samedi 30 novembre 2019

La cicatrice - Bruce Lowery (1960)

Sur cette photo en noir et blanc, on était quatre ou cinq filles, toutes assises sur un canapé.
 On riait bien, apparemment, même si, là, comme ça, je ne pourrais pas dire de qui il s'agissait. J'ai posé le doigt sur l'une de nous, et elle s'est effacée. Puis sur sa voisine, qui s'est gommée elle aussi, comme passée à Photoshop. Enfin sur moi. Je n'ai pas réussi à me faire disparaître complètement de la photo : il restait mon pull à capuche, vide mais bien présent. J'ai comme double-cliqué sur le vêtement flottant comme un fantôme, en espérant l'éradiquer une fois pour toutes. Mais il n'a fait que se décaler à coté du canapé, glissant sous mes doigts, comme lorsqu'on presse une bulle d'air sur la couverture d'un livre mal filmoluxé.

 Quelque chose n'allait pas, c'était évident. Les bip bip caractéristiques des camions-poubelles ont envahi l'espace ; je les connais maintenant : ils sont le signe que je fais ce genre de rêves angoissants dont je ne peux sortir qu'en criant (pour me réveiller). Plus de photo, plus rien.  Me voilà dans l'ombre, dans des ténèbres épaisses, et je suis bien tentée de me laisser entraîner vers le fond. Non par choix, mais parce que je ne me sens pas la force de lutter.  Il est rare que je sois si près de céder. Pourtant je sais qu'il ne faut pas que ça arrive. Tout en bas, je vais trouver quelque chose d'horrible. Quoi, je n'en sais rien, mais quelque chose qui fera que rien ne sera plus comme avant, et que je ne pourrai plus remonter. Je crois hurler, mais dans la réalité, je n'ai fait qu'émettre un grognement qui a suffi à me réveiller.  




Toujours cité comme ouvrage incontournable dans toutes les bibliographies portant sur le harcèlement scolaire, La cicatrice est un roman beaucoup plus complexe que ce à quoi je m'attendais. En ouvrant le petit livre format poche _ trouvé dans la fameuse caisse de livres que nous avions rapportée de la Fête de la Fraise de Vergt, pour la petite histoire _, j'ai appris qu'il avait été publié par l'auteur américain Bruce Lowery en 1960. Voilà qui risquait de sentir le sépia. Est-ce que ça allait le faire ?


L'histoire 

Etats-Unis, 1944. Jeff a treize ans et coule une vie assez heureuse auprès de ses parents et de son petit frère Bubby. Le bonheur pourrait être parfait pour ce garçon s'il n'avait pas été frappé d'un bec-de-lièvre à la naissance, lui coûtant une opération signée d'une cicatrice inratable. Mais Jeff et son entourage s'y sont habitués et n'y font plus vraiment attention.   

Un jour, la famille déménage ; une nouvelle vie commence, les enfants changent d'école. Evidemment, la cicatrice de Jeff crée l'émoi dès son arrivée en classe, et il écope rapidement du surnom de "Grosse Lèvre". Hélas, il comprend très vite que sa prof, Miss Martel, brave femme un peu molle du genou et dépourvue de tout charisme, ne lui sera d'aucun secours. Jour après jour, les brimades vont crescendo ; plus Jeff s'accroche pour se faire une place parmi les autres enfants, plus il se fait jeter, tant par les garçons que par les filles : mauvaises blagues, coups "accidentels", interdiction d'accès aux jeux sous prétexte qu'il "ne soit pas capable de" ou qu'il "porte la poisse"... On va pas faire la liste, mais si vous vous lancez dans la lecture du roman, vous remarquerez à quel point les situations racontées sont proches de celles auxquelles on peut assister dans les collèges, de nos jours.

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La spirale infernale 

Vous l'aurez compris, malgré ses soixante ans d'âge, La cicatrice est une histoire terriblement actuelle ; Bruce Lowery sait parfaitement nous donner envie de casser du petit con, et en 2019 encore, on lui envoie des mercis jusqu'aux étoiles.

Attention cependant ; au fil des chapitres, on s'éloigne du schéma simpliste du garçon différent qui se fait frapper. Déjà, parce que Jeff fait l'objet d'une double discrimination : sa cicatrice le dessert évidemment, mais on a tendance à oublier qu'il est aussi méprisé en tant qu'enfant pauvre scolarisé dans une école de gosses de riches. Ensuite, parce que Willy entre dans sa vie et change le cours du destin. Willy a de trop grandes oreilles, il est pauvre, il n'hésite pas à sortir de la meute pour faire sa vie ; et pourtant, il est respecté et apprécié. Sans craindre les réactions de ses pairs, il prend un jour la défense de Jeff et l'impose à tous comme son ami.

"Jeff est plus fort qu'on le pense !" 

Mais à ce stade de l'histoire, Jeff en a tellement pris plein la tronche qu'il n'est plus à même de construire une relation amicale saine avec qui que ce soit. Il ne peut que développer une fascination démesurée pour Willy, ce copain qu'il n'ose pas partager de peur de le perdre, cette bouée de sauvetage qu'ils craint de lâcher. Ce trop plein d'admiration va le conduire à mettre à mal la confiance que lui accorde son ange gardien, puisqu'il va lui voler des timbres de collection. Non pas pour compléter son propre album, ni même pour se faire quelques pièces, mais seulement pour avoir près de lui H24 quelque chose appartenant à son sauveur. De manière tout à fait prévisible, Jeff sera accusé du vol (à raison), sans que personne ne puisse jamais le prouver ; mais bon, Grosse-Lèvre était dans les parages au moment du larcin, donc ça ne peut être que lui ! Il endossera des quolibets supplémentaires, sans répondre.

Willy, le Messie (doté d'une énorme b*** !)

Le ver est dans le fruit 

Sans avouer non plus. Car à force de s'en prendre plein la gueule, et aussi parce qu'il entre dans l'adolescence, Jeff s'est quand même un peu endurci ; il est devenu désagréable avec ses derniers alliés _ sa famille, et fourbe avec ses camarades de classe. On touche d'ailleurs une autre réalité du harcèlement, rarement évoquée : quand tu te fais maltraiter par plus fort que toi, tu te sens pris d'un besoin irrépressible de tyranniser ceux qui sont plus "faibles", ceux qui ne te veulent pas de mal, voire ceux qui ne te veulent que tu bien ; parce que c'est facile et sans risque, pour une fois. Chacun a besoin d'un défouloir, et malheur à qui se trouve au bout de la chaîne. Aussi, quand Jeff est innocenté par un curieux concours de circonstances, dans les toutes dernières pages, faisant injustement porter le chapeau à un escogriffe qui ne le laissait guère respirer, on s'en délecte ! J'aurais aimé que l'histoire s'arrête là. Le reste est tellement plombant... 

     

Pour finir sur une note d'optimisme 

La Cicatrice est un roman accessible aux jeunes lecteurs, peu joyeux certes, mais qui a bien vieilli.  Il a l'avantage de nous faire réaliser que les décennies passent mais que la nature humaine n'évolue pas. S'associer pour défoncer les personnes différentes est une tradition qui ne se perdra jamais ! Les dispositifs Non au Harcèlement, les Petits Citoyens, les associations de parents, l'EMC sont nécessaires et sauvent sans doutes un paquet de gosses. Et bordel, c'est déjà ça de gagné ! Mais si je n'aurai pas l'audace et l'insolence de dire que ce ne sont que des emplâtres sur des jambes de bois, je suis convaincue qu'ils ne canaliseront jamais la totalité les bêtes vicieuses que nous sommes. Sans vouloir donner d'ordres, lisez ce livre si possible ; il est rare que la question du harcèlement à l'école soit abordée de manière aussi complète et si peu manichéenne.


Édition utilisée pour l'article :
Bruce LOWERY. La cicatrice. J'ai Lu, 1971. 126 p. ISBN 9782277111658



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