Depuis la réforme du collège, en géographie, les élèves de sixième découvrent ce qu'est une métropole et sont amenés à "penser la ville de demain". Pour ce faire, les professeurs de notre collège leur demandent généralement de modéliser leur cité idéale, en créant une maquette ou un plan, et en rédigeant une petit texte explicatif, histoire de verbaliser leur démarche de travail. Même s'ils doivent tenir compte de certains critères et de quelques contraintes _l'écologie, l'accessibilité, la mixité..., la part belle est faite à l'espoir, aux rêves, à l'imagination.
Or, la liberté, ça fait peur, surtout quand on n'y est plus habitué. Chris sèche complètement sur l'écriture de son petit paragraphe. Il est en train de réaliser que sa "ville de demain", blindée de tours en gros carton peint, ressemble cruellement à celle d'aujourd'hui : voilà qui ne lui facilite pas la tâche. Il inscrit une phrase avant de se déclarer à court d'idées.
Je jette un oeil sur le "document Sans Nom 1" ouvert sous Libre Office, curieuse de voir comment il va se tirer de ce pétrin.
"Il y aurat des bicraveur et des ecole."
Comme ses voisines lui donnent des coups de coude en chuchotant des "pu" pas discrets, il s'empresse, dans un soupir, d'effacer le mot qui dérange.
L'histoire
Ulysse (Sandor Funtek) sort de prison après y avoir purgé une peine de quelques mois pour trafic de stupéfiants. Le retour au quotidien est aussi violent qu'une deuxième naissance, pour ce petit parisien du 18ème arrondissement. Sans diplôme à 25 ans, endetté, désarmé face à la dégradation lente mais sûre de l'état de santé de sa mère (jouée par Sandrine Bonnaire), le jeune homme n'a pas le temps d'attendre ! S'il veut s'en sortir et assurer le bien-être des siens, il lui faut beaucoup d'argent, très rapidement. Il se résout donc à s'associer à son pote David (Alexis Manenti). Ce dernier a échafaudé un plan très risqué, mais qui peut leur rapporter gros : lancer un food truck, et s'en servir de couverture pour dealer de la kétamine. S'ils mènent bien leur barque, ils peuvent tous deux se tirer d'affaire, rêver à une vie où l'argent gagné honnêtement suffirait à assurer leurs besoins. S'ils se font pincer, ce sera un retour en prison sans passer par la case départ pour Ulysse, dont le plan de réinsertion semble tenir la route, même s'il n'a pas convaincu la juge pour autant.
N'est pas Pablo Escobar qui veut !
Entre les déconvenues propres aux amateurs, les rendez-vous manqués et la poisse qui s'en mêle, on se rend vite compte que David et Ulysse tiennent plus des Pieds Nickelés que de Tony Montana. A peine le camion loué, le binôme part dans le Poitou pour récupérer auprès d'un agriculteur la poudre qu'ils écouleront pendant un festival de musique techno. Eh oui, leurs espoirs ne reposent pas sur les effets de la fringante cocaïne, mais sur les vertus euphorisantes de la kétamine, une substance surtout utilisée comme anesthésiant par les vétérinaires : ça en jette moins, mais c'est tout aussi illégal.
L'une des forces de ce film, que l'on pourrait être tenté de classer parmi les nombreuses oeuvres qui se targuent de rendre compte de la difficulté de vivre décemment à Paris au 21ème siècle, avec une dose plus ou moins chargée de misérabilisme, est de nous permettre de remonter la "chaîne" d'un trafic, du raveur défoncé jusqu'au vétérinaire fournisseur, en passant par l'agriculteur dur en affaires et l'agent de sécurité capable de fermer les yeux au bon moment. Le tout, sans excuser ni juger. Voilà un angle de vue qui ne nous est pas souvent proposé.
Pour ceux qui voudraient en savoir plus _n'oubliez pas : "se droguer, c'est risqué" !, voici la fiche consacrée à la kétamine sur le Dico des drogues (Drogues info service).
Parce qu'ils sont en étant de stress permanent, parce que leurs déboires personnels les mettent sur les nerfs, tous deux en arrivent rapidement au point où ils ne peuvent plus se supporter. Il suffit de les voir se chamailler pour redouter et pressentir les tuiles à venir ; car oui, au fond, on aimerait bien qu'ils réussissent leurs petits méfaits. Si David endosse le rôle du fourbe _après sa performance de méchant flic dans Les Misérables, on dirait qu'Alexis Manenti a signé pour jouer systématiquement le connard de service, espérons pour lui que la roue tourne avant que ça lui porte au casque_, Ulysse est extrêmement attachant. Il ne demande pas mieux que sortir du circuit infernal des drogues, mais il a sans cesse le couteau sous la gorge : en effet, il doit faire face à des dépenses que les aides sociales n'anticipent pas, généralement : la prise en charge d'un parent dépendant, la rémunération d'un aidant...
Pour quelques billets de plus
Etre réglo, c'est honorable, mais ça ne paie ni votre loyer, ni l'ex-copine qui a mis sa vie entre parenthèse pour s'occuper H24 de votre mère pendant que vous étiez en taule. Ca ne vous permet pas non plus d'obtenir la garde de votre gosse _dans le cas de David.
Je ne sais pas si ce film relativement court (1h23) restera dans les annales : l'action s'y déroule à toute vitesse et part dans tous les sens, zigzagant d'un obstacle à un autre, sans prendre le temps d'expliciter certaines séquences qui auraient pu être plus développées, à mon sens. On effleure la question de la peine de prison, la maladie de la mère, la relation qui lie encore Ulysse à son ex-copine... on devine plus qu'on ne comprend. Mais peut-être est-ce voulu. Dans tous les cas, Sarah Marx met en évidence avec assez de justesse la place prépondérante du fric dans nos vies : on ne peut rien faire sans, on ne peut rien faire si on n'en a qu'un peu.
Photo du jeu de cartes qui a boosté ma vie sociale, au lycée. |
La scène du ramassage de billets dans la fagne l'illustre parfaitement. Précisions : après le festival de techno, les deux compagnons d'infortune doivent quitter la campagne poitevine prestement ; sur le chemin, ils s'embrouillent _ pour des raisons qu'on ne dévoilera pas, et en viennent aux mains. Une liasse jaillit, les billets volent dans la boue ; oubliant leur querelle, ils se mettent à ramasser, fébriles, se mettant presque à quatre pattes, les petites coupures jusqu'à la dernière. Sur le coup, j'ai trouvé cette scène extrêmement longue et peu utile ; après réflexion, je me demande si ce n'est pas le moment-clé du film.
On a aimé :
- Sandrine Bonnaire, Sandor Funtek qu'on découvre, Sandrine Bonnaire, le fait qu'on place la question des aidants au coeur d'un film, pour une fois ! et Sandrine Bonnaire.
On a moins aimé :
- Le personnage de la paysanne, véritable cliché ambulant que par chance, on ne voit que brièvement. Arrêtez de regarder l'Amour est dans le pré, merde ! Tous les paysans n'ont pas forcément l'air d'être coupés de cloporte, tous ne sont pas désagréables avec ceux qui n'adhèrent pas à leur univers, tous ne circulent pas exclusivement en quad vêtus d'une combinaison kaki. Bon, comme on dit, y a pas de fumée sans feu et cette réputation ne sort pas complètement de nulle part, hein... mais tout de même, le quad, c'est trop.
- L'utilisation abusive du langage wesh wesh, présent à tous les coins de phrase : on sent vraiment que ce n'est pas tout à fait naturel.
K contraire
Sarah Marx, 2020
85 min
La Rumeur filme
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