dimanche 30 avril 2023

[ROMAN] Les eaux tumultueuses - Aharon Appelfeld (1988)

La dernière fois que je suis allée à la médiathèque de la Canopée, il était tard et il ne me restait que peu de temps pour chercher des documents à emprunter. Mon choix s'est porté sur Les eaux tumultueuses d'Aharon Appelfeld simplement parce que le nom de l'auteur me disait quelque chose : j'avais écouté une émission de France Culture qui était peut-être celle-ci. Honnêtement je n'en ai plus grand souvenir, sinon qu'elle était intéressante et que j'étais en train de courir au canal lorsqu'elle s'est présentée dans ma playlist.      

L'histoire 

Nous sommes à la fin des années 1930, en Bucovine, une région qui n'existe plus sous ce nom, mais qu'on pourrait aujourd'hui situer à cheval sur l'Ukraine et la Roumanie actuels. Tous les étés, de jeunes gens riches à l'esprit festif se retrouvent dans une pension de famille sur les rives du Pruth ; pendant quelques semaines, loin du monde, libérés de leurs familles oppressantes et des contraintes professionnelles (pour ceux qui bossent), ils peuvent se laisser aller à l'insouciance et aux excès. Jeux d'argent, alcool, drague... tout est permis, sous l'oeil parfois inquiet mais toujours complice des propriétaires, les Zaltzer. Précisons que ces vacanciers turbulents sont juifs pour la plupart ; à cette époque, évidemment, ça a son importance. 

Mais cette année, tout est différent : si Rita, le personnage principal, est fidèle au poste, beaucoup d'habitués des lieux semblent avoir oublié le rendez-vous de débauche annuel. Accompagnée de trois autres irréductibles, Zoussi sa rivale, Van le taciturne et Benno l'alcoolique, elle se rend tous les soirs à la gare du village pour guetter l'arrivée du train, dans l'espoir de voir sortir d'autres gais lurons. Mais personne n'arrive, et une angoisse sourde monte en elle et gagne l'ensemble de la pension. Pour un peu que la nature s'en mêle... On boit pour se détendre plus que pour oublier... et plus que de raison, surtout. Les langues se délient. Où sont les autres ? Le désordre du monde a-t-il contaminé le havre de paix ? Est-il temps de passer à autre chose ? Tout le monde a les réponses à ces questions, mais personne n'a envie de les formuler. 

Ce qui se passe chez les Zaltzer reste chez les Zaltzer.

Le temps ne s'arrête pas, il vous happe aussi goulument que le fleuve Pruth (qu'on appelle aussi le "Prout" en français, apparemment, ahah, désolée mais ça va me faire la semaine !) va emporter un nageur bourré, à un moment de l'histoire. Et non, je ne spoilerai pas plus, promis. On a alors besoin de se mettre à l'écart, d'ouvrir une parenthèse dans un endroit où les frontières spatio-temporelles deviennent élastiques. De rester derrière la cascade pour quelques instants. C'est ce qui arrive aux personnages des Eaux tumultueuses. Bien sûr, me direz-vous, avec la montée du fascisme et l'antisémitisme ambiant qui s'assume chaque jour un peu plus, on se doute bien que le temps qu'ils ont d'autres sources d'angoisse. 

Pourtant, la conscience du temps qui file entre leurs doigts est omniprésente : Rita a 35 ans et dit toujours "qu'elle n'est pas si vieille", tandis que son fils tyrannique lui rappelle qu'elle "n'est plus toute jeune". Ses compagnons de jeux et de beuverie sont célibataires et se comportent comme des jeunes premiers. Ici, on a le droit de se bourrer la gueule et de miser sa maison dans une partie de poker. Ils deviennent injoignables pour leurs proches inquiets ou culpabilisants : ces derniers savent très bien que la pension Zaltzer va être le théâtre de tout un tas de conduites à risques. Leur fils, leur mari, leur femme rentrera de vacances les poches vides pour le mieux, dans un état lamentable pour le pire.

Si la vieille Maria, cuisinière et conseillère spirituelle de tous les clients, écoute sans juger les démons des uns et des autres s'exprimer, année après année, elle ne fait pas figure d'exception : pour se consacrer à son travail, elle a tiré un trait sur sa famille pourtant située dans un village proche de la pension et a fini par se sentir aussi juive que les pensionnaires. Quant aux patrons, imperméables aux questions religieuses, ils vieillissent à vue d'oeil en constatant que leur fille fait toutes les conneries indignes de leur éducation mais propres à son âge. 

Je ne sais pas pourquoi, ce roman m'a replongée dans l'ambiance d'un week-end en Bourgogne complètement hors du temps et WTF organisé avec des collègues, il y a quelques années.
En fait, si, je sais pourquoi.
J'en garde un souvenir aussi flou que leurs faces sur cette photo, mais néanmoins bon.

La saison de trop

Zoussi, Van, Benno et Rita ont l'impression de vivre la fin de quelque chose sans trop savoir quoi. Si on comparaît leur été à une poule, on dirait qu'elle est en train de pondre les derniers œufs de sa grappe, ceux qui sont tout petits, avec une coquille irrégulière et parfois dépourvus de jaune. Pourtant, ils n'ont guère envie de renoncer à leur délicieux débordements, et ils en ont plus besoin que jamais par les temps qui courent. 

S'ils n'ont même plus ce défouloir pour être eux-mêmes et oublier les dures années qui s'annoncent, que vont-ils faire ? Comment vont-ils survivre ?  

C'est vraiment cette question du temps qui m'a le plus troublée dans ce roman qui l'est à bien des niveaux. Sans doute parce que ça me parle bien en ce moment ; peut-être que ce n'est pas ce qui vous frappera le plus dans votre lecture des Eaux tumultueuses, si vous vous lancez dedans (ce que je vous conseille). 


Rare cliché de mes collègues bordelais d'il y a dix ans, lorsque j'étais surveillante dans un collège privé de petits connards de bourges. Inutile de préciser l'état dans lequel j'étais ; l'avantage, c'est que j'ai pas eu besoin d'ouvrir Photo Filtre. 

Aharon Appelfeld y évoque notamment, aussi, les addictions et l'importance de l'entourage dans leur gestion _ cf l'alcoolique qui aimerait se soigner mais à qui ses potes disent en gros "profite t'inquiète, tu feras des efforts après la fête, tiens voilà un verre c'est cadeau", la difficulté d'être soi-même dans un univers où on vous définit par une facette de votre identité. On reconnaîtra enfin la tendance universelle à fuir une réalité qui nous gêne, comme si ça pouvait la gommer.  

Les eaux tumultueuses est un roman d'un abord accessible que je l'ai lu dans le train intégralement (en ramenant Mochepoule de son escapade nantaise), c'est dire... N'étant ni juive ni forte en histoire-géo, j'ai sûrement loupé par mal de références, mais il me semble avoir compris le propos de l'auteur. Je dirais qu'il peut être mis entre les mains des 15 ans et plus. Après, si ça se trouve, je suis passée totalement à côté et il est probable que je ne mesure pas pleinement sa richesse ! 

Si vous voyez des erreurs dans l'interprétation de l'oeuvre ou si je suis maladroite dans la formulation, merci de me l'indiquer en commentaire !

Aharon Appelfeld. Les eaux tumultueuses, Points (2013). Traduction de l'hébreu par Valérie Zenatti. ISBN : 978-2-8236-0014-8. 187 p. Le livre a été écrit en 1988.