aime ou on n'aime pas.

La première partie de Adieu la chair reste pour moi la plus intéressante, parce qu'elle parle de cette zone trouble où l'on peut passer à l'acte comme ne pas y passer : c'est souvent un détail qui fait la différence, une étincelle qui met le feu aux poudres ou qui se perd dans l'air, au choix. Rien à voir avec les fusillades dans les écoles aux Etats-Unis, qui sont souvent préméditées, calculées... Mais plutôt l'éclair de folie qui amène quelqu'un à pousser son semblable sous un métro, comme ça, sans vraiment pouvoir expliquer pourquoi après coup. Au fond, les exploits sanglants des six personnages de Julia Kino sont tellement... possibles !

La dernière fois que j'ai eu un sentiment comparable, c'était en lisant Un roi sans divertissement de Jean Giono. Ceux qui ont passé un Bac L aux alentours de 2004 comprendront à peu près de quoi je parle. Les autres un peu moins, sans doute.



La scène se déroule au milieu du XIX°siècle, dans un village retiré de la région de Grenoble où l'on s'ennuie ferme mais où il se passe tout de même des choses. Un jour, Frédéric, le propriétaire de la scierie du coin, découvre un cadavre dans le grand hêtre tout proche de son lieu de travail. C'est celui d'une des jeunes filles disparues quelques temps plus tôt ; il donne l'alerte et fait appel à Langlois, une sorte de gendarme qui s'installe dans le village et découvre à quel point c'est mort. Cela dit, il finit par repérer et tuer le coupable, si mes souvenirs sont bons. Sauf qu'à cette occasion il se découvre un goût particulier pour le meurtre et le sang qui va l'effrayer et le bouffer. Il est possible que je vous dise des grosses conneries parce que ma lecture de ce premier volet des "Chroniques" de Giono remonte à dix ans, d'autant plus qu'à l'époque j'avais pas tout capté du premier coup. Mais l'idée générale de l'oeuvre était que les gens qui s'ennuient sont capables de tout pour sortir de l'ordinaire : aller à la messe, chasser et tuer son voisin sont des manières comme d'autres de s'occuper l'esprit et les mains. Je me souviens que ma prof de littérature avait fait plein de rapprochements avec les Pensées de Pascal, c'était super intéressant ! J'espère bien pouvoir m'y replonger un jour.

Le mot de la fin : je ne mets pas Adieu la chair au CDI ; déjà, le roman s'adresse plus à des lycéens, et en plus, je ne voudrais pas que ça donne des idées ! Certains en ont déjà bien assez ! Ah ah !

Références citées ici : 

GIONO, Jean. Un roi sans divertissement. Gallimard. Coll. Folio. éd.2004. 244p. ISBN 2-07-036220-5 
Ouvrage publié en 1948 
Première édition dans la collection Folio : 1972 
Exemplaire utilisé : 2004 

KINO, Julia. Adieu la chair. Sarbacane. Coll. Exprim'. 2007. 186 p. ISBN 2-84865-158  



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