mercredi 3 avril 2019

L'enquête des chats d'Aulnay (Sud)


"Des chats écrasés, ça arrive tous les jours dans le nord de la ville ! Et on n'en parle jamais ! 

_ Hors sujet ! Rugit la Mère Poilue, soudain hérissée. Si tu n'as que ça à dire, barre-toi de mon district, toi, ta femme et ta portée ! 

_ Ca t'arrangerait bien qu'il y ait une famille de chats noirs en moins dans ton royaume, vieille carne ! Ose seulement dire que j'ai tort ! 

Une vingtaine de paire d'yeux aux pupilles dilatées se tournèrent vers Cesari, le chat remonté à bloc. Il était connu pour ses accès de colère et sa tendance à voir partout du racisme à l'encontre des chats de gouttière, mais là, ce n'était vraiment pas le moment. Un voisin était mort quelques jours plus tôt, percuté par une voiture ; on ne savait pas au juste ce qu'il s'était passé, et il importait à tous de le découvrir au plus vite. Jonathan était un chat blanc aux yeux verts très apprécié dans le quartier, vif d'esprit, agile et entreprenant. Malgré son jeune âge, il subvenait aux besoins d'une impressionnante descendance sans jamais rien devoir à personne. En un mot comme en mille, c'était un chat qui avait réussi. Peut-être trop pour certains. A vrai dire, personne ne croyait à un accident. 

La vieille Mère Poilue, matriarche des chats du quartier de Chanteloup, avait convoqué une élite de jeunes félins aux compétences physiques ou mentales remarquables, afin de mener une enquête digne de ce nom. Dans un premier temps, elle comptait constituer des équipes de recherche capables de quadriller la ville depuis le Canal de l'Ourcq jusqu'au parc du Sausset. Qui avait vu quoi, où et quand ? Chaque groupe aurait pour mission de rechercher des informations et d'en rendre compte lors d'une prochaine assemblée.  

Silwan tempéra l'échange qui opposait Cesari et la matriarche de ses ronrons suaves. Il était doux mais imposant ; tout le monde l'écoutait toujours attentivement avec un respect mêlé de peur, car il avait déjà tué un Siamois de taille moyenne en se couchant dessus par inadvertance. 

_ Nous sommes tous dévastés par la colère et par la tristesse, mais ce n'est pas une raison pour manquer de respect à la Mère, Cesari. Griffer le museau des gens ne ramènera pas notre vieil ami, hélas.  

Kimberley, arborant son inusable collier rose bonbon, jaugeait ses congénères ; bien sûr, elle soutenant l'action proposée par la Mère Poilue. Elle regrettait simplement qu'on perde du temps en débats stériles, alors que peut-être, tout près d'ici, des indices étaient en train de disparaître.  

_ On perd notre temps, intervint Orsula, faisant écho à ses pensées. 

Cela dit, leurs avis sur la question divergeaient, et pas qu'un peu.  

_ Personne n'a rien vu, personne ne parlera. Jonathan a été balayé par les humains, point barre. Que peut-on faire contre eux ? Appliquons simplement les règles de survie basiques : prendre ce qu'il y a à prendre, renifler tout ce qui peut l'être, et nous tenir à distance ! Sortons donc de nos rêveries, et faisons le deuil du chat blanc. 

Kimberley soupira d'agacement en entendant la chatte calicot était constamment blasée ; toujours un commentaire cynique pendu aux moustaches, le genre à ne jamais vous regarder en face. Bien qu'elles soient de la même génération, elle avait l'impression d'entendre une vieille chatte décrépie. Pourtant, nombreux étaient les mâles qui n'osaient lui rabatte le caquet, pétrifiés par sa beauté glaciale. Elle espérait que la Mère Poilue lui ordonnerait de la fermer ; elle fit mieux : elle ne prit même pas la peine de répondre. Vexée, Orsula s'étira et vida les lieux. 

_ A présent, et pour conclure cette première assemblée, je vous invite à prendre connaissance de votre équipe auprès de mes intendants tapis derrière la poubelle de recyclage. 

Kimberley découvrit avec stupeur qu'elle devrait composer avec la grinçante Orsula et ses trois caprices à la minutes, et Joan, un chaton à peine sevré et sans doute atteint du coryza. La belle équipe de bras cassés ! La chatte tenta de plaider sa cause auprès le la Mère Poilue, sans trop y croire. 

"Orsula parle le chien couramment, toi tu comprends le pigeon et la mouette de ville. Vous serez parfaitement complémentaires. Quant à Joan, eh bien... il faut bien qu'il se fasse les griffes ! Les recherches commencent demain, à la première heure". 

Il était inutile de chercher à négocier davantage: la Mère Poilue avait parlé, elle avait son idée derrière la tête depuis bien longtemps, et rien ne pourrait la faire changer d'avis. Elle descendit de sa matriarcale poubelle encore éclairée par un soleil faiblard, au pied de laquelle les chats convoqués s'étaient couchés. Le vent de mars s'était levé. Une bourrasque souleva le couvercle du container. Beaucoup ne prêtèrent pas attention au phénomène mais Kimberley connaissait assez bien les rites ancestraux des chats de gouttière pour percevoir le mauvais présage. Elle glissa une patte derrière son oreille droite, histoire de conjurer le mauvais sort. 


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