Dans un billet consacré au magazine Zoo du mois de janvier 2013 , vous aviez pu constater qu'il était fait mention de l'album BD Crève Saucisse, alors fraîchement publié par Simon Hureau et Pascal Rabaté. Si vous aussi, vous avez été interpellés par ce titre incisif et cette couverture bien saignante, ça tombe bien : on va s'y intéresser pour de bon. Enfin on va essayer, quoi !
Comme la moitié des BD dont je vous parle ici, ma rencontre avec Crève Saucisse a eu lieu à la librairie Marbot de Périgueux. En effet, notre FNAC locale est devenu un point de ralliement officiel pour ma soeur et moi quand nous devons nous retrouver et que l'une des deux (moi) a oublié son portable à la maison. Il est possible que je me répète, mais tant pis : non, contrairement aux apparences, je ne suis pas payée pour faire de la pub à Marbot. Ils n'en ont absolument pas besoin étant donné qu'ils ont déjà bouffé tous les libraires et disquaires indépendants !
Au passage, allumons un photophore odorant en forme de coeur pour Madison CD, vinyles et t-shirts, son enseigne jaune, ses poches noires à pois jaunes, son portique qui sonne systématiquement et surtout si t'es allé à Monoprix juste avant, son vendeur un peu space mais gentil. Ils nous manquent !
Ah merde, ça existe vraiment ! |
Bref, j'ai fait de la librairie Marbot une salle d'attente où je découvre plein de trucs sans jamais claquer un rond. C'est ma manière de venger le Madison et quelques autres.
Oui, la vengeance : parlons-en !
Il en est largement question dans Crève Saucisse.
Avec ses clients, Didier est un boucher très professionnel, commerçant et jovial. Son amour pour son métier, pour son fils, pour sa femme... et aussi pour les BD, il le verse sur chacun des steaks qu'il pose sur la balance. Mais il suffit que la porte de la boutique se referme pour qu'il coure s'isoler dans la chambre froide afin de donner des coups de hachoir rageurs dans de la viande congelée. Le tout en hurlant "Crève, salaud !". Lorsque son fils le voit dans cet état second et l'interroge, il tente de rattraper le coup en feignant la plaisanterie. On comprend alors que quelque chose couve et ne tourne pas rond chezlui.
Première planche de Crève Saucisse |
Et pour cause. Sandrine, sa femme, le trompe avec Eric, leur meilleur ami. Il s'en est rendu compte par hasard, lors de leurs dernières vacances d'été au camping. Monsieur oublie ses vers de pêche, revient les récupérer dans la caravane, entend des bruits douteux, regarde par le hublot et SURPRISE !!! Si la vue de sa chère et tendre en train de se faire tringler par un autre l'a forcément retourné, il est surtout rongé par la certitude que leur manège continue allègrement depuis ce fameux jour. Sandrine et Eric ne savent pas qu'ils ont été surpris, et ne savent pas qu'il sait ! Donc ils se retrouvent régulièrement à l'hôtel, aux frais du boucher, persuadés que Didier découpe sa bidoche en toute insouciance.
En apparence, le cocu garde la pêche : il ne faut surtout pas qu'ils sachent qu'il sait ! C'est l'air de rien et avec le sourire qu'il va du mieux qu'il peut leur mettre les bâtons dans les roues..
Spéciale Dédicace aux Cocus n°1 : Christina, Anaïs
ATTENTION SPOILER !! Que ceux qui veulent lire la BD et garder l'effet de surprise s'arrêtent là !
C'était pas juste un coup en l'air...
"Tu ne vas pas me tuer pour une histoire de cul !" dira, à quelque chose près* Eric à Didier, quand la situation deviendra vraiment critique pour lui. Justement non ; le boucher a très bien compris que, pour sa femme, les entrevues avec Eric ont pris une toute autre dimension. Inutile de préciser que le Didier ne l'intéresse absolument plus sur aucun plan, bien qu'il soit très disponible et toujours aussi attentionné pour elle.
Il suffit que, dans une première tentative d'intimidation sous couvert de l'anonymat, Didier mette un coup de pression à Eric pour que ce dernier prenne ses distances pendant quelques temps, sans broncher. Sandrine, de son côté, végète et déprime lorsqu'elle reçoit un SMS de son amant lui suggérant qu'il "faudrait arrêter de se voir". "Ca lui passera, avec le temps", se dit le boucher, content d'avoir éloigné son rival. Il y croit, et on a envie d'y croire, nous aussi, parce que ce cocu-là est quand même drôlement attachant.
Mais plus le temps passe, et plus elle tire la gueule.
Spéciale Dédicace aux Cocus n°2 : Les petites femmes de Pigalle, Serge Lama
Hélas _pour qui ? Pour tous, en fait ! Hélas donc, les parties de jambes en l'air repartent de plus belle entre les amants. En conséquence, Didier décide de passer au niveau supérieur : la suppression pure et simple de l'ami Eric. La lecture des enquêtes de Gil Jourdan et en particulier de l'album La Voiture immergéede lui inspire un plan machiavélique qu'il va ruminer jusqu'aux prochaines vacances d'été...
Qu'on lui coupe la tête !
Comme dirait l'autre follasse de reine dans Alice au Pays des merveilles.
Couper la tête à qui ? Pas au boucher, qui pourtant se tâche les mains d'un crime fourbe et cruel ! Il faut dire que Rabaté, par la création d'un héros à la psychologie complexe mais plein de sensibilité, et Hureau, par les traits affables qu'il lui donne, favorisent grandement l'identification. Cette rage contrôlée, cette vengeance qui monte, qui monte ; ces petites victoires que sont le sabotage des retrouvailles nocturnes ou d'un après-midi de baise clandestine programmé : elles ne peuvent nous laisser de marbre. A plus forte raison si on s'est déjà tapé les cornes, je pense, encore que. Eric, quant à lui, a un physique ingrat et les quelques répliques qu'il lance suffisent à le rendre agaçant. On n'a de cesse de se demander ce que Sandrine lui trouve, et on est même relativement content de le voir se noyer. Sandrine a le visage qu'elle veut bien montrer : grincheuse quand elle ne peut se rendre à son rendez-vous galant, heureuse quand elle arrive à ses fins, fermée le reste du temps, commune en somme. On la traiterait bien de connasse si on ne la sentait pas aveuglée par son amour bien sincère pour Eric.
Quelle tête à claques ! |
Autant dire que les auteurs de la BD ont été plutôt efficaces sur le coup, parce qu'en matière de cocufiage, vous savez je suis plutôt du genre à défendre celle ou celui qui va voir ailleurs, en argumentant qu'on ne peut pas passer toute sa vie avec la même personne. Il faut bien que les mouches changent d'âne, de temps en temps. Et je pousserai le bouchon jusqu'à dire que c'est malsain, mais cela n'engage que moi. Dans Clara et les chics livres, une émission de France Inter que je vous donne en lien ici-même, Rabaté parle de Crève Saucissse et explique qu'il a tenu à mettre en scène des mesdames et messieurs tout le monde ; histoire de montrer qu'un petit commerçant pour être bien plus captivant qu'un "super-héros en pyjama".
Spéciale Dédicace aux Cocus n°3 - L'envers du décor, Sita
N'ayant jamais lu ni Simon Hureau, ni Pascal Rabaté_ ouais, ouais, je sais, c'est bon !, je n'ai pas de point de comparaison. Mais vous aurez compris que je n'en pense que du bien : en vingt minutes de lecture sans prise de tête, vous pouvez explorer un bon pan de psychologie humaine, assister à une astucieuse mise en abîme de BD _ un album qui pousse au crime, c'est quand même osé et génial !, et rire aussi des bons tours du mari cocu et des déconvenues de ses victimes. Dans une ambiance chaude et colorée, les personnages ni beaux ni moches se répondent à travers des bulles et une écriture arrondies : le calme avant la tempête.
HUREAU, Simon ; RABATE, Pascal. Crève Saucisse. Futuropolis, 2013. 80 p. ISBN 978-2-7548-0886-6
_______________________
* Pour des raisons déjà citées, je n'ai pas l'album sous la main et je ne peux donc pas citer correctement les échanges entre les personnages. Vous me pardonnerez les approximations.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire