mercredi 29 octobre 2014

Indulgences - Jean-Pierre Bours (2014)


L'autre jour, je vous avais présenté le premier tome de Cesare, un manga où les personnages principaux incarnaient les grandes familles politiques prêtes à en découdre pour posséder ce qui deviendrait l'Italie, aux prémices de la Renaissance italienne.


La couverture nous vend du rêve : on ne voit pas une seule fille dans le volume (à part la gouvernante d'Angelo).
Restons dans cette ambiance d'émancipation humaine et scientifique. Avançons de seulement quelques années, et en remontant un poil plus au Nord de l'Europe. Nous voilà plongés au coeur de l'Allemagne de Faust et de Luther, plus précisément à Wittenberg et sa proche campagne, dans les premières décennies du XVI°siècle.

Dans ces temps-là, on pourchasse les sorcières et tout ce qui y ressemble de près ou de loin, on les brûle après des parodies de procès. On meurt de la peste, et les médecins visitent les malades vêtus d'une robe noire et d'un bec qui les font ressembler à des corbeaux. En ville, on perfectionne les techniques d'impression et on diffuse de plus en plus les propos de Martin Luther, un jeune moine dont les propos véhéments résonnent dans les âmes des chrétiens.




L'histoire 

Le roman s'ouvre sur la fuite éperdue d'Eva, une jeune femme accusée de sorcellerie. En proie aux lansquenets et à leurs chiens, elle abandonne son bébé dans l'église du village de Coswig, avant de croiser un mystérieux personnage. Celui-ci va la précipiter dans la gueule du loup en faisant mine de l'aider. Alors qu'elle avait habilement tracé son chemin vers la liberté, Eva est capturée, emprisonnée et sommée de se taire en attendant son jugement. On comprend bientôt que le traître n'est autre que le célèbre Méphistophélès. Or, qu'elle soit sorcière ou qu'elle ne le soit pas, la femme a plus d'un tour dans son sac, et n'entend pas se laisser brûler sans faire entendre aux autres sa façon de penser. 


Puis quinze ans s'écoulent ; le Moyen-Age prend fin dans la région de Wittenberg, les consciences s'éveillent, les curés se lâchent et commencent à taper violemmenist sur le Pape, les paysans se rebellent contre l'autorité de leur seigneur, les jacqueries deviennent sanglantes. Malgré ce réveil en sursaut des âmes mal dégrossies, Klaus et Lisbeth sont les parents les plus heureux du monde. Malgré la maladie et les fausses-couches, ils voient grandir Hans, Gretchen et Ulrika et savent que la ferme familiale a de l'avenir. Ils ne savent pas que la peste les attend au tournant. 


A 15 ans à peine, Gretchen se distingue déjà des autres ; elle est plus belle que sa petite soeur, manifeste une curiosité pour la médecine, les sciences et les arts. Par chance, elle trouvera des réponses à toutes ses questions au contact de Freia, la sage-femme veuve qui lui apprend à lire et à écrire. Pour couronner le tout, elle refuse de se marier à un militaire bien rustre et bien abruti comme on les aime. Bref, tout le monde à compris sauf elle : Gretchen est en réalité la fille d'Eva. Elle a été recueillie par Klaus et Lisbeth lorsqu'on l'a trouvée sur l'autel de l'église de Coswig. Si elle apprend la nouvelle tardivement, sans jamais s'être posé de questions auparavant, elle n'aura de cesse d'enquêter sur ses origines dès lors que Hans, dans un excès de colère, aura lâché le morceau...            



Eva et Gretchen parmi les stars 

En alternant les chapitres centrés sur l'une ou sur l'autre, Jean-Pierre Bours s'est amusé à faire copiner ses deux héroïnes avec les grandes figures politiques et artistiques de l'époque. Il fallait bien donner un peu de galon à ces femmes fortes mais ô combien insignifiantes aux yeux de la grande Histoire. Dans sa geôle, Eva fait de l'oeil au bon Albrecht et l'amène à prendre des risques inconsidérés pour sauver sa peau. Plus tard, le destin facétieux poussera sa fille à se pâmer d'admiration devant les gravures d'un autre Albrecht, Albrecht Dürer. Quant à Méphistophélès, il entube la sorcière présumée avant d'embrouiller Faust pour le faire pactiser avec le Diable ; Faust, ce fameux docteur "magicien" sera lui-même le seul à faire chavirer le coeur de la sage et sérieuse Gretchen, qui s'était refusée à pas mal d'hommes jusqu'à son arrivée. A Wittenberg, Gretcher et Ulrika vont travailler dans l'imprimerie Franz, le frère de Freia ; elles y feront la rencontre d'un Martin Luther dépeint par Bours comme un homme de Dieu survolté mais rongé par le doute. Lancé dans sa lutte contre les "indulgences", c'est à dire l'effacement des péchés par le versement d'une somme d'argent à l'Eglise, le moine est bien parti pour révolutionner son temps.   

Matin Luther, l'un des grands acteurs de la Réforme protestante.
Portrait se rapprochant le plus de la description qu'en fait Jean-Pierre Bours.

La belle et les autres 

C'est difficile de tailler un ouvrage qu'on a lu très vite et avec grand plaisir ; mais au cours de ma lecture, j'ai tiqué sur les caractéristiques de quelques uns des personnages, et sur le constat d'une poignée de stéréotypes. 

Le duo Gretchen / Ulrika, soeurs aussi différentes qu'inséparables, m'a un peu agacée. Gretchen est magnifique, intelligente, raffinée et plait aux hommes qui en valent la peine (genre, des médecins connus). Elle s'entend bien avec tout le monde, s'adapte à n'importe quelle situations et s'intéresse à tout, prend toujours les bonnes initiatives au bon moment. En clair, elle est insupportable parfaite. Ulrika demeure sa cadette physiquement et intellectuellement moins bien taillée (mais bonne à baiser), pour ne pas dire LA pouffe superficielle de la famille. Vous savez, celle qui fait des bourdes et à qui on conseille de parler moins fort pour lui éviter de se taper l'affiche inutilement. Elle aime s'envoyer des mecs -des bien lourdingues, ou alors des curés ; son travail à l'imprimerie de Franz lui déplaît _y a trop de lettres, et puis l'encre, ça salit.., mais elle se passionne pour les belles toilettes, et prend plaisir à poser à poil pour un peintre. Au bout d'un moment, on se demande si elle ne deviendra vraiment rien de plus, dans ce livre, qu'une petite bouseuse larguée en ville dans le seul but se faire engrosser ?... En tous cas, elle suce. Elle. 

En lisant Indulgences, le sentiment de cette petite paysanne voué à ne jamais atteindre la finesse de son aînée a pris le dessus sur ma curiosité de connaître la suite des événements racontés dans ce roman. Pourquoi la fille abandonnée par une femme de caractère, savante, rusée et indépendante, se distingue-t-elle des autres malgré une éducation similaire à ses frères et soeurs ? Parce qu'elle est d'une "nature"curieuse ? Parce que sur sang de rebelle coule dans ses veines ? Tout ne serait donc qu'une question de génétique ? On pourrait le croire... C'est dommage ; Jean-Pierre Bours aurait pu jouer sur la progression inattendue d'une paysanne qui se serait ouverte petit à petit aux savoirs de son temps, après chaque étape de son parcours. 
Facile à dire, facile à dire...    

Helga Pataki (Hé Arnold) et Olga, sa grande soeur parfaite.

On citera également deux éléments du scénario ont (vraiment trop) des airs de déjà vu...

  • Après un incident fâcheux à l'issue duquel Gretchen balance un seau de fumier (!) sur sa soeur et son amant du jour, le grand frère pète un câble contre sa soeur adoptive et lui annonce sans le moindre tact qu'elle n'a pas le même sang que lui. Et bam, c'est l'enfumeur enfumé. Mais la situation est quand même bien bateau.   


  • Contrarié d'avoir été éconduit, Ludwig l'ex futur mari de Gretchen, mûrit sa vengeance pendant des mois et des années. Ainsi le garçon borné et soucieux d'obéir à ses parents devient-il à un odieux guerrier sans foi ni loi, traitant les femmes comme des objets en attendant d'anéantir celle qui s'est refusée à lui, gnark gnark gnark. Bon, je suis bien placée pour savoir à quel point on peut tomber bien bas face à quelqu'un qui vous a mis un râteau, mais là, ça sonne un peu trop "méchant de Disney" (pour adultes). 

  • L'enchaînement des scènes de débauche des prêtres et de leurs poules de luxe _dont Ulrika fait partie_ est rapidement lassant : d'accord, on sait bien que les curés ont une réputation qui les précède et qui les suit depuis des siècles, mais en l'occurrence, l'évocation des partouzes en plein air ou en espace clos ne fait pas vraiment avancer l'action. Le lecteur pas plus lubrique que la moyenne s'en passera très bien ! 

Prions !

Bien que j'aie pas mal descendu l'oeuvre de Jean-Pierre Bours dans ces quelques paragraphes, je ne pourrai dire que du bien de l'écriture et de l'effort fourni pour toujours resituer la petite histoire dans la grande. L'évocation des événements marquants du début du XVI°siècles ne manque jamais d'aider le lecteur à se repérer dans cette Allemagne encore médiévale ; de même, les références aux grandes oeuvres picturales et littéraires de l'époque sont la preuve d'un attachement de l'auteur à préserver le réalisme de son oeuvre de fiction. La démarche est louable, et le résultat, réussi. Enfin, la dimension fantastique qui traverse le roman à travers le personnage insaisissable de Méphistophélès est assez légère pour ne pas alourdir une histoire déjà riche en rebondissements vraisemblables. 

Jean-Pierre Bours est aussi l'auteur de Celui qui pourrissait, livre dont le titre m'a tapé dans l'oeil depuis pas mal d'années, sans que j'aie jamais pris le temps de le découvrir.

Merci à HC Editions et à Babelio pour l'envoi de ce roman, dans le cadre de l'opération Masse Critique (oui, encore, je sais...).


BOURS, Jean-Pierre. Indulgences. HC Editions, 2014. 416 p. ISBN : 978-2-3572-0199-6



1 commentaire:

Gwen21 a dit…

Critique très juste !