dimanche 11 mai 2025

La chambre 337

L'infirmière m'interpelle de loin en sortant de la chambre où elle vient d'installer Marine : "C'est bon, vous pouvez aller la voir !". Elle disparaît aussitôt, déjà occupée à autre chose. Je quitte le siège laissé au bout du couloir du service, à moitié caché derrière une sorte de paravent, où on m'avait demandé d'attendre.  

Marine est allongée sur son lit d'hôpital ; on lui a passé une blouse blanche à pois noirs. 

"Ah, t'as réussi à me trouver !

_ Oui, aux urgences on m'a dit que tu avais été transférée en pneumologie. T'as pas froid ? 

_ Non, je suis bien. J'ai une infection pulmonaire, c'est fou ! J'aurais jamais cru que c'était ça. Ils vont me mettre sous antibio.

Sur quoi elle se met à tousser, éjectant par la même occasion le masque qui lui envoie de l'oxygène. Je me dis que, mince, je n'aurais pas cru qu'elle serait orientée ici, car quelques heures plus tôt, elle ne semblait pas aussi prise des bronches. Malgré tout, elle semble avoir un peu meilleure mine. 

_ Il faudrait que je fasse recharger mon portable... 

Je pars en quête d'une prise. Il y en a derrière le lit, mais le câble et trop court et le téléphone pendouille dans le vide. Il lui est visiblement difficile de bouger, elle se fatigue vite. Normal quand on n'a pas de souffle. 

La table à roulettes sur laquelle est posée une carafe remplie d'eau est ridiculement loin. Je la rapproche du lit : on s'en servira pour que le portable reste à portée de main. 

_ Il faut que j'appelle mes trois hommes. 

Elle fait allusion à son mec et à ses deux petits.  

_ Prends mon portable. 

S'ensuit une conversation tout à fait lunaire, que j'entends malgré moi. Pas une once d'inquiétude dans la voix du bonhomme, qui semble surtout embarrassé de devoir gérer les gosses le lendemain matin _et donc de prendre sa journée ; ça ne l'arrange pas du tout, mais bon.. Ma sœur se confond en excuses, comme trop souvent ces derniers temps. Il lui répond mollement que non, ce n'est pas sa faute, avant de lui demander de checker ses mails : il en attend un bien précis. 

Marine commence à scroller, avant de se souvenir qu'elle téléphone de mon portable. Son esprit est décidément embrumé... On récupère le sien, partiellement chargé ; elle fait deux ou trois manip pour finalement constater que le mail destiné à son mec n'est pas arrivé. Ce dernier coupe court en lui disant qu'il doit la laisser, "parce qu'il a du taf, là, avec les bains à donner, le repas à faire, tout ça", et lui souhaite bon courage. 

Un silence. Elle sait que j'ai envie de pester mais que je n'en ferai rien, et je sais à quel point elle est déçue de voir que pour son bonhomme, elle n'est plus rien d'autre que la mère de ses enfants. On se voilait tous la face à ce sujet, mais l'arrivée de la maladie a fait tomber les masques. 

On passe à autre chose. 

_ On met la télé ? Ou tu préfères rester au calme ? 

_ Je veux bien, mais je vois pas la télécommande !

_ Ah, moi non plus... 

On cherche la télécommande, elle avec son oeil vif, moi avec mes mains. Au moins ça nous occupe, on balaye la gêne et l'inquiétude. 

_ Dans l'armoire, peut-être ? Ou sous mes affaires... 

La télécommande restera introuvable. Tandis que je me remets du gel sur mes mains (elle est déjà assez attaquée, inutile de lui rajouter plus de saloperies), j'entends ronfler péniblement. Marine s'est assoupie. Elle n'a pas dû beaucoup dormir cette nuit. 

Je m'assois sur sa droite, dos à la fenêtre, face à la porte. Les bruits extérieurs nous parviennent ; le passage des chariots et les voix des soignants essentiellement. 

Elle ouvre les yeux, me regarde, replace son masque.

Je sors de mon sac le livre Terrienne de Jean-Claude Mourlevat, décidée à lui faire un peu de lecture. L'histoire d'une jeune fille qui part à la recherche de sa sœur disparue, pourquoi pas...

Elle se rendort avant que j'aie fini la première page, et je me pose mille questions en écoutant sa respiration poussive : est-ce qu'elle a chopé le Covid ? est-ce que le sevrage de cortisone s'est fait trop rapidement ? a-t-elle des effets secondaires de son traitement ? 

L'infirmière entre, dynamique, positive, pour faire le point sur l'état de santé et sur les examens prévus dans les jours qui viennent. Rien d'alarmant a priori, il faut surveiller et traiter. Elle remplace même le masque à oxygène par des lunettes.  

Avant de partir, je déblatère à ma sœur plein de phrases creuses dont j'essaie de me convaincre : ça va aller, elle est forte, une infection, ça se soigne. Si elle dort beaucoup, c'est normal, ça veut dire qu'elle récupère. 

"Mais oui, ça va aller ! renchérit l'infirmière, toujours aussi enjouée, avant de passer la porte. 

Marine ne répond pas. Depuis son lit, elle me regarde de son oeil bleu et vif, un bras passé sous la tête ; sur le moment, ça me serre le cœur de repartir "libre" sachant qu'elle est bloquée ici, impuissante et malade... En proie à ces faux impératifs auxquels on accorde trop d'importance, je tourne les talons, de peur de "manquer de temps". 

Le temps, j'en ai, maintenant. J'ai même toute une vie pour essayer de comprendre ce que voulait dire ce regard. Est-ce qu'elle avait compris qu'on se voyait pour la dernière fois ? Je ne pense pas, ses derniers SMS n'allaient pas dans ce sens... Etait-elle déjà "ailleurs" ? Ou juste dépitée de réaliser que son copain ne bougerait sans doute pas son cul pour venir la voir avant plusieurs jours ?  

Nos chemins se séparent donc brutalement dans une chambre d'hôpital. Marine la dure, Marine la forte s'arrête ; Adeline la fragile, va continuer : tous ceux qui nous connaissent un minimum savent à quel point cette configuration est improbable. 

Il est vraiment difficile d'accepter que cette visite à l'hôpital, qui n'aurait dû être qu'une simple étape, doit maintenant être considérée comme un souvenir précieux.