samedi 9 avril 2011

Scarface - Brian de Palma (1983)

          
         Le personnage de Tony Montana, incarné par Al Pacino dans le film Scarface (1983), était un peu la mascotte de la classe de BTS de ma copine Mélanie. Prenez un Palmito!!! ou pas. Chaque génération compte son lot de rebelles auxquels il est aisé de s'identifier, et le petit malfaiteur cubain aux dents longues fait partie de la nôtre.



          J'ai donc essayé de le trouver en streaming, afin de ne plus être larguée dans les conversations avec la pote qui y faisait sans cesse allusion. A l'époque, il était disponible sur Dailymotion en plusieurs parties, et je m'étais arrêtée à LA scène de la tronçonneuse, où le héros voit son complice se faire littéralement découper pour 2kg de cocaïne, en me disant : allez c'est bon, ça va saigner de partout pendant 2h30. J'ai cliqué sur la petite croix en haut à droite, et il n'en a plus jamais été question.

           Il y a quelques semaines, afin de tromper mon désœuvrement, j'ai allumé la télé et me suis calée sur une des chaînes qui déculpabilisent dans ces moments-là : France 5. Un documentaire centré sur la perception du film Scarface dans les banlieues, et sur la présence courante de Tony Montana dans le domaine du rap, était à peine commencé : Générations Scarface. Que d'effervescence autour de ce film, presque 30 ans après sa sortie! J'y ai surtout appris que LA scène de la tronçonneuse était l'unique passage vraiment gore, ce qui m'a remotivée pour aller sur site de streaming récemment découvert ;-) et déjà préféré.

Le film
En 1980, la Floride voit débarquer des milliers de Cubains venus tenter leur chance aux Etats-Unis. Si la plupart cherchent à rejoindre des parents ou des amis, certains d'entre eux font partie du voyage parce qu'ils ont été expulsés de Cuba : c'est le cas de Tony Montana. Avec l'aide de son ami Manolo, ils ne travailleront que peu de temps dans un restaurant avant de plonger dans l'univers privilégié du trafic de drogue. Leur première mission est remplie avec succès, et Lopez, le commanditaire, les remarque. Peu à peu, ils arrivent à se faire une place dans le milieu. Pour Tony Montana, c'est le début d'une ascension sociale longtemps attendue, et du train de vie qui va si bien avec; dès lors, son ambition ne connaîtra plus de limites.    


Tony Montana, un spectacle à lui-seul 
Les histoires de léchage et d'échange de poudre blanche, de mecs qui mettent des costards pour se tirer dessus à la mitraillette depuis leur voiture blindée ne peuvent pas passionner tout le monde, surtout si elles durent 2h40. Mais le personnage de Tony Montana donne envie de regarder le film jusqu'au bout, même si ça fait du bruit à force, tous ces gens qui crient parce qu'ils ont un trou dans le ventre ou qui se traitent d'enculés à tour de bras.

Pourtant, le "Balafré" suit docilement le parcours ultra-connu du héros pauvre qui veut s'enrichir, qui y parvient, qui savoure deux minutes avant de mal tourner parce qu'il ne sait plus quoi faire de son fric : on peut penser à Citizen Kane, ou plus récemment à The Social Network. C'est le caractère-même du personnage qui change tout : excité, enragé, affamé ou assoiffé de fric, parfois drôle, souvent sympathique : Tony Montana ne doute de rien. Il adopte un air impertinemment supérieur, là où on attend de lui qu'il s'écrase derrière son statut d'émigré, qu'il n'ait pas d'autre ambition que de bosser dans une arrière cuisine, et qu'il "trempe ses mains dans la merde" jusqu'à la fin de ses jours. C'est parce qu'il est persuadé qu'il a lui aussi le droit de réaliser le rêve américain qu'il est encore aujourd'hui une source d'optimisme et d'inspiration : sans aucun doute, le monde est à lui.

Une bande annonce beaucoup plus stressante que le film, ma foi!

Non, pas lui, l'autre!
Les fans de Tony Montana ne savent pas toujours que le Scarface de 1983 est un remake d'un film du même titre sorti en 1930, lui-même étant tiré d'un livre. S'ils le savent, peut-être s'en foutent-ils éperdument. Si j'avais 16 ans et que j'étais fan, je n'irais pas chercher plus loin que la version de Brian de Palma, parce que j'y aurais trouvé mon compte : nulle part ailleurs il ne peut y avoir de héros plus puissant que celui qui meurt criblé de balles, en insultant ses assassins. (Oui, il meurt à la fin. Désolée...)
Il paraît que Scarface de Howard Hawks est beaucoup plus intéressant au niveau de l'action.

Scarface - Brian de Palma 
1983, USA
Un jeu vidéo inspiré du film est sorti en 2006.

dimanche 3 avril 2011

Le zèbre


Il était une fois un petit zèbre qui ne voulait pas parler aux dépressifs.


Non, à bien y regarder, ce n'était pas vraiment un zèbre, car il avait des rayures violettes, une robe grise, et une longue corne dorée qui ne lui servait strictement à rien. 

Il n'était ni un zèbre, ni un âne, ni une licorne non plus : un hybride, en somme. Il n'était qu'un sale petit imposteur de mes deux. Personne n'était dupe, mais tout le monde l'aimait bien quand même, parce qu'autour de lui, les gens se disaient que ça ne devait pas être évident d'être un patchwork équin. 

Ils n'avaient pas tort de le prendre en pitié, car le faux zèbre vivait mal son métissage! Pour oublier ses questions existentielles, il fumait du cannabis jusqu'à ce que l'eau claire du lac lui offre le reflet d'un zèbre en noir et blanc. 

Malheureusement, on ne plane jamais très longtemps. Ce n'est que de l'herbe, après tout! Le zébryde* en avait conscience, mais au retour de chaque envol, il se sentait de nouveau d'attaque pour affronter la dure réalité de la vie, le temps de quelques heures. 

Depuis qu'il avait essayé et adopté ce stratagème, il avait un sérieux problème avec les dépressifs : il ne comprenait pas qu'ils pleurent tout le temps, alors qu'ils se seraient sentis beaucoup mieux s'ils s'étaient enfilés quelques joints! Dès qu'il en rencontrait un, il tentait de le secouer à coups de sabots et d'insultes, car ils lui pourrissaient sa petite vie de drogué heureux, et le ramenaient à sa tristesse initiale.

 ... 


* Ce mot existe vraiment! C'est la bestiole qui résulte du croisement d'une ânesse et d'un zèbre. Mais qui a bien pu avoir une idée pareille? Sûrement pas l'ânesse! 




samedi 2 avril 2011

Dans la série : j'aimais lire, mais il m'a guérie : Jérôme Bourdon - Introduction aux médias (2009, 3°édition)

D'ailleurs, "aimer lire", qu'est ce que ça signifie? ;-) Débat en cours...

Dans son Introduction aux médias, Jérôme Bourdon présente les médias sous trois angles : les approches théoriques dont ils sont l'objet, puis les études des messages qu'ils diffusent. Il évoque, pour finir, l'impact ou non de ces médias sur les usagers, et le rôle des Etats dans leur fonctionnement.

Je n'ai pas demandé à l'éditeur l'autorisation de publier la couverture de l'ouvrage sur ce blog, mais il aurait sans doute été d'accord. De toute façon, un peu de pub ne fait jamais de mal, même si je ne vois pas qui irait mettre ses sous là-dedans, vu qu'il est en 18 exemplaires dans toutes les BU. 


On est bien d'accord, l'Introduction aux médias est un ouvrage destiné aux étudiants et aux chercheurs qui s'intéressent à l'histoire en ébullition constante des médias; c'est le genre de livres qu'on parcourt en prenant des notes, et dont on saute quelques chapitres pour arriver à celui qui nous intéresse. Malgré tout, il est intéressant d'en dégager les grandes lignes :  si les idées sont formulées de manière assez pointues (quoique pas tant que ça, puisque j'arrive dans l'ensemble à les comprendre), le contenu peut intéresser tout le monde.

Jérôme Bourdon définit les médias comme des "techniques d'élaboration et de circulation d'informations parmi de vastes publics". Pour qu'un média fonctionne, il faut : un émetteur, un récepteur, une technique, un contenu informationnel. Il distingue les médias de diffusion (où le récepteur est passif), des médias de communication (où il y a un échange entre l'émetteur et le récepteur). Avec Internet, ces deux types de médias peuvent être rapprochés, et même se confondre.

Théories des médias 
Scientifiques ou profanes, les études menées sur les médias sont toutes enrichissantes. Chacune d'elles s'inscrit dans un ou plusieurs courants de pensée :

- le courant des empiriques s'appuie sur des enquêtes menées à une échelle locale auprès d'usagers en autonomie   
- le courant critique considèrent que les médias sont nécessairement les instruments d'un pouvoir manipulateur et qu'il faut avant toute chose les décrypter.  

- les chercheurs dits "prophétiques" proposent des visions d'un futur où la presse, la radio, le web, la télé, ont un rôle à jouer dans la société. Les plus optimistes estiment que le partage des informations et l'intelligence collective représentent l'espoir d'une démocratie idéale, alors que d'autres craignent les dangers de la massification et d'une même culture dispensée à une foule influençable.  
- les "scientifiques", qu'ils soient empiriques ou critiques, procèdent pas enquêtes et n'en tirent pas de prévisions. Les empiriques en déduisent que les médias peuvent influencer les populations, mais modérément et dans certaines conditions. Les critiques ont un point de vue pessimiste.  

Les études des chercheurs font appel à plusieurs théories; le cloisonnement est de moins en moins de rigueur, en fonction du parcours du chercheur, des évolutions théoriques qui suivent souvent le cours de l'histoire, des transformations des médias. On ne peut plus les observer de la même manière qu'il y a 100 ans. 

Les usagers et les messages 
Jérôme Bourdon préfère le terme d'usager à celui de "public", car le récepteur est de plus en plus actif face aux médias, ne serait-ce que pour comprendre le message perçu. Pour étudier les effets ou non effets des médias sur les usagers, donc, des modalités d'analyse de contenus ont été mises en place : 

- la théorie des effets limités, comme son nom l'indique, défend l'idée que le public n'est pas aussi influençable qu'il n'y paraît, et qu'il n'est que partiellement façonné par les médias. L'auteur cite Gabriel Tarde, qui affirme que les informations d'actualité ont effectivement une présence dans les conversations privées. 
- la reconnaissance des effets est pourtant inévitable. Pour Lazarsfeld, théoricien du two step flow (= communication à 2 étages), la télévision renforce les attitudes violentes propres à l'humain. Il devient difficile de savoir si les médias transmettent des idées, des valeurs à la société, ou si elles en sont le reflet. Gerbner va dans son sens en émettant la possibilité pour un gros consommateur de télé, d'avoir une représentation déformée de la réalité. Il serait plus sage de dire que les médias ont une fonction d'agenda : il ne nous disent pas quoi penser, mais ils nous disent tout de même à quoi penser, on soulevant des débats, des sujets, des opinions, en suscitant les réactions. 

- le knowledge gap est un paramètre à prendre en compte : les médias de masse sont ils un frein à la démocratie plutôt qu'un catalyseur? Selon la théorie de la "fracture culturelle", dans toute démarche de démocratisation, il y aurait un risque d'agrandir les inégalités en voulant les réduire. Comme tout le monde n'a pas les mêmes clés de lecture, les média peuvent avoir un effet négatifs chez certains. 

Après avoir fait le point sur les différentes modalités d'analyse des usages, l'auteur se penche sur les différentes possibilités d'analyser les messages. Elles mobilisent généralement des connaissances en sémiologie, c'est à dire "la science qui étudie les systèmes de signes au sein de la vie sociale" (définition proposée par J. Bourdon). Les connotations présentes dans les messages sont donc à prendre en compte autant que le sens premier. L'approche par l'analyse du discours est une autres façon d'aborder les médias : tenir compte de la rhétorique, de l'argumentation, de l'orientation des propos tenus sont souvent révélateurs.

Il ressort de ces études méthodiquement menées que les usagers savent relativement bien se protéger des médias. Il est encore difficile de se prononcer sur les pratiques des internautes, qui laissent beaucoup de traces d'usages, mais qui sont invisibles.

Politiques, organisations et métiers
Cette troisième et dernière partie de l'Introduction aux médias veut notamment faire comprendre que s'intéresser à la "politique des médias", c'est savoir se détacher des idées reçues, telles que : "les médias sont nocifs" ou "les médias sont obligatoirement manipulés par un pouvoir".

En bâtissant sa typologie sur les principaux régimes gouvernementaux, Jérôme Bourdon dresse des modèles de fonctionnement des médias :

- le modèle autoritaire : c'est avec et contre lui que la presse est née. Les médias sont surveillés par l'Etat, mais ils en sont indépendants. La censure est possible

- le modèle totalitaire : les médias sont soumis au pouvoir, qui contrôle les journalistes et ce qu'ils publient.

- le modèle libéral : la liberté d'expression est effective. L'information politique est diffusée de façon à ce que le citoyen puisse procéder à son choix. Mais les limites viennent casser l'idéal : il s'agit de déterminer où se termine la liberté d'expression.

Les médias sont alors soumis à une "responsabilité sociale"; ils font partie, directement ou non, du service public et se doivent de remplir des missions d'intérêt général telles que : éduquer, cultiver, divertir mais pas n'importe comment. L'audiovisuel a parfois du mal à se plier à cette idée de service public et aux exigences qu'il implique. A présent, les réseaux semblent vouloir faire revivre cet idéal de liberté d'expression, en essayant de refléter la démocratie et la pluralité d'opinions.


BOURDON, Jérôme. Introduction aux médias. Paris, Montchrestien Lextenso. Coll. Clefs. Politique. 3°éd. 2009. 158 p.

Jérôme Bourdon est historien et sociologue des médias. Il a notamment mené des recherches sur la télévision. 


samedi 26 mars 2011

Culture poule : Salut Poulette! - Colette Faut, Catherine Allard

Ca manque de poules ici! Il faut remédier à cela.
L'autre jour, on m'a prêté un bel album qui met à l'honneur la Poule de Marans : Salut Poulette!, de Colette Faut et Catherine Allard.

Photo piquée sur le site du Marans-Club de France!

L'histoire 
Le poulailler accueille une nouvelle habitante : la poule Marans! Sa robe sombre et les plumes noires qui recouvrent ses pattes suscitent la méfiance et la moquerie de la part des autres volailles. Seul le coq apprécie la touche d'exotisme et le caractère bien trempé de cette poulette aux oeufs marrons! Va-t-elle réussir à s'intégrer?  

L'Empire des poules? 
Du début à la fin de l'histoire, notons que seules les poules ont la parole et le monopole de l'action. Pourtant, elles ne sont pas les seules! Les lapins, les oies, les pintades sont des spectateurs muets de l'action : faut-il se limiter à la barrière de la langue? Peut-être pas, car ne pas maîtriser le langage des poules ne veut pas forcément dire qu'on n'a pas son rôle à jouer dans la vie du poulailler; aussi, il n'est pas interdit de penser que cette population subit le gouvernement du coq sans forcément y adhérer. Malgré tout, les animaux ne paraissent pas opprimés par ces poules qui règnent sur le monde, mais simplement passifs.  

Dans la vie comme dans l'album, le poulailler est une petite société pseudo-démocratique où la parole de certains compte plus que celle des autres. Le coq est patron des lieux; même s'il a un rôle de "gentil", puisqu'il défend la poule discriminée, le fait que toutes les poules l'écoutent est quelque peu critiquable : pourquoi est-ce à lui que l'autorité revient, et non pas aux "vieilles" poules? Bien que celles-ci aient un rôle de maintien de l'ordre face à l'agitation des jeunes poules à l'arrivée de Marans dans le poulailler, elles n'ont aucune influence sur les décisions importantes. Il faut d'ailleurs reconnaître que les auteurs de Salut Poulette! reproduisent exactement les rapports hiérarchiques et les interactions qui régissent la vie d'un groupe de volailles, à la différence que les "poules âgées", c'est à dire celles qui sont potentiellement poule-au-potables, sont les véritables reines de l'enclos. Tout le monde pense, et tout le monde pensera toujours que le coq est le maître des lieux, mais cela n'est pas le cas. Le coq est simplement le surveillant pacifiste : il prévient les poules en cas de danger, il sépare celles qui se battent, sans jamais en exclure aucune, bien qu'il ait sa favorite temporaire.  

L'expérience de la poule Marans rejoint celle de tous ceux qui tentent de s'intégrer dans un groupe déjà constitué, et qui dès leur arrivée sont jaugés du regard par les autres membres. Dans son cas, les premiers contacts sont moyens et suivent le schéma logique moquerie/insultes/baston, car elle est différente des autres piliers de perchoir. Chacun sait que dans l'existence d'une poule, avoir des plumes sur les pattes est hautement discriminant! 

Poule à l'endroit, poule à l'envers, le grand jeu! 

La poule en question
Je sais que je n'ai sans doute pas le droit de poster une page d'album scannée, mais c'est pour la bonne cause!

Avec Bubulle, on a longtemps cherché à déterminer si cette poule, dont la tête est représentée dans le coin supérieur gauche d'une page, doit être regardée à l'endroit ou à l'envers. N'importe quoi, me direz-vous, pourquoi serait-elle à l'envers? Pourtant, comme les diverses illustrations de l'ouvrage indiquent parfaitement le caractère profondément élastique de certaines variétés de galinettes, il est permis de se poser la question. En effet, le corps d'une poule est bâti de manière à ce que le dos ne surplombe pas le cou ni la tête. Or, ici, c'est le cas, donc on aurait affaire à une représentation inversée de cette poule? Rien n'est moins sûr, car le bec, lui, est à l'endroit : la partie supérieure est bombée, la partie inférieure est fine et moins courbée. Le doute subsiste d'autant plus qu'on ne voit pas clairement où sont positionnés les oreillons. 

Dans l'impossibilité d'aboutir sur une réponse sûre à 100%, nous avons coupé la poire en deux et émis l'hypothèse suivante : il s'agit d'une poule contorsionniste, parce que merde, après tout, pourquoi y aurait que les chouettes qui pourraient regarder derrière elles sans bouger?? 

Malgré tout, la question reste ouverte : tête à l'endroit ou tête à l'envers? A vous de voir! 

Salut Poulette! 
Colette Faut, Catherine Allard 
Geste Editions - "P'tit geste" 
2005 

jeudi 17 mars 2011

Le train de la cohérence part toujours à l'heure

Alors que je m'étais casée bien à l'abri du vent, dans la salle d'attente de la gare de Périgueux, et que j'étais en train de me dire que le hall paraissait vide et vaste, maintenant qu'on l'avait dépouillé de tous ses bancs :

"Je vous fais peur, madame? Ah, vous voyez bien que je ne fais pas peur! Il n'y a qu'aux flics de M...(un village situé à une vingtaine de km de là) que je fais peur!" 

Le visage à moitié caché sous une casquette qui peine à contenir une tignasse de cheveux gris, un type corpulent agite ses joues roses, tandis que la jeune femme assise en face de lui a résolument bloqué son regard sur ses Kickers. 

"Un généraliste. J'ai vu un généraliste, ils m'ont tiré du lit à 5h du matin pour ça! Ils me disent que ça ne compte pas, qu'il faut que je voie un spécialiste. C'est le juge, qui l'a dit." 

Visiblement, il parle tout seul. 

"Le juge, ce petit morpion de 25 ans, il croit qu'il va m'apprendre la vie. Lui, et L. (un gendarme), il m'en veulent. Ils sont montés contre moi, c'est petits cons. Et moi je lui dis, casse-toi pauvre con. C'est pas moi qui l'ai dit, c'est Sarkozy qui l'a dit le premier. Mais comme c'est un pourri, on l'a pas foutu en taule pour ça. Pourtant on aurais du. La droite, la gauche, tous des bons à rien. Il n'y a pas des bons à rien. Comme dit Raimu, il n'y a pas de bons à rien, il n'y a que des mauvais en tout!" 

De toute évidence, ce mec n'est pas bourré, ou alors il le cache très bien; il est simplement dérangé, sonné, anéanti par quelque tuile reçue sur le coin de la gueule, et verni d'une fine couche de mauvaise foi. En tous cas, parmi tous ceux qui restent ancrés dans ma mémoire, c'est l'un des illuminés les plus bavards que j'ai eu la "chance" de croiser, peut-être parce que sa spécialité était aujourd'hui de donner dans la répétition successive de mêmes phrases. Il faut dire que quand je rencontre un fou, j'essaie d'en prendre de la graine! Qui sait si je ne vais pas, un jour, suivre leur chemin? Il paraît que je suis vouée depuis toujours à gravir inlassablement la pente abrupte des abrutis! 

Cependant, constater le dérangement de quelqu'un ne suffit pas à le classer parmi les "abrutis", cette catégorie élitiste réservée aux connards en perpétuelle activité. Monsieur n'est pas un abruti. Monsieur est un ancien comptable qui a servi la SNCF pendant un certain temps, et qui s'est fait virer "comme un chien", d'après ses dires. Pas besoin d'en savoir plus sur sa vie (que malgré tout, il nous aura copieusement racontée), pour comprendre qu'on chute vite, et que personne n'est à l'abri de perdre pied un jour. La raison ne tient qu'à un fil. A la moindre épreuve, elle se brise aussi facilement qu'une poignée de corn flakes insidieusement broyée sous votre talon. Il est aussi vain de tenter de la reconstruire que de s'amuser à recoller un pétale de maïs écrasé avec du scotch. On ne peut que lever le pied en entendant le craquement, tout en se disant, l'air détaché : "je ne sais pas ce que c'était, mais ce n'est plus!". Lorsque nous, voyageurs en phase d'attente, avons regardé ce fou indigné, il y avait dans nos yeux de la pitié, de la peur, de l'amusement aussi, un petit air de "je ne sais pas qui tu étais, mais tu ne l'es plus vraiment, et tu ne le seras plus jamais. Tu essaies de rassembler tes pensées qui se perdent dans le néant, mais tu patauges trop pour y parvenir, et à cause de cela tu nous fais peur, car toi-même tu ne sais plus de quoi tu es capable".      

"Les méchants, c'est pas les morts, c'est les vivants. L'autre, dans le cimetière, quand il a vu mon gourdin, et que je lui ai dit que j'allais lui foutre sur la gueule, ahhh alors là! tout de suite il est rentré dans sa bagnole et il s'est barré. Sinon, qui sait ce qu'il aurait fait? Moi je le sais. Et maintenant, c'est moi qui ai des problèmes. C'est l'agressé qui devient agresseur. 30 ans, 30 ans passé à la SNCF, à faire tout le boulot, et parfois-même le sale boulot". 

Une mamie me regarde d'un air complice : ouf, on n'est pas comme ça, nous, hein!  

Pour ne pas sombrer dans des réflexions vertigineuses, j'ai préféré me dire qu'il était somme toute assez drôle. 
Forcément, c'est seulement après deux plombes d'attentive écoute que je me suis souvenue que j'avais sur moi un petit bijou de technologie, équipé d'un micro! Donc, en exclusivité rien que pour vous, un petit bout de délire enregistré. Le son est mauvais, car l'Ipod capte les propos du bonhomme depuis un sac à dos fermé, situé à 4-5 mètres de lui. En gros, même si le résultat est franchement satisfaisant, compte tenu des conditions, c'est pas avec ça que son identité va être dévoilée. Comme j'ai tout simplement oublié d'éteindre l'appareil en quittant la salle d'attente, il n'y a guère que les 10 premières minutes qui puissent vous intéresser. Ah, je crois qu'on l'entend un peu dans les derniers instants du fichier, lorsqu'il a rejoint les autres voyageurs sur le quai _parce qu'évidemment il fallait bien qu'on prenne le même train.  

Je ne vous le dirai jamais assez : venez à Périgueux, il s'y passe des choses! 


C'est de la bonne!


dimanche 13 mars 2011

L'hérésie du mois : Joseph était peut-être un cyborg.

            Dans l'Ancien Testament, il est dit que Jacob, dans sa vieillesse, et donc bien longtemps après avoir soudoyé le droit d'aînesse de son frère avec un plat de lentilles, s'est marié avec Rachel. De leur union est né Joseph, un enfant venu rejoindre le troupeau de ses frères issus des deux mariages précédents de Jacob. 

            Joseph est une icone biblique des plus troublantes, et pas seulement parce qu'il est le héros d'un dessin animé aux couleurs flamboyantes produit par Dreamworks en 2000, que j'ai l'honneur d'avoir en cassette vidéo. Sa vie a été riche en aventures : vendu par ses frères à des marchands alors qu'il travaillait aux champs avec eux, il devient esclave en Egypte et entre au service de Potiphar, un officier du pharaon. Joseph tape rapidement dans l'oeil de madame Potiphar, mais s'obstine à refuser ses avances. Les râteaux successifs la vexent et, rongée par le dépit, elle retourne la situation en l'accusant d'une tentative de viol. Le voilà donc collé en prison pour rien du tout, pendant deux années. Afin de passer le temps, il interprète les rêves de ses co-détenus avec tant de réussite, que son talent arrive aux oreilles de pharaon, qui justement a le sommeil bien agité de cauchemars. A partir de là, tout lui sourit de nouveau : liberté, boulot, famille, et même vengeance. 
  

Le chat est trop fun, dommage qu'on le voie finalement assez peu.

Joseph, un homme? un robot? les deux en même temps? 
Ce personnage est mystérieux à bien des égards. Outre le fait d'être beaucoup plus jeune que les autres, Joseph a du mal à s'intégrer dans sa famille parce que c'est le chouchou de son père et parce que c'est apparemment un sale petit mouchard : 

"Joseph, âgé de 17 ans, faisait paître le troupeau avec ses frères. [...] Et il rapportait à leur père leurs mauvais propos _Israël (alias Jacob) aimait Joseph plus que tous ses autres fils, parce qu'il l'avait eu dans sa vieillesse."
(Genèse, 37.3) 

Deux informations soulèvent notre attention : d'une part, Joseph écoute et retransmet fidèlement des propos, tel un magnétophone ou un Ipod super high tech équipé d'un micro. Ou un espion. L'emploi de l'imparfait dans la traduction de Louis Segond laisse penser qu'il s'agit là d'une attitude répétitive, pour ne pas dire mécanique. D'autre part, il est dit que Jacob préfère Joseph à ses autres fils parce qu'il l'a eu sur le tard, ce qui est une raison trop douteuse pour nous satisfaire. Visiblement, on nous a caché quelque chose. Mais quoi?

"Il (Jacob) lui fit une tunique de plusieurs couleurs." (37.3) 
Ah, et pourquoi donc? Depuis quand fabrique-t-on une tunique multicolore à quelqu'un parce qu'on l'aime plus que quelqu'un d'autre? Toujours est-il que la forme de la tunique fait qu'elle peut très utilement masquer le corps. C'est encore une fois bien louche!

"Après ces choses, il arriva que la femme de son maître porta les yeux sur Joseph, et dit : Couche avec moi! [...] Quoiqu'elle parlât tous les jours à Joseph, il refusa de coucher auprès d'elle, d'être avec elle." (39.7 - 39.9)
Face à cette situation imprévue, à laquelle il est confronté après avoir été acheté en tant qu'esclave domestique par Potiphar, Joseph a une réaction qui tend à nous rappeler un bug informatique. A la même question, il se bloque et répond "non", de manière aussi automatique que répétitive. Joseph est un homme destiné à écouter, décrypter, expliquer, organiser, voire diriger, mais pas à recevoir des avances. Son cerveau semble ne pas reconnaître le contenu des propos de la madame. C'est d'autant plus curieux que beaucoup, à sa place, auraient répondu aux sollicitations de la femme de Potiphar : "bah j'osais pas te demander!"

Joseph, le roi des rêves 
Joseph a deux fonctionnalités : il fait des rêves qu'il communique aux autres mais qu'il ne comprend pas tout de suite, et il décrypte ceux des autres. Enfin, c'est vite dit : officiellement, c'est Dieu qui lui envoie des songes et en exprime la clé par la bouche du miraculeux mortel : 

"Pharaon dit à Joseph : j'ai eu un songe. Personne ne peut l'expliquer; et j'ai appris que tu expliques un songe, après l'avoir entendu. Joseph répondit à Pharaon, en disant : Ce n'est pas moi! C'est Dieu qui donnera une réponse favorable à Pharaon." (41.15)

Joseph se perçoit donc très naturellement comme un émetteur de messages divins, et se dégage donc de toute interprétation personnelle. Effectivement, lorsqu'on se penche sur la description des rêves qu'il fait ou qu'il analyse, on se rend bien compte qu'on ne peut pas en proposer l'explication si on ne nous l'a pas implantée dans le cerveau auparavant. Modestement, j'ai fait le test. Sans tenir compte de la solution de Joseph, je me suis demandée comment j'aurais moi-même compris les rêves clairement décrit dans la Genèse, à savoir ceux des prisonniers (l'échanson et le panetier) et du pharaon.

Rêve de l'échanson : 
"Dans mon songe, voici, il y avait un cep devant moi. Ce cep avait trois sarments. Quand il eut poussé, sa fleur se développa, et ses grappes donnèrent des raisins mûrs. La coupe de Pharaon était dans ma main. Je pris les raisins, je les pressai dans la coupe de Pharaon, et je mis la coupe dans la main de Pharaon." 

Mon explication : ton boulot te prend la tête jusqu'à envahir tes rêves! Tu passes ta journée à remplir des coupes de vin en faisant bien gaffe qu'il n'y ait pas de poison dedans, mais au fond de toi, tu aimerais bien savoir ce qui se passe avant. Le fait que la vigne de ton rêve n'ait qu'un pauvre cep, et que tu croies qu'on fait du vin en pressant directement une grappe de raisin dans un récipient prouve que tu n'y connais rien et que tu vis mal cette lacune.

L'explication de Joseph : "Les trois sarments sont trois jours. Encore trois jours, et Pharaon relèvera ta tête, et te rétablira dans ta charge."

Rêve du panetier
"Voici, il y avait aussi, dans mon rêve, trois corbeilles de pain blanc sur ma tête. Dans la corbeille la plus élevée, il y avait pour Pharaon des mets de toute espèce, cuits au four; et les oiseaux les mangeaient dans la corbeille au-dessus de ma tête."


Mon explication : Bon, déjà, il faudrait savoir. Tu es panetier ou traiteur? Parce que tu parles de corbeilles de pain blanc, puis de "mets" "cuits au four". Le fait que les oiseaux mangent dans la corbeille laisse entendre que tu n'as pas mis de couvercle. C'est un message de ton inconscient, qui te signale que tu as du oublier de faire quelque chose avant de te coucher, comme fermer un robinet ou éteindre une lumière par exemple. Oui, je sais bien que tu es en prison.

L'explication de Joseph : "Les trois corbeilles sont trois jours. Encore trois jours, et Pharaon enlèvera ta tête de dessus toi (comme c'est bien dit!), te fera pendre à un bois, et les oiseaux mangeront ta chair."


Rêve du Pharaon : "Voici, il (Pharaon) se tenait près du fleuve. Et voici, sept vaches belles à voir et grasses de chair montèrent hors du fleuve. Les vaches maigres à voir et mangèrent les sept vaches belles à voir et grasses de chair [...] Voici, sept épis gras et beaux montèrent sur une même tige. Et sept épis maigres et brûlés par le vent d'Orient poussèrent après eux. Les épis maigres engloutirent les sept épis gras et pleins."


Mon explication : toi, tu as eu une mauvaise expérience avec une vache quand tu étais petit. Tu as peut-être essayé de lui coller au mufle quelques grains de blé dans le creux de ta main, et elle a tellement apprécié qu'elle t'a mangé le doigt. Depuis, dans ton esprit, les vaches sont résolument classées parmi les bestioles carnivores. Ou alors, tu as trop regardé Jurassic Park (puisqu'il paraît qu'on y mange de la vache*). La récurrence du blé montre que tu n'accordes pas plus de confiance à ton nouveau panetier qu'au précédent. Personnellement, j'aimerais beaucoup voir un épi de blé engloutir quelque chose. Tu es sûr que c'était un épi de blé? Tout cela n'a aucun sens, ne cherche pas à comprendre et mets-toi à la maïzena.

Explication de Joseph : "Dieu a fait connaître à Pharaon ce qu'il va faire. Les sept vaches belles sont sept années. Et les sept épis beaux sont sept années; c'est un seul songe. Les sept vaches décharnées et laides, qui montaient derrière les premières sont sept années; et les sept épis vides, brûlés par le vent d'Orient, seront sept années de famine."


Pour être aussi inspiré que Joseph dans ses interprétations, il faut vraiment avoir un cerveau semi-guidé, ou programmé!    

Conclusion : Joseph a des capteurs sous sa tunique, un programme inséré dans son buffet pour le diriger dans la vie, et une intelligence en partie artificielle qui expliqueraient à la fois ses réactions purement humaines et ses "bugs" face à des situations imprévues. Sa facilité à avoir réponse à tous les rêves serait alors due à une puce divine calée dans petit crâne de fils à papa. Pourtant, lorsque ses frères, poussés jusqu'en Egypte par la famine, viennent lui demander du blé sans même le reconnaître, il révèle une part d'humanité non négligeable : il est en panique, il pleure, il enrage, et il les laisse mijoter avant de leur venir en aide. Qui n'aurait pas agi de la sorte, sinon pour faire pire? Dans ce cas, Joseph ne serait-il pas une sorte de cyborg, c'est à dire, pour définir grossièrement le terme, un homme équipé d'éléments mécaniques et artificiels? Bien sûr, l'époque des faits ne se prête pas à une telle interprétation.

Car, oui, vous allez me dire : mais si les mondes virtuels existaient déjà d'une certaine façon, puisqu'on envisageait des dieux jouant au Sims avec observant le monde, une vie après la mort dans bien des sociétés, les technologies informatiques, l'intelligence artificielle, les robots programmés pour être humains, n'existaient pas! Soit, mais peut-être que si : après tout, c'est Dieu, pourquoi est-ce que ça lui poserait un problème? Tout le monde sait bien qu'il fait progresser la science en envoyant des signaux dans le cerveau des scientifiques. Non?

Tout cela est bien sûr à lire au second degré. 


* Spéciale dédicace à Bubulle!


Stratovarius - I'm still alive








samedi 5 mars 2011

Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité? - Antonio A. Casilli - 2010

Antonio A. Casilli est sociologue.
Chercheur au Centre Edgar Morin de l'EHESS, il y enseigne la socio-anthropologie.
Son blog : http://www.bodyspacesociety.eu/

A travers Les liaisons numériques, Antonio Casilli montre qu'il n'est pas du tout incongru d'observer l'apparition des réseaux numériques sous un angle sociologique. Si les années 90 ont assisté, sceptiques, à l'émergence de l'informatique et d'Internet dans les foyers, le XXI°siècle reconnaît pleinement l'existence d'un web de communication, et donc socialisant (blogs, réseaux sociaux, sites participatifs), en plus d'un web qu'on pourrait appeler d'"information" (sites internet, services administratifs ou commerciaux).

Prenant le parti d'une "dédramatisation" des usages d'Internet couramment perçus comme nocifs, il s'attache à démonter des croyances courantes, telles que :
- le monde physique et le monde virtuel sont clairement séparés; par les pratiques en ligne, on court le risque de délaisser la "vraie" vie.
- on remplace notre corps par des avatars qui sont plus beaux que nous, ce qui est dangereux pour notre corps.
- les technologies de l'information et de la communication sont désocialisantes.



L'ouvrage s'organise en 3 temps : il est d'abord question du nouveau rapport de l'homme à l'espace, et par conséquent de sa vision excentrée des sphères privées et publiques; puis on y aborde la "quête du corps" à travers l'usage de photos, d'avatars. Enfin, un dernier chapitre se penche sur la "force" et la "profondeur" des liaisons numériques. Résultat : une bonne brique de 330 pages!

Cependant, la lecture en est tout à fait accessible, voire vraiment agréable dans sa forme; mais si le contenu, qui motive notre intérêt initial pour ce livre, arrive à nous tenir en haleine, c'est parce qu'il est truffé d'exemples, de témoignages et de sujets qui nous parlent et nous concernent - il n'est pas exagéré de le dire ainsi désormais - au quotidien. Qui n'est pas concerné par ce paradoxe qui consiste à vouloir protéger sa vie privée et à la déballer par bribes, délibérément, sur des sites qui conservent durablement nos propos?

Le chapitre Espèces de (cyber)espaces présente les formes et les paradoxes de sociétés en transformation, où les frontières entre le privé et le public deviennent flottantes. Le vocabulaire de l'informatique et d'Internet est révélateur de cette double tension "espace personnel réorganisant l'ordre domestique" (fenêtre, page d'accueil, hébergement) et "ouverture dans l'espace" (navigation, surf, blogosphère). On organise son blog, son site, son profil Facebook comme un appart qu'on range avant l'arrivée des amis; mais s'il y a une maison, il y a donc aussi une rue, un quartier, une cité, des biens à partager, une démocratie à protéger et à exercer. Alors question : les réseaux virtuels sont-ils des parodies de groupes sociaux où l'on se replie sur soi quand ça nous arrange, ou des communistes qui veulent déjouer les lois de la propriété et la logique de marché avec le partage, le peer-to-peer? Les deux peut-être?

Même s'il apparaît que les rapports sociaux hors ligne ne font ni plus ni moins que se reproduire en ligne, via ces communautés virtuelles, Casilli remarque l'apparition d'un "esprit Internet", basé sur la gratuité, la libre expression, l'envie de faire entendre son point de vue et de rétablir une démocratie qui n'est plus crédible "IRL". Cela voudrait-il dire qu'on se construit des villes idéales sur le web dans l'espoir de tuer les populations réelles? Non. Les deux "mondes", réel et virtuel, se complètent, s'enrichissent l'un l'autre par la critique, et sont indispensables dans l'exercice de la démocratie. Le débat est particulièrement prégnant dans le domaine des médias et du journalisme, où presse en ligne et presse numérique se crèpent le chignon et se dénigrent: l'une est trop chère, trop possédée politiquement, pas assez interactive; l'autre n'est pas de bonne qualité, ne respecte pas les codes du journalisme, permet à tout le monde d'écrire partout. Pourtant, les deux survivent quoiqu'on en dise, et contribuent à notre information.

Dans la seconde grande partie Quête de corps, quête de soi, Casilli nous fait remarquer qu'à travers les écrans, on est confrontés à des corps parfaits, et qu'on s'invente des avatars tout aussi esthétiques. Cette transposition du corps dans le monde virtuel ne tient pas que de la rêverie. Elle détermine la manière dont on se perçoit dans la réalité, et met en valeur un besoin de liberté d'agir sur un corps qui nous échappe : d'où l'apparition d'une médecine 2.0, d'une opposition à un "monopole médical" qui interdit aux gens de se faire greffer une oreille parlante sur l'avant-bras (voir l'expérience de Stelarc).
Cependant, la sociabilité numérique entre en jeu dans la prise de conscience du corps parce qu'elle facilite l'échange entre des personnes souffrant de pathologies diverses, de handicaps, d'améliorer son confort, d'exprimer sa douleur et ses progrès, de ne pas perdre de vue son statut d'humain, sérieusement caché sous  l'étiquette : "malade" ou "handicapé".
Par ailleurs, une observation menée sur Facebook vient nous rappeler que l'image de soi, de son corps, se constitue avec les autres,  et par rapport aux autres.

Un troisième chapitre se focalise sur "la force des liaisons numériques". Partant des craintes soulevées entre autres par Philippe Breton, Casilli évoque une partie de la société japonaise qui correspond parfaitement à la représentation courante du geek asocial terré dans sa chambre : les murés. A travers ces "murés", il montre que les communautés en ligne permettent une liberté d'expression de valorisation de soi que le monde physique rend parfois difficile. Aussi, un geek n'est pas à coup sûr un être désocialisé et solitaire; mais à partir du moment où on oppose espace concret et espace en ligne, on s'expose à le croire.

Les liaisons numériques complètent donc la vie sociale plus qu'elles ne sont un facteur d'isolement, bien que, généralement, elles sont assez superficielles. Avec les réseaux sociaux, le friending regroupe les personnes liées par un contact commun ou par un centre d'intérêt, mais n'a pas pour finalité d'aboutir sur une amitié profonde. Pourtant, il a son importance : il comble les possibles manques relationnels des internautes, qui peuvent échanger, partager sans être sous le joug du lourd pacte qui scelle une amitié profonde.

Si leurs liens demeurent fins comme un fil de pêche, les membres d'une même communauté virtuelles peuvent-ils se faire confiance? Oui, si les internautes estiment que les interactions avec leurs semblables sont assez nombreuses, s'ils se sentent proches d'eux. Plus ils s'accorderont de confiance, plus la sociabilité d'un réseau sera perceptible. Cependant, les espaces virtuels comptent leur lot de pollueurs : les trolls. De façon plus ou moins volontaires, ces hors-la-loi des communautés en ligne interviennent pour pirater les interactions entre les membres dans le pire des cas, mais plus couramment pour émettre des messages malveillants ou hors sujet. Potentiellement gênants, ils n'ont pas d'impact fort sur les réseaux, qui sont assez organisés pour engager leurs membres à l'autorégulation et pour mettre en place une régulation. 

"Pour ses usagers, la socialité d'Internet ne se substitue pas aux rapports de travail, de parenté, d'amitié. Elle se cumule avec eux. Les technologies numériques ne représentent donc pas une menace pour le lien social. Elles en constituent au contraire des modalités complémentaires." (p.324-325)

CASILLI, Antonio A. Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité? Seuil, Paris. "La couleur des idées". 2010. 336p. 


Un site autour de l'ouvrage et des thématiques qu'il aborde (eh ouais, ça y est, je suis fan donc je fais de la pub!) 


Image piquée sur Decitre.