lundi 19 novembre 2012

La société numérique en question(s) - Isabelle Compiègne - 2011



C'est en la questionnant, en explorant sa complexité que l'on peut comprendre la société actuelle et appréhender son évolution. Ainsi, Isabelle Compiègne nous propose de réfléchir aux aspects de la "société numérique" et aux réalités qu'elle soulève. Va-t-elle dans le sens d'une démocratisation des savoirs, ou aggrave-t-elle les inégalités ? Doit-on la placer sous le signe de l'interactivité et du renforcement de la communication, ou marque-t-elle plutôt le début d'une déshumanisation du lien social, voire d'une surveillance ininterrompue ? Toutes ces questions ne trouveront pas de réponses, mais elles auront le mérite d'avoir été soulevées. 






        Isabelle Compiègne a tenté de définir les contours de cette « société numérique » mise à l'honneur dans l'ouvrage. Il faut dire que cette expression courante s'inscrit dans la même mouvance que les autres « sociétés de » (de l'information, des réseaux …).

Elle marque ici la conciliation entre l'essor des technologies pour l'information et la communication, et une tendance générale des hommes à fonctionner en réseau. Ce phénomène est matérialisé par des outils faisant appel aux technologies numériques. Souvent destinés à un usage individuel et personnel, ces nouveaux appareils (téléphones mobiles, smartphones, ordinateurs, tablettes, lecteurs mp3) sont fabriqués en grand nombre et largement diffusés. Faut-il alors croire au déterminisme technologique (1) de Mac Luhan ou, au contraire, à l'apparition d'objets répondant aux besoins d'un humain placé au coeur du réseau ? Isabelle Compiègne semble opter pour la deuxième hypothèse.

      Quoiqu'il en soit, la société numérique correspond à une réalité très inspirée de grandes représentations mythiques des sciences et des technologies. Issues de la pensée collective, elles mêlent l'admiration pour l'efficacité, la puissance des appareils de communication et d'information, le rêve d'un brouillage des repères spatio-temporels, et la crainte de machines plus fortes que l'homme, ou de la surveillance permanente de Big Brother. Aussi, les ordinateurs, les téléphones portables sont-ils des objets aussi fascinants qu'intrigants. L'homme peut-il correctement s'insérer dans une société où sa position sera forcément marquée par la mobilité ? Sans doute, s'il adapte le processus de socialisation aux exigences de son temps.


Le rapport à soi sensiblement modifié.


         Nous l'avions déjà vu en lisant Les liaisons numériques, vers unenouvelle socialbilité d'Antonio Casilli, l'hypothèse est encore soulevée ici : le rapport de l'homme à lui-même, à son corps comme à ses idées, connaît des changements. Nous devenons des « homo numericus » : nous pouvons faire plusieurs choses en même temps, jongler entre les échange avec nos pairs et notre activité professionnelle. Nous voulons rentabiliser au maximum notre temps en sollicitant plusieurs de nos sens dans des buts d'information et de communication, et cela influe sur notre manière d'être : le caractère très individuel de nos sociétés est conforté par le recours à des objets personnels pour communiquer. Le plus drôle, c'est qu'en écrivant mon interprétation de la lecture de ce livret, j'écoute aussi une conférence sur la vie de Bram Stocker tenue lors du Festival du Vampire et publiée peu après sur Youtube. Mes oreilles sont libres, faudrait pas gâcher.

          On se rapproche dangereusement (ou pas) de certains mobiles de la science fiction où hommes et machines sont indissociables. Des cyborgs au transhumanisme, l'évolution humaine implique forcément des attributs technologiques divers et une conciliation du monde réel et des sociétés virtuelles. En effet, chacun de nous peut créer sa « vie parallèle » en jouant à Second Life sur la toile, par exemple : c'est l'opportunité de se créer un « avatar » parfait de corps et d'esprit... peut-être en dépit de l'intégrité de sa « vraie » personne. Faut-il s'en réjouir ou s'en inquiéter ? Sans doute suffit-il juste d'avoir assez conscience de cette évolution pour en tirer profit et éviter les zones d'ombre (malveillance, dépendance aux TIC, déni de soi).

         Les mutations ne se limitent pas l'apparence physique de l'homme : les modes de stockage, l'hypertexte, le multimédia influent sur la manière de penser de l'homme. Ce phénomène n'est pas nouveau : de tous temps, les technologies intellectuelles ont amené le cerveau humain, extrêmement plastique, à s'adapter aux activités qui lui sont proposées. C'est pourquoi, de nos jours, le cerveau est caractérisé de « multitâches ». Les plus optimistes y voient une amélioration des capacités de l'homme, d'autres sont réticents et craignent un impact négatif dû à la surcharge cognitive, à l'hyper-attention, tels que la régression de la mémoire et de la réflexion. Il est important de constater une « fracture cognitive » en marge de la « fracture numérique » : si tout le monde n'est pas à égalité face aux technologies, tout le monde ne connaît pas non plus les mêmes transformations cognitives.

        Si le rapport de l'homme à lui-même évolue, il en va de même pour la prise en compte de l'Autre... même si tout ne change pas catégoriquement. Les interactions humaines prennent des formes différentes à l'ère du numérique : l'échange en face à face, par exemple, n'est plus indispensable à la mise en place d'une situation de communication, même s'il demeure important pour entretenir une relation de longue durée. Les téléphones, les smartphones, les ordinateurs permettent un contact non présentiel et pourtant instantané entre plusieurs personnes. Ils ouvrent ainsi la voie à une nouvelle sociabilité. Parallèlement, on note l'apparition de communautés virtuelles basées sur les centres d'intérêts ciblés, significatives d'une démarche de socialisation bien particulière : au lieu d'apprendre à se connaître et à se découvrir des points communs, les individus viennent s'intégrer dans un groupe en mettant en avant la petite partie d'eux-même qui les rapproche des autres. Si la solidarité est nécessaire à la survie et à la prospérité de ces sphères virtuelles, l'ouverture au monde est remise en cause : si les personnes d'un même groupe communiquent perpétuellement entre elles, elles se privent du contact de tous les autres.

          Toujours est-il que l'expression du « moi » face à l'autre devient la condition à la socialisation. Le succès des blogs et des réseaux sociaux illustrent bien ce phénomène : c'est en parlant de soi qu'on attire l'attention des autres et qu'on crée des liens. Bien entendu, la diversification des modes de sociabilité n'excluent pas les façons « traditionnelles » de nouer le contact. A trop parler de soi, on court le risque de brouiller les frontières entre vie privée et vie publique, et de devenir une proie facile pour les personnes mues par des enjeux commerciaux, politiques ou tout simplement malveillants. En effet, la société numérique symbolise à la fois la liberté d'expression et le risque d'un contrôle des échanges. La cybernétique et les débuts d'Internet sont marqués par leur idéal premier : accorder à tous la parole et la possibilité de s'informer. Mais les technologies facilitant l'expression de tous sont aussi celles qui facilitent le fichage et la localisation en tirant profit des informations données volontairement ou par inadvertance. Elles contribuent donc à la mise en place d'une société de surveillance, à la fois redoutée et demandée par les citoyens, pour des raisons sécuritaires. D'autant plus que cette surveillance prend, elle aussi, une nouvelle forme : à Big Brother, l'instance supérieure contrôlant les masses, succèdent des masses dont les individus se surveillent les uns les autres. En résistance à cette évolution d'une expression de soi déviée de ses objectifs premiers, des contre-pouvoirs se mettent en place : on peut citer la CNIL, l'Habeas Corpus du numérique. Cependant, la protection à l'excès ne suffit pas : il vaut mieux amener les citoyens à prendre conscience des risques pour élaborer eux-même leurs propres stratégies de vigilance. 


La puissance des peuples dans la société numérique.

De nos jours, détenir l'information est un pouvoir ; les sociétés démocrates mettent donc un point d'honneur à favoriser l'accès pour tous aux sources de connaissances. Elles visent ainsi l'utopie du savoir universel qui guidait un grand nombre de scientifiques et d'intellectuels, bien avant l'apparition des TIC. Isabelle Compiègne cite les exemples des travaux de Paul Otlet, créateur du Mondaneum (2) et de la CDU (3), de Vannevar Bush, inventeur de l'hypertexte facilitant les démarches de recherche et d'organisation des connaissances. Elle évoque également le projet de bibliothèque universelle né dans l'esprit de l'informaticien Ted Nelson : Xanadu.

Si les nouvelles technologies améliorent le partage des savoirs, et notamment des savoirs scientifiques, l'accès à toutes les informations pour tous est loin d'être assuré, car l'information a souvent un prix. D'une part, des restrictions s'appliquent à la diffusion illégale d'une information, telles que la loi DAVDSI et d'HADOPI, afin d'en protéger son créateur. Sur Internet, des partenariats commerciaux avec les moteurs de recherche mettent en évidence certains sites, certaines sources, au détriment d'autres non moins fiables. Ensuite, la trop grande quantité d'informations disponibles brouille les pistes et rend difficiles les recherches : la classification est loin d'être de mise sur le web, l'hypertexte peut nous égarer et la recherche textuelle a ses limites à l'ère du multimédia. Enfin, la fracture numérique perdure dans toutes les sociétés ; tout le monde ne possède pas l'équipement technologique ou le capital socio-culturel nécessaire aux démarches d'accès au savoir.

Pourtant, la société numérique serait significative d'une redistribution des pouvoirs. Dans les démocraties, les citoyens sont assez décomplexés pour ne plus avoir peur de donner leur avis avant-même de se poser la question de leur légitimité. Les TIC deviennent alors des moyens d'expression particulièrement faciles à utiliser, une fois qu'on peut bénéficier du matériel nécessaire : le web 2.0 permet à tous de devenir un acteur de l'information.

Le journalisme participatif est révélateur de la liberté d'expression demandée par les citoyens : sur Agoravox, les reporters en herbe peuvent écrire des articles et les enrichir de vidéos, de sons captés par leurs propres portables, appareils photos. On peut se demander si un tel contrôle de l'information par les citoyens ne constitue pas un contre-pouvoir à une éventuelle manipulation des médias de masses très souvent évoquée. Des problèmes se posent : les citoyens demeurent des journalistes amateurs qui, de fait, ne sont pas censés respecter les règles du métier. Ils peuvent donc se laisser aller à des approximations et à l'expression de leur point de vue personnel. Venant d'eux, ces imperfections sont tolérées et donnent même un aspect « naturel » que les professionnels se réapproprient ; parallèlement à leur activité, ces derniers ressentent le besoin de « se lâcher » sur un blog d'humeur ou sur les réseaux sociaux.

Mais Isabelle Compiègne reste mesurée quant au « cinquième pouvoir » des médias participatifs _ en référence au « quatrième pouvoir » des médias de masse : tant que les citoyens se préoccuperont en priorité de faire partager leur avis personnel aux autres, au lieu de former des groupes, de s'organiser pour atteindre un objectif commun, on ne pourra pas parler de véritable « pouvoir » populaire.


Pistes de réponses aux problématiques de la société numérique

On contrôle mieux une situation lorsqu'on a conscience de ses propres atouts et de ses propres limites. Certes, cette vérité générale pourrait bien ne nous emmener nulle part, mais elle correspond bien à ce que m'évoque la lecture de La société numérique en question(s) d'Isabelle Compiègne : l'impact du numérique dans la société n'a de raison d'être craint ou redouté que si les citoyens (ou futurs citoyens) l'ignorent ou le méconnaissent. D'où l'intérêt d'une formation de tous aux réalités de la société _ et pas seulement aux outils de télécommunication et à leurs « dangers ». Elle prendra des formes diverses, allant de la mise en place d'une éducation à l'information pour les jeunes, à l'accent mis sur l'importance de la formation tout au long de la vie, en passant par l'acceptation d'une évolution constante de nos cerveaux en fonction de nos activités et des exigences de notre société. Si l'auteur ne consacre pas nettement de chapitre à la formation de ceux qui composent la société numérique, c'est parce que la question est abordée à tous les niveaux de l'ouvrage.

La société numérique en question(s) offre un panorama intéressant de notre environnement actuel en abordant beaucoup de ses facettes encore incertaines. Pour les lecteurs non avertis des sciences de l'information et de la communication, cette courte publication est tout à fait abordable ; d'autant plus qu'elle a été rédigée par une enseignants. L'ensemble est donc très structuré, bien dirigé, bien écrit, et par conséquent assez agréable à lire. Pour les documentalistes, coutumiers des questions liées à la société numérique, elle constitue un bon récapitulatif propre à leur rafraîchir la mémoire, sans vraiment leur apporter de grandes nouveautés. Les spécialistes pourront même trouver l'ouvrage un peu trop condensé et pas assez approfondi. Mais le but n'est pas de faire de grandes découvertes : Isabelle Compiègne, comme beaucoup de profs, préfère soulever les points « chauds » pour nous amener à réfléchir par nous-même.


1) Mac Luhan défendait l'idée d'une pensée et d'une action humaine modelées par les outils et les technologies propres à chaque époque.

2) Mondaneum : projet de rassemblement et d'organisation de tous les savoirs

3) CDU : Classification décimale universelle


Sources : 

  • COMPIEGNE, Isabelle. La société numérique en question(s). Sciences Humaines Editions, Auxerre. Coll. « La petite bibliothèque de Sciences Humaines ». 2011. 128 p.


  • CASILLI, Antonio A. Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité? Seuil, Paris. "La couleur des idées". 2010. 336p. 


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