samedi 17 décembre 2011

Le Rainbow Cloporte - Bons Cygnes -


juillet 2009

C'est seulement trois jours plus tard, et encore, à une heure assez avancée de l’après-midi, que Rainbow Cloporte et Transcloporte purent tremper à loisir leurs pattes poussiéreuses dans les eaux du canal de Périgueux. Robert, l’escargot de Rainbow Cloporte, les avait laborieusement amenés à destination. Il était en bout de course; en un mois, le garagiste avait du par trois fois lui changer les antennes et renouveler ses verres de contact. Transcloporte avait déjà évoqué l’éventualité de s'en séparer pour un autre, même d’occasion, du moment qu'il soir plus récent : ça ne pouvait plus durer, il ne bavait plus régulièrement, n’avait pas fait d’hibernation complète depuis plusieurs années. Il pouvait leur claquer entre les doigts à tout moment. Rainbow ne répondait rien, agitait simplement ses antennes. Cela signifiait qu’elle désapprouvait Transclo. Son oncle lui avait offert Robert le jour où elle avait obtenu son permis ALAR (Animaux Lents et Animaux Rampants) et il avait pour elle une valeur toute particulière. Elle entretenait très bien sa coquille habituellement, polissant avec amour la spirale brune à l'aide d'un chiffon doux, même si en ce moment, elle reconnaissait un certain laisser aller.

_ Mais l’âge est là, tu n’y peux rien! reprenait son compagnon de route, fataliste. Cet escargot est mort!

_ Il a pourtant bon appétit! S’obstinait Rainbow.

Justement, il consommait beaucoup trop compte tenu de ses performances. De toute façon, on règlerait le problème de Robert plus tard, il fallait dans l'immédiat flairer la trace de ce cygne de malheur.

Le soleil cognait fort, l’eau du canal était tiède et les coins d’ombres très prisés. Quelques jeunes araignées d’eau sortaient de cours et se défoulaient à la surface, toutes agglutinées à une vieille godasse flottante qui constituait à elle seule l‘attraction de l‘après midi. Les deux touristes s’approchèrent d’elles pour demander leur chemin mais elles disparurent avant même que la cloporte ait eu le temps de formuler la moindre question; peut-être son pull arc en ciel les avait-il effrayées?

On pouvait traverser le canal en passant sur un pont en bois, peint en bleu ciel. Transcloporte contempla longuement et aperçut deux canards policiers qui s‘apprêtaient à emprunter le passage. C’était curieux de voir ces volatiles se fatiguer à escalader la pente raide d’un pont alors qu’ils auraient gagné du temps en rejoignant l’autre rive à la nage; peu importe, ils pourraient les renseigner.

Ils ne connaissaient pas le Cygne tant recherché par les insectes, mais savaient que ses parents vivaient ici, tout au bout du Canal, rive gauche. Ces deux retraités étaient un peu dur de l’oreillon, il faudrait taper fort à la porte. Et il faudrait surtout dégager cet escargot fort mal garé, qui gênait le passage et n’était pas passé loin de la fourrière.

Les vieux cygnes habitaient un nid simple mais bien entretenu, ils accueillirent à ailes ouvertes les cloportes, eux qui avaient rarement de visites autres que familiales. Ca ne les dérangeait pas du tout d’offrir un jus de limace à des insectes : leur fils avait toujours eu des amis étranges, et ils étaient ravis de pouvoir donner à qui voulait l’entendre des nouvelles de lui, maintenant qu’il s’était rangé, qu’il était revenu dans le droit chemin.

Autant dire que Rainbow et Trans en apprirent de belles : après être parti du grand lac, le Cygne périgourdin était retourné quelques temps chez ses parents avant de se marier avec une canette au plumage sombre et aux pattes grises; pistonné par son beau père à la mairie du canal, il avait pu penser à fonder une famille. Aussi, deux portées de huit cygnes nains mouchetés, ou de huit canards géants pâlichons, comme vous voudrez, s’étaient succédées, faisant le bonheur de grand père et grand-mère Cygne. La réussite de leur fils les comblait, même s’ils auraient préféré qu’il épouse une femelle de sa race, plutôt que cette petite salope de canette en chocolat qu’ils adoraient comme leur fille. Ca aurait pu être pire…

S’il leur avait parlé d’un pote girondin, un cygne tout comme lui? Ah oui, oh c’était bien vieux tout ça! Ils ne savaient plus trop, ce dépressif avait eu une assez mauvaise influence sur lui, à quoi bon parler de lui, à présent?

Sur la cheminée du nid, papy et mamie cygne avaient disposé seize cadres individuels représentant les portraits de la foisonnante descendance.

Comment ça, il n’y a pas de cheminée dans un nid? Mettons-les sur la télé, alors. Mais tout ne tiendra pas dessus, même dans le cas où les cadres seraient minuscules. Huit sur le frigo, et huit sur la télé, voilà qui paraît plus vraisemblable. En espérant que mamie et papy cygne n’aient pas investi dans un écran plat, sinon ce n’est plus la peine de compter dessus pour caser les photos.

Seize petites tronches ahuries d’oisillons gâtés, dont les vieux cygnes avaient pris soin de blanchir le plumage à l’aide de Photoshop, histoire de gommer tout ce qui tenait du canard en eux, observaient les cloportes. Oh, non, vraiment, ils n’étaient pas comme ces imbéciles de racistes qui ne supportent pas le voisinage d’un oiseau d’une autres espèce; ça ne les dérangeait pas que leurs petits enfants aient pour mère une cane tout juste bonne à se prendre des plombs dans le cul, du moment qu’ils ressemblent à leur père.

Oui, et qu’ils soient heureux, bien entendu. Oui, aussi, bien sûr.

Tout le monde avait terminé son jus de limace. Il était grand temps de partir, chacun en avait assez vu et entendu pour la journée. Papy raccompagna avec beaucoup de manières les invités à la porte du nid, les remerciant de leur avoir fait l’honneur de leur visite. Il les salua, mademoiselle, bon séjour par chez nous, et à vous aussi, monsieur.. madame.. Cher ami…»

Le rideau de paille s’abattit derrière eux. Les bons Cygnes regardaient s’éloigner, l’œil ombrageux, ces oiseaux de mauvais augure. Rainbow et Trans s’assurèrent de ne plus être dans le champ de vision de leurs hôtes pour éclater de rire. Ils n’échangèrent pas le moindre mot avant d’avoir retrouvé leur escargot; un regard avait suffi pour qu’ils se mettent d’accord sur un point : pas question de rapporter cette conversation au cygne girondin, elle l’achèverait. D’autant plus que, il faut être honnête, ils n’avaient ni la force ni la volonté de faire demi-tour rien que pour l’entendre pleurnicher. Enfin, raison de taille, Robert ne pouvait plus ni avancer, ni reculer.

Ils comprirent que le canal de Périgueux n’aurait pas pour eux la valeur d’une étape du Tour de France : on arrive en vrac, on regarde vite fait comment c’est par ici, et on repart. Il fallait même envisager de rester quelques temps. L’endroit n’était pas désagréable, pourquoi ne pas s’installer ici, planter sa tente au pied du pont en attendant des jours meilleurs?

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