jeudi 21 mai 2020

[CULTURE POULE] Elmer - Gerry Alanguilan (2010)


Oh, mais ça manque de poules, ici ! 

Voici Elmer, un roman graphique écrit en 2010 par Gerry Alanguilan, un auteur de BD philippin plutôt connu pour ses travaux d'encreur chez Marvel et DC que pour son oeuvre. Intriguée par ce nom qui ne me disait rien, je suis allée le googler pour voir où il en était : avait-il enfin eu l'opportunité de bosser sur ses propres projets ? Ils devaient bien valoir ceux des autres ! Les premiers résultats affichés m'ont bien coupé la chique : Gerry Alanguilan est mort en décembre dernier, le bougre ! C'est bien triste !

Raison de plus de mettre à l'honneur le petit monde terrifiant d'Elmer, issu tout droit de la tête et du crayon de cet artiste qui aimait par dessus tout "raconter des histoires". Traduite en français et diffusée par les éditions Ca et là, l'album a recueilli un certain succès chez les amateurs du neuvième art qui savent chercher au bon endroit. Mais il me semble qu'il reste assez méconnu, tout comme son auteur. 

Rappel : l'objectivité est en week-end prolongé ! 
Cette BD parle de poules : elle est forcément super.


L'histoire

Imaginez un monde où les poulets et les hommes vivraient en harmonie, où ils seraient tous logés à la même enseigne... Nous sommes en 2003. Jake Gallo est ce qu'on pourrait appeler un loser : la vingtaine (c'est pas si jeune, pour un poulet !), pas de travail, pas de copine, une tendance à piquer des colères noires... Pour échapper à la remise en question, il invoque le racisme ambiant de la société dans laquelle il vit : si son avenir est aussi incertain, c'est à cause de ces hommes qui méprisent les poulets et qui préfèrent garder les bons jobs pour leurs congénères !  


Un jour, un drame secoue sa vie morose : son père, Elmer, fait une attaque. Le retour au bercail est inévitable pour Jake ; dans la maison familiale où ils ont grandi, il retrouve sa mère, Helen, une poule psychologiquement fragile, son frère Freddie, devenue star de ciné, et sa soeur May, qui vient de se fiancer avec un humain... au grand désarroi de Jake.


Cette réunion de famille imprévue va se prolonger plusieurs jours après la mort du père. Jake a hérité du journal d'Elmer et entreprend de le lire. La tâche s'annonce fastidieuse : les premières pages sont très difficiles à lire, et pour cause : son père apprenait tout juste à parler et à écrire lorsqu'il a commencé à consigner régulièrement ses souvenirs. Une discussion avec Ben, le fermier qui a sauvé ses parents à une époque où leur vie était menacée, va le convaincre de s'accrocher dans sa lecture et de reconstituer l'histoire familiale. Le vieil Elmer plonge Jake bien malgré lui dans les années noires pour la race "gallus gallus" : celle où les poulets devaient se battre pour se faire accepter des humains (et pour ne pas finir bouffés).



Poulets en minorité 

N'allons pas chercher une explication à tout. Pourquoi les poulets du monde entier se "réveillent"-ils presque tous au même moment de leur léthargie d'origine, un matin de 1979 ? pourquoi choisissent-ils d'adopter le mode de vie des hommes, leur langue, leurs rites, leur alimentation (pas du tout compatible avec le système digestif d'une poule, soit dit en passant) ? Pourquoi tiennent-ils tant à se faire reconnaître comme "être humains" à part entière, et comment font-ils pour y arriver ? Voilà autant de questions légitimes auxquelles vous n'aurez pas vraiment de réponses. Le mieux est d'accepter les faits tels qu'ils nous sont présentés.

Scènes d'abattoirs, coups de feu, têtes de poules mortes accrochées aux ceintures des humains comme des trophées, mais aussi simples menaces et brimades : le manuscrit d'Elmer dit vraiment tout. Bien plus que ce qu'on a envie de savoir, quand on est un jeune poulet pour qui l'égalité des chances est déjà acquise _plus ou moins, pour qui le "génocide des poulets" est de l'histoire ancienne. Evidemment, on se doute qu'à travers ses petites volailles, Gerry Alanguilan a voulu parler des traumatismes connus par bien des peuples et groupes humains considérés comme minoritaires ou carrément inférieurs, hier et aujourd'hui encore. 



Aussi, lorsque Jake Gallo crie au racisme parce qu'il n'arrive pas à décrocher de boulot malgré ses qualités de rédacteur, le journal de son père lui rappelle que la vie était encore plus dure pour ceux de sa génération. Pourtant, il sait bien que tout ne se passe pas QUE sous sa crête. Le racisme _ici : envers les poulets_ est toujours bien présent, latent ou exprimé à demi-mots. Comme il n'empêche plus de vivre littéralement, on considère que le problème est résolu. Mais ce n'est pas vraiment le cas.



Quelques critiques lues sur Internet qualifient Elmer de BD "sympa" mais sans plus, "pleine de bonnes intentions" mais qui ne va pas au fond des problèmes qu'elle soulève. Effectivement, Alanguilan crée tout un monde en constante transformation, peuplé de personnages qui ont tant à raconter : son choix de nous le faire connaître sous la forme d'un one shot de 150 pages peut nous frustrer. On en connaît qui ont fait des séries fleuves avec moins de matière. Mais c'est son choix.

D'autres lecteurs, plutôt familiers des comics a priori, semblent avoir plus tiqué sur la forme de l'album : il est vrai que le dessinateur a un style bien à lui, un trait particulier, et une tendance à multiplier les coups de crayon lorsqu'il s'agit de représenter les scènes à forte tension émotionnelle, comme par exemple les crises d'Helen, les scènes de carnage... sans doute pour apporter de la noirceur, pour traduire le flou qui entoure toute scène traumatisante, lorsqu'on la vit et qu'on la revit. Personnellement, je ne trouve pas ce choix inapproprié, bien au contraire. J'ai rarement croisé d'artiste qui dessine aussi bien les poules, en conservant les bonnes proportions,en tenant compte de leur diversité : la silhouette d'Helen n'est pas du tout traitée de la même façon que celle de Joseph, le coq de combat.



D'autres encore se plaignent que les nombreux flash-backs et que l'option "tout noir et blanc" posée par l'auteur gênent la compréhension de l'histoire : les personnages-poulets se ressemblent tous, il nous aurait fallu de la couleur pour les différencier ! Alors déjà EUH PARDON mais dire que "tous les poulets se ressemblent", ça c'est RACISTE!!  De plus, si on lit vraiment l'histoire avec attention et qu'on a mis ses lunettes, on ne peut absolument pas confondre Jake avec Elmer.


Tous cela me rappelle les blagues douteuses de Thierry Roland 
Remember la Coupe du Monde 2002 
quand la France s'est fait dégager au premier tour avec zéro point, 
quand Ronaldo a fait le choix judicieux de se coller une chatte sur le crâne
"On s'en fout on a gagné. Nous. " 
             quand Miroslav Klose partait en crise d'épilepsie à chaque fois qu'il marquait un but..


Ahah, une époque inoubliable...
Mais ne nous égarons pas. 


Elmer, ce n'est ni Maus, ni Chicken Run, ni La ferme des animaux, même si cette BD peut faire penser à certains aspects de ces trois œuvres incontournables. Sans doute ont-elles influencé le travail de l'artiste, d'une manière ou d'une autre. Mais on ne peut pas les mettre sur le même plan, parce que les objectifs de tous ces auteurs différaient. Possible que je me trompe, mais je ne pense pas que Gerry Alanguilan ait voulu peindre une époque, ni même dénoncer de façon didactique le racisme et les discriminations, à travers ses gallinacés combatifs. Ce qui l'intéresse, c'est parler de la transmission de la mémoire familiale.  

Attention SPOILERS ! 
arrêtez-vous là si vous voulez lire la BD


Les secrets de la famille Gallo

Il existe un champ de la psychologie _plus ou moins validé scientifiquement_ qui considère que les gens se construisent en fonction d'événements qui ont frappé leur famille. Parfois, ils sont au courant de ce qui s'est passé, parfois non. Dans tous les cas, ça peut impacter leur vie. S'ils le jugent opportun, ils peuvent contacter un psy qui va les aider à remonter leur arbre généalogique et trouver qui a merdé, à quel niveau, quand... c'est ce qu'on appelle la "psychogénéalogie". Je ne suis pas forcément convaincue, mais les personnages d'Elmer semblent surfer sur cette vague-là.

Dans la famille Gallo, la communication, c'est pas vraiment ça. Elmer et Helen ont consciencieusement élevé leurs trois poussins, prenant soin de les entourer de tout l'amour dont ils avaient besoin. Mais ils les ont aussi tenus à l'écart des atrocités vécues avant leur naissance. Elmer tient son journal en secret et le planque de façon à ce que le curieux Jake ne puisse mettre la main dessu. Helen parle peu, semble lunaire, pique des crises de nerfs impressionnantes qui inquiètent beaucoup ses enfants. Leur jeunesse va se passer ainsi, entre messes basses et sourires factices.

Alanguilan laisse penser que tout individu se construit en partie en fonction de ces paramètres, qu'on soit un homme ou un poulet. Les casseroles du passé qu'on se traîne peuvent faire dévier la ligne de vie. Elles sont encore plus lourdes quand on ne sait pas (ou plus) ce qu'elles contiennent. Certains vivent mieux ce poids que d'autres.


May est devenue infirmière dans un hôpital (bizarrement), mais marche sur des oeufs (ahah) pour annoncer à Jake qu'elle va se marier avec Michael, un humain. Elle incarne la stabilité, celle sur qui sa mère pourra s'appuyer pour surmonter le deuil. Freddie soigne sa carrière s'acteur, veut se faire appeler Francis, pense à ses futurs rôles plutôt qu'à sa vraie vie, et n'est pas super disponible pour sa famille : a-t-il du mal avec ses origines ? Une chose est sûre, humains et poulets l'ont élevé au rang de star. Jake a plus de mal à jeter son ancre où que ce soit. Les flots d'une colère sourde qu'il ne maîtrise pas du tout l'emmènent toujours plus loin. Il erre : May le juge "autodesctructeur", Freddie le croit "égaré". Quel sens doit-il donner à sa vie ? Faute de dialogue avec ses parents, il devra attendre de lire le témoignage posthume du vieil Elmer et aller à la pêche aux infos pour reconstituer l'histoire de sa famille depuis 1979. Les langues pointues vont se délier.


L'air de rien, le fait d'obtenir des réponses à certaines questions va lui permettre de franchir une nouvelle étape et de se projeter... en écrivant un livre retraçant le parcours de ses parents.

Humour KFC 

Elmer n'est pas du tout une bande dessinée humoristique, vous l'aurez compris. Pourtant, et ce malgré la gravité du sujet, Gerry Alanguilan parvient à nous faire rire. Je suis prête à parier qu'il s'est marré en dessinant certaines planches. 

Pour l'anecdote, quand j'ai ouvert la bande dessinée, je suis tombée sur cette page : 


et je me suis dit, mais mais mais... c'est un mariage de poules avec des curés humains ? 
On dirait que ce comic est voué à partir en sucette ! 

Bien sûr, en lisant l'histoire, j'ai pu mesurer la dimension symbolique et émouvante de cette scène ; mais hors contexte, on peut juste la trouver marrante... et un peu étrange, aussi. 

Pour rendre son histoire plus légère, l'artiste joue sur plusieurs plans. D'abord, il exploite à fond la charge comique que porte la poule / le poulet, dans notre imaginaire collectif. Pour beaucoup de monde, un poulet est marrant malgré lui à cause de son allure décidée, il est aussi un peu fou, relativement imprévisible, pas du tout fiable, toujours insignifiant. Il semblerait que le personnage d'Helen ait été habilement construit sur ce cliché : c'est une pure "mère poule" qui chouchoute ses poussins, qui glousse pour rien, qui se comporte "comme une folle". Jake, le personnage principal, le narrateur, notre gouvernail dans cette drôle de lecture... n'est jamais vraiment crédible et nous fait au minimum sourire, même lorsqu'il est en colère ou blessé. 




Ensuite, Alanguilan nous laisse l'opportunité de nous détacher du contexte pour rigoler franchement. Par exemple, lorsque Helen craque, à la mort d'Elmer, et se débat au risque de se "jeter contre un mur", on fait appel à Michael pour la calmer. Le type n'a plus qu'à choper la daronne et la coincer sous son bras, comme le fait tout bon paysan qui souhaite soupeser une poule avant de la vendre. Evidemment, ça ne fait rire personne. Sauf si on prend un peu de recul et qu'on se rappelle qu'il s'agit d'une fiction : en temps normal, une poule qui se jette contre un mur, on peut trouver ça hilarant. Moi ça ne me fera pas rire évidemment, mais d'autres, si. 

De même, les scènes dans lesquelles les carcasses humaines viennent heurter celles, plus fragiles par nature des "gallus gallus" garantissent à la fois une gênance extrême et les gloussements du lecteur.   


Quand l'acteur met un pain à la star sans faire exprès... c'est le drame

Enfin, l'auteur utilise beaucoup de clins d'oeil à ces temps obscurs où personne n'avait aucune tenue : les coqs chantaient sans vergogne au petit matin, les hommes tuaient les poulets pour les rôtir... Bref, la Préhistoire ! 

Le chant du coq, un signe de régression
Merci de préciser.

Sans surprise, Elmer est mon coup de coeur du moment. J'ai l'impression d'avoir photographié tout l'album...

Explicit content

Avertissement, cependant. Les premières planches de Elmer ont vite fait de tuer dans l'oeuf (ahah) les questions que tout documentaliste en collège ou lycée se pose lorsqu'il lit une BD : "est-ce que ça passerait au CDI, et si oui, est-ce que ça marcherait ?". Eh bien, pas au collège. Au lycée, c'est jouable.. Il faut savoir que l'histoire débute sur une situation de branlette caractérisée _bon, suggérée plus que dessinée hein_ d'un coq en train de regarder une vidéo porno. Ambiance. Plus loin, pas mal d'images dures vont se succéder : gouttes de sang, têtes de poules tranchées, scènes de poulets crevant les yeux des humains à coup de bec et de griffes... Beaucoup d'adultes trouveront tout cela moyennement gore, d'autres en riront _ après tout, ce ne sont que des dessins de poulets qu'on égorge !, les amis des animaux n'apprécieront guère. 


Non, c'est vraiment pas la peine de confronter les âmes sensibles à ce comic un peu particulier, sous prétexte qu'ils voient dix fois pire sur les réseaux sociaux.  

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Gerry ALANGUILAN. Elmer. Ça et là, 2010. 142 p. ISBN 978-2-916207-48-3


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