mardi 14 août 2012

Les Aventuriers de la Mer - 2 - Le navire aux esclaves. Robin Hobb (1998)




Malgré les tension familiales, les conflits d'intérêts et les risques de la mer, les navires ont repris de large, emportant avec eux les héros des Aventuriers de la Mer.




Où est-ce qu'on en était ? 

Kyle Havre est désormais le nouveau propriétaire de Vivacia, la vivenef de la famille Vestrit. Il entend utiliser le vaisseau magique pour se lancer dans le commerce des esclaves, et commet ainsi un sacrilège dans l'univers des Marchands de Terrilville. Son fils aîné, Hiémain, l'accompagne dans son sinistre voyage vers le port de Jamaillia ; or, le jeune mousse enrôlé de force pour ses capacités à communiquer avec la Vivacia, n'entend pas faire carrière dans la marine car il se sent destiné à la prêtrise. 

Althéa Vestrit, l'héritière légitime du vaisseau magique, s'est engagée sur un navire-abattoir spécialisé dans la chasse à l'ours. Pour se faire embaucher plus facilement, elle décide de se travestir et de se faire appeler "Athel". C'est tout à fait par hasard qu'elle va retrouver à bord du sanglant Moissonneur Brashen Trell, le marin qui a promis à son père de veiller sur elle.

Kennit, l'antipathique capitaine de la Marietta jouit d'une gloire inattendue. Lui, le pirate au coeur de pierre qui voulait attaquer les navires transportant des esclaves dans le seul but de s'enrichir, se voit unanimement qualifié de bienfaiteur de l'humanité lorsqu'il réussit dans son entreprise ! Il profite donc un maximum d'une situation qui gonfle son ego... bien que les remerciements, les louanges de son équipage et des esclaves libérés ne tardent pas à l'agacer.

A Terrilville, la tradition veut que les femmes restent à terre ... Ronica Vestrit et Keffria s'y sont pliées depuis longtemps, contrairement à la rebelle Althéa. En chef de famille assumée, malgré le désaccord d'un Kyle bien plus conservateur que ses aïeux, Ronica se démène pour honorer ses dettes et veiller au bon fonctionnement de la maison, en faisant fi de ses chagrins multiples. Mais la bonne volonté ne suffit pas toujours. Keffria prend l'eau comme une vieille barque : dépitée par l'inflexibilité d'un mari qu'elle avait idéalisé et par son manque d'autorité face à la petite Malta, elle sait plus faire grand chose d'autre que fondre en larmes et rêver du passé.


Le piège des traditions 

Robin Hobb a pris le parti de nous présenter l'évolution parallèle de multiples héros disséminés aux quatre coins des Rivages Maudits, pour le plus grand bonheur du lecteur en quête de dynamisme : passant d'un décor à un autre, il n'aura guère le temps de s'ennuyer et d'oublier un pan de l'action dans un coin de se cervelle. Si les liens entre les différents protagonistes se dessinent sans être encore très clairs, les dialogues entre les serpents de mer paraissent encore bien énigmatiques ; plus pour longtemps, sans doute. Pour l'auteur, cette technique d'écriture dont le nom conventionnel m'échappe, et que j'appellerai donc "multiplex narratif" pour l'occasion, a un autre avantage pour nous comme pour elle : le respect quasi parfait de la chronologie. L'efficacité du procédé n'est d'ailleurs plus à démontrer dans le domaine de l'heroic fantasy puisque Tolkien l'a déjà utilisé en écrivant Le Seigneur des Anneaux, et ce, dès la dissolution de la Communauté de l'Anneau (fin du tome 1, "La Communauté de l'Anneau").

Le multiplex narratif, donc, souligne l'un des grands messages que la (trop) bien pensante Megan Lindholm alias Robin Hobb tient à faire passer dans son ouvrage : qu'on soit à Terrilville, à Jamaillia, à Chandelle ou à Cresson (!), sur terre ou en mer, une femme ne vaut rien et n'a pas plus d'espace vital qu'une poule pondeuse d'élevage, ou que madame Ingalls. Voyez vous-même : elle a tellement peu d'importance dans l'action que j'en ai oublié son prénom. Mais là n'est pas le problème.

Heureusement, Robin Hobb est là pour faire régner la justice : féminisme à prix discount bonjour ! Enfin, on se moque, mais c'est quand même mieux que rien, lorsqu'on sait que la série s'adresse à un public d'adolescents et de jeunes adultes. Dans L'Assassin Royal, la question ne se posait pas : les Six-Duchés étaient une terre où l'égalité des sexes régnait. D'ailleurs, les premières allusions faites au champ de bataille de Fitz et compagnie émanent des marins du Moissonneur que sont Brashen et Reller : elles évoquent le statut de la femme et l'existence des dragons comme autant de faits légendaires qui restent à prouver !
Le travail sur le brouillage des genres est intéressant : entre l'univers marin où il faut sans cesse afficher sa virilité, la vie des femmes restées à terre comme autant de biches sans défenses inquiètes pour leurs maris et terrifiés par eux, Althéa et Hiémain sont des rebelles qui ont bien du mal à trouver leur place.
 
Ephron Vestrit a toujours permis à Althéa de se conduire comme un garçon, au grand regret du reste de la famille, qui y a toujours vu une attitude inconvenante. C'est pourtant grâce à son travestissement réussi que l'héritière légitime de la Vivacia va pouvoir s'intégrer sur le Moissonneur ... jusqu'à ce que sa véritable identité la rattrape, la faisant dégringoler au rang de moins que rien. La feinte est originale, mais sans plus. Pensons au Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, où le travestissement d'une jeune femme à bord du navire de Bougainville avait tenu la route jusqu'à ce qu'elle pose un pied sur le sable tahitien, et que les mecs autochtones lui tombent dessus comme des morts de faim sans se soucier une seconde de son apparence. Ce petit ouvrage donnait lieu à tout un débat sur le statut de la femme, il serait bon de faire une lecture parallèle des deux histoires.


Au programme du Bac L en 2004

Par contre, l'attirance de Brashen pour Althéa, en partie parce qu'elle se voile sous une allure et des vêtements d'homme, et plus originale. Cela dit, restons soft : Althéa n'est pas homo. D'un air gêné puis agacé, elle repousse les avances des serveuses lors de ses haltes à terre. On apprend même qu'elle a commencé à coucher à 14 ans avec un marin de la Vivacia, ce qui lui a valu de se faire traiter de pute par Keffria. Allons-y doucement. Rebelle ok, dépravé, non !  

Hiémain apporte la touche philosophique du roman ; il a une formation de prêtre au service de Sa, la divinité locale. Par définition, il n'est pas viril, ne fait pas de blagues salaces, et ne trempe pas sa queue dans la choppe du capitaine pour se venger d'un affront. Montrer aux autres qu'il est un homme, alors que ça ne se voit pas, et qu'en plus, son physique d'enfant ne lui déplaît pas forcément, n'est pas une tâche facile. Son premier voyage en tant que mousse lui vaut des moqueries qu'il ne comprend même pas. Exaspéré par son attitude, le capitaine Kyle lui renvoie un portrait de lui-même où sa tante Althéa apparaît, portant les mêmes déviances que lui :

" Pourquoi ne faites-vous pas cette offre à Althéa ? " Demanda Hiémain. La douceur de sa voix interrompit net le flot d'interrogations de son père. 
Les yeux du capitaine étincelèrent comme des saphirs. " C'est simple : c'est une femme. Et toi, par tous les démons, tu vas devenir un homme ! Pendant des années, j'ai du supporter de voir Ephron Vestrit traîner sa fille derrière lui et la traiter comme un garçon ; et puis, tu es revenu avec ta robe brune, tes muscles de fillette,  tes manières de mouton et ta timidité de lapin, et je me suis alors demandé : "Ai-je mieux fait que lui ?" car devant moi se trouvait mon propre fils qui ressemblait plus à une femme qu'Althéa elle-même."  (pp. 35-36, Flammarion J'ai Lu Fantasy n°6863)

Même si la vie de marin a peu à peu raison de son tempérament calme et de son existence pure, Hiémain n'a qu'une envie : retrouver le monastère dont on l'a extrait de force. Peu lui importe d'être un homme, une femme, ou autre chose puisqu'il est avant tout au service de Sa et des autres. On peut dire que tout l'oppose à sa petite soeur Malta, dont le caractère est profondément imprégné de mouvements hormonaux divers... et que Kyle Havre considère ouvertement comme "sa préférée". L'enfant est déjà une femelle manipulatrice en puissance, au-delà même de ce qu'une caricature pourrait nous présenter : agaçante, en conflit constant avec sa mère et sa grand-mère si démodées et si peu soucieuses de ses désirs vestimentaires, elle obtient tout ce qu'elle désire de son cher père au nez et à la barbe de Keffria. Tant que sa pensée ne va pas plus loin que la belle étoffe et le beau Cerwin Trell, elle se comporte selon lui comme une femme telle qu'on devrait pouvoir la définir à Terrilville. Lui, si étroit d'esprit, ne semble pas sentir le poids des traditions sur un territoire où le moindre geste et une simple robe peuvent dire beaucoup des intentions d'une femme ou d'une famille entière...

   
  
  • Hobb, Robin. Les aventuriers de la mer. "Le navire aux esclaves". Paris. Flammarion. Coll. "J'ai lu". 1998. 381 p. ISBN 2-290-33705-6



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