Cette année, nous avons eu l'honneur d'accueillir trois jeunes effectuant leur "Service Civique". Ils étaient en mission avec Unis-Cité ; autant dire que quand j'ai eu vent de leur arrivée, de vieilles rancœurs me sont revenues en pleine tête. Mais cela n'a pas duré : l'eau a passé sous le pont depuis que je me suis fait refouler à l'issue de cette parodie d'opération de recrutement sur fond de décor en carton pâte dans un local miteux du quartier St Christoly.
Les deux premiers membres du trinôme se sont présentés un mercredi matin, avec leurs polos orange vif caractéristiques de l'association, enthousiastes, dynamiques, des idées plein la tête. Franchement, ça faisait plaisir ; comme leur action devait être axée sur la thématique "Sport et handicap", on a fait une réunion avec la collègue instit de la classe ULIS, en attendant qu'ils puissent rencontrer les profs d'EPS.
"_ Il vaudrait mieux qu'on réfléchisse en terme de "différences" plus que de "handicap", a posé la référente de la classe, à juste titre.
_ On aimerait aussi faire en sorte que les élèves de la classe ULIS ne soient pas les seuls à porter les actions. L'idée est de sensibiliser tout le monde."
Plusieurs pistes de travail ont été proposées : atelier avec des élèves volontaires, réalisation d'un abécédaire, action avec une classe de 6ème, partenariat avec un autre collège... Ma seule crainte, à l'issue de leur première journée, était de ne pas être capable de suivre leur rythme effréné et de devoir canaliser leur fougue. La semaine suivante, ils sont revenus et se sont intégrés à une classe, toujours à deux. Le troisième mousquetaire ne viendrait jamais, finalement. Puis ils se sont isolés pour faire une brainstorming et sont rentrés chez eux sans qu'on n'ait pu discuter des actions à mettre en place.
Huit jours plus tard, les revoilà, enjoués mais les traits tirés, en quête d'un Velleda pour poser leurs projets sur tableau blanc. Je ne sais pas ce qu'ils font à Unis-Cité pendant leurs jours de "débrief", mais ça a l'air usant. "Les jeunes, vous aurez deux minutes pour qu'on voie à propos du groupe de volontaires entre midi et deux ? _ Oui oui, il faut juste qu'on finisse de rédiger notre projet !" m'a répondu l'un deux avant de disparaître définitivement.
Le jeudi suivant, alors que tout le monde les avait presque oubliés, ils sont réapparus pour m'informer que l'annonce du confinement leur avait mis un "coup derrière la tête", et qu'ils se voyaient obligés de mettre notre collaboration en stand-by.
Au mois de mai, on a appris que l'un des deux avait plus ou moins mis fin à sa mission. Sa collègue rongeait son frein, en attendant que son "nouveau" binôme soit recruté. La jeune fille était manifestement dégoûtée de ne pas pouvoir passer à l'action, et on redoutait que sa motivation s'émousse ; ce qui n'a pas manqué de se produire. Après avoir erré de service en service, prenant des notes, posant beaucoup de questions, attendant en vain sa collaboratrice, elle a fini par sortir du circuit à son tour.
Encore et toujours du gâchis. Année après année, le schéma se répète dans les écoles : on a les idées, la volonté, la bienveillance, mais une avalanche d'obstacles administratifs, humains, parfois financiers, sans parler des imprévus, du manque de temps.. viennent souvent retarder, empêcher la concrétisation des projets, ou tout simplement pomper une énergie qu'on pourrait mettre ailleurs. Pas étonnant que certains d'entre nous se découragent, à la longue.
L'Anguille de Valentine Goby m'a rappelé ce début de réflexion que nous avons eu avec les volontaires d'Unis-Cité ; en effet, ce roman destiné aux collégiens _ voire aux élèves de fin de primaire traite des différences, du handicap, de ce qui fait ou non notre identité, et de comment on peut faire pour interagir sereinement en fonction de nos particularités, sans blesser et sans mettre mal à l'aise.
L'histoireDe nos jours, a priori à Paris, ou pas loin. Camille vient de déménager en plein milieu de l'année scolaire. Comme si tout n'était déjà pas assez compliqué comme ça pour elle, bientôt il faudra qu'elle intègre sa nouvelle classe de sixième, dans un collège où personne ne la connaît, où personne ne sait qu'elle est née sans bras.
Halis s'est tellement fait tellement traiter de gros que lui-même ne voit plus en lui que son obésité ; enfin non, ce n'est pas tout à fait ça. Il sait qui il est "à l'intérieur" de son "corps moche", mais il s'est résigné à l'idée que personne n'essaiera jamais d'aller voir au-delà de son enveloppe imposante. Pour lui, c'est devenu normal _et presque justifié_ de se faire harceler par Zac, l'antipathique rebelle de la classe.
Aussi, il ressent un vrai soulagement à l'arrivée de Camille dans l'espace collectif, où chacun porte une étiquette plus ou moins flatteuse : la particularité de la nouvelle élève va sans doute attirer tous les regards, ce qui veut dire qu'il va enfin avoir la paix.
Mais tout ne se passe pas comme prévu : déjà, Camille est sympa et pas moche. Il se prend aussitôt d'empathie pour elle, et, oubliant ses intérêts personnels, il n'aspire désormais qu'à faciliter son quotidien. Un tel dévouement n'est d'ailleurs pas toujours nécessaire, car elle se débrouille très bien toute seule pour plein de choses : sa capacité à se servir de ses pieds à la place de ses mains surprend ou fascine, en fonction des situations.
Comme elle-même craint beaucoup les "grappes d'yeux" des collégiens qui la suivent constamment, elle comprend mieux que personne la situation de Halis. Rapidement, ils vont devenir amis et s'allier pour mieux affronter les vacheries de leurs camarades.
- être handicapé veut forcément dire qu'on est en fauteuil roulant. Ce n'est pas spoiler, je pense, que de dire que Camille est une fille sans bras, puisque l'information apparaît clairement sur la quatrième de couverture du livre (Editions Thierry Magnier). Mais le jeune lecteur gagnerait à lire le premier chapitre sans avoir plus de renseignements sur l'histoire, car l'autrice prend soin de présenter son personnage sans jamais faire allusion à la nature de sa "différence" ; en effet, la première image qu'il se fera de l'héroïne sera celle d'une jeune fille lambda, complètement libérée de tout ce qu'il associe au mot "handicap"... et qui se résume souvent, en effet, à la représentation d'une personne en fauteuil. La stupeur des enfants qui, lors de la visite du musée du Louvre, remarquent que leur nouvelle camarade se déplace sur ses deux jambes est criante ; leur réaction en réalisant que le "problème" se situe au niveau du haut du corps l'est aussi.
- On est gros parce qu'on mange trop. Qui s'est dit "ah ben voilà, aussi !" lorsqu'il a vu Halis ouvrir une poche de Haribo pendant le cours de sport, afin de partager quelques bonbons avec Camille, ou même lorsqu'ils se préparent des tartines beurrées recouvertes de chocolat en poudre ? Je suis sûre qu'il y en a. Pourtant, si vous y regardez de plus près, vous verrez que les deux enfants bouffent exactement la même chose, et que seul Halis est en surpoids, a priori. Donc inutile de culpabiliser ou de faire culpabiliser : l'obésité, c'est plus compliqué que ça.
- La couture est une activité de filles. La mise en scène de l'écriture de la lettre au correspondant marseillais est un procédé particulièrement intéressant : elle nous permet de voir tout ce que Halis censure. Durant cet exercice noté auquel toute la classe est soumise, le héros va prendre soin d'omettre certains détails de son apparence et de ne pas trop en dire sur ses goûts, afin de "sauver" l'image de lui qu'il envoie à son camarade inconnu. Or, Halis a des parents couturiers, un accès illimité à la machine à coudre et aux tissus en tous genre, et il adore ça. Il est même plutôt doué, mais en tant que garçon, il est bien obligé de cacher cette passion : la question ne se pose même pas. On remarquera, plutôt vers la fin du livre, que son père non plus ne semble pas chaud pour qu'il prenne la relève. Bien sûr, son talent sera reconnu au final, mais non sans générer un certain malaise. Valentine Goby ne nous présente pas le monde des Bisounours : l'acceptation des différences prend du temps, quand elle se fait, ce qui n'est pas toujours le cas. Une belle histoire ne suffit pas à faire disparaître toutes les frictions.
- Les personnes en surpoids ne font pas de sport. Halis semble être tout à fait content que le prof d'EPS le "laisse tranquille" en ne le forçant pas à participer aux cours, notamment aux séances d'escalade. Pourtant, les parties de ping-pong dans lesquelles il va se lancer avec sa pote d'infortune montrent qu'il est capable de se mouvoir, et qu'il a le droit de le faire. De là à plonger dans la piscine, il n'y a plus que quelques pas.
- Pas de bras, pas de piscine. Allez, vous non plus vous ne l'aviez pas vu venir ! Vous ne pensiez pas que la jeune Camille allait participer au cours de natation, et encore moins qu'elle allait y briller. Et pourtant !
- Tout pied pue des pieds. C'est en cours, notamment, puis à la cantine, que les enfants réalisent que Camille a appris à compenser la plupart des gestes quotidiens nécessitant les mais avec ses pieds, devenus exceptionnellement adroits. Si beaucoup restent scotchés d'admiration, quelques autres froncent le nez : généralement, un pied n'est pas visible. C'est une partie du corps qui reste au sol, couverte, et qu'on associe souvent à la saleté et à la puanteur. On voit bien qu'un pied posé à proximité des assiettes en incommode plus d'un, au début. Même une chaussette.
La Vénus de Milo |
Du coup j'en ai fait sur des biscottes car on n'avait presque plus de pain. |
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