mardi 21 janvier 2020

Edward aux mains d'argent - Tim Burton (1990)


1999 - C'est la veille des vacances de Noël. Mme Léonard lance la cassette vidéo de L'étrange Noël de M. Jack avant de découper un quatre-quarts. Estelle et Audrey ont déjà fait main basse sur les bouteilles de coca. Dix minutes plus tard, la prof les engueule parce qu'elles ont rempli trente-cinq gobelets alors qu'on est vingt-quatre : c'est complètement con ! Johanna commente "Fallait le faire vous-même !" et se fait virer du cours. Vingt minutes plus tard, ma pote Vanessa dégobille son goûter sur la table. Tim Burton : 1, moi : 0

2005 - Cinéma La Fabrique, à Saint-Astier. Mélanie a choppé des places pour Charlie et la chocolaterie qui vient de sortir en salle, parce que ça fait longtemps qu'on ne s'est pas fait un aprem entre copines. J'ai pas envie de la voir, j'ai pas envie de voir le film, j'ai pas envie de lui faire de peine non plus. Ses gloussements ponctuent le film et me rappellent que notre amitié ne rime plus à rien. Autour de nous, les gosses des centres aérés des environs battent des mains et chahutent. Du haut de nos 20 ans, on a l'air de deux grandes dindes au milieu de tous ces nabots.
Tim Burton : 2, moi : 0

2009 - Je regarde Bettlejuice en bonne compagnie. Je me fous du film, je veux juste serrer.
J'ai rien serré, j'ai pas retenu une seule séquence du film. Mon esprit était ailleurs...
Tim Burton : 3, moi : 0.

Parce qu'il ne faut jamais rester sur un échec, j'ai regardé Edward aux mains d'argent...    
Brisons la malédiction !



L'histoire 

Tout commence un soir d'hiver. Une gamine ne trouve pas le sommeil. Elle regarde par la fenêtre de sa chambre et demande à sa grand-mère d'où vient la neige qui tombe au dehors. La vieille se lance alors dans un conte qui va nous emmener très loin...

Flashback dans une zone pavillonnaire américaine des années 1960-70 ? Peggy Boggs est représentante pour une marque de cosmétiques ; après une journée de porte à porte des plus infructueuses, elle décide de rouler jusqu'au manoir sinistre perché au sommet d'une colline, un peu à l'écart de la ville : qui sait, peut-être quelqu'un est-il d'humeur à acheter des produits de beauté, là haut ?

L'aspect poussiéreux et délabré du château ne la décontenance pas plus que ça ; à l'intérieur, elle y découvre Edward, un jeune homme échevelé et affublé de cisailles en guise de mains. Comme il est très craintif, Peggy doit l'apprivoiser et faire vibrer sa corde maternelle pour lui tirer quelques mots. On comprend peu à peu qu'Edward n'est pas un être humain, mais une sorte de robot monté de toutes pièces par un inventeur. Malheureusement, s'il a eu le bon sens de doter sa création d'un coeur, d'un cerveau, de la parole... le concepteur n'a pas eu le temps de lui fixer de mains, et encore moins de le préparer à la vie en société.

"_Bon, je vais vous laisser tranquille...
_ Non, attendez ! Je suis pas fini..."

Prise de compassion, Peggy l'"adopte" instantanément et l'installe chez lui. Elle le présente à Bill, son mari, à Kevin, son fils, et elle lui montre une photo de sa fille aînée, Kim. C'est dans la chambre de cette dernière que l'invité sera installé, étant donné qu'elle est partie faire la folle avec ses potes. La famille semble accepter sans problème la venue d'Edward et s'efforce de se conduire de manière naturelle avec lui _avec plus ou moins de réussite. Chez les Boggs, on prend la vie comme elle vient...



Le voisinage est en effervescence : un jeune homme inconnu qui débarque dans le quartier, ça fait toujours son effet, alors si en plus, il a de la ferraille à la place des mains ! Les Desperate Housewives locales s'épuiseront en commérages jusqu'à faire sa connaissance ; elles qui s'attendaient à voir un triste sire brutal et dangereux découvrent un type tout à fait charmant, peu bavard certes, mais très habile de ses ciseaux lorsqu'ils s'agit de tailler les haies, tondre les chiens et coiffer les dames.


Les cordonniers sont les plus mal chaussés

Comme Edward a envie de s'intégrer dans son nouvel environnement et qu'en plus, il aime rendre les gens heureux, il accepte toutes les tâches qu'on lui confie. On arrive à la fin de la première partie du film, celle où tout se passe à peu près bien et où les griffures et coupures accidentelles d'Edward prêtent plus à sourire qu'autre chose. Si l'on fait abstraction du harcèlement sexuel dont il fait l'objet !




L'histoire bascule la nuit où Kim rentre de sa session camping avec son mec, Jim, et leurs amis. Sa surprise est grande lorsqu'elle trouve Edward allongé dans sa chambre, sur le matelas d'eau qu'il a malencontreusement crevé d'un coup de lame, quelques jours plus tôt. Elle est la première d'une longue liste à jeter un regard négatif, effrayé, horrifié sur cet invité dont elle ignorait l'existence, et réveille toute la famille de ses hauts cris. Edward est très déstabilisé par sa réaction, lui qui est tombé sous le charme de Kim dès qu'il l'a vue en photo. Les femmes lui tournent autour, mais elle, il devra la conquérir dans les règles de l'art.



C'est pour monter dans son estime qu'il accepte de commettre un méfait pour le compte de Jim, le blond pas très fin avec qui elle sort. Il faut savoir que ce petit bourge fier à bras s'est vexé de n'avoir pas réussi à sous-tirer à son père la thune qu'il lui fallait pour s'acheter une belle voiture, ce qui l'oblige à tourner dans le quartier avec une espèce de van tout pété. Pour arriver à ses fins, il entend profiter de l'absence de ses parents pour faire main basse sur leur magot. Son stratagème : simuler un cambriolage. Pourquoi fait-il appel à Edward ? Parce qu'il s'est rendu compte qu'il était capable de déverrouiller toutes les serrures grâce à ses pinces magiques, bien sûr !

Mais contre toute attente, une alarme se déclenche et tous les jeunes se barrent, complètement paniqués. Ils laissent le robot pris au piège dans la maison de Jim, où les policiers n'auront plus qu'à le cueillir. La scène de l'arrestation prend une dimension à la fois triste et comique lorsque le flic demande à Edward de "lever les mains en l'air" et de "jeter ses armes".

"Police ! On sait que vous êtes là !
Les mains en l'air, jetez vos armes !"
"J'ai dit : jetez vos armes !"

Comme il refusera de poucave ses parodies de copains, il sera considéré comme étant l'unique responsable de la tentative de cambriolage. Il n'en faudra pas plus pour reléguer le garçon aux mains d'acier du rang de chouchou de ces dames à celui de paria. Bienvenue chez les humains...

Edward ramène la coupe à la maison...
... ou paye la vie sociale quand t'as des lames à la place des mains. 

La blague sur "la coupe à la maison" n'est pas de moi : je l'ai entendue en écoutant un récent numéro du podcast cinéma 2 heures de perdues qui était, lui aussi, consacré à notre film du jour. Si vous ne connaissez pas déjà la folle équipe qui anime cette émission, je vous engage à aller voir ce qu'il s'y passe, car c'est à la fois drôle et riche en infos. Voici leur site Internet ; vous pouvez vous abonner à leurs contenus via les plateformes de podcast, les réseaux sociaux, Deezer, etc...

J'aime bien les écouter pendant mon jogging du dimanche matin.
Du coup je me marre en courant et les gens me prennent pour une folle, sûrement.

Edward se démarque de tout le monde ; lui l'homme de métal, lui le cousin d'une série de robots capables de faire des gâteaux à la chaîne, lui qui ne conçoit pas l'imprévu... devient, par une curieuse ironie du sort, le grain de sable capable de dérégler le système mécanique bien huilé de la classe moyenne américaine. Qui, parmi toutes ces familles douillettement installées à l'abri de leurs maisons en carton-pâte, propriétaires de voitures à la carrosserie pastel ressemblant à s'y méprendre à celles des voisins, serait prêt à quitter sa zone de confort pour accueillir un invité qui a des lames à la place des mains ? Personne, à l'exception de Peggy Boggs, qui n'est pas représentative de ses semblables. Comme quoi, le robot n'est pas toujours celui qu'on croit !

Si on a d'abord l'impression que le fils ce l'inventeur a réussi à se faire une place dans la communauté, on comprend vite qu'on se trompe ! Tout le monde semble bien aimer Edward parce qu'il est doué pour la coupe des haies, des cheveux, et parce qu'il fascine d'autant plus qu'il est utile. Or, on le sait, quelqu'un d'indispensable à la société ne se fera jamais jeter, quand bien même il aurait six yeux et des tentacules de calamar à la place de la bouche. Quand on a besoin de quelqu'un on le tolère. Mais malheur à lui si d'aventure son utilité se voit remise en cause, ou s'il se fait surpasser par plus performant que lui.

En fait, la vraie différence entre Edward et le commun des mortels ne se résume pas à ses "mains d'argent" ; elle réside surtout en son ignorance totale des travers de l'humanité : la cruauté, l'injustice, le rejet de l'autre, la malveillance, le mépris, la méfiance poussée à l'extrême, la perméabilité aux croyances les plus farfelues... On pense bien sûr à la folle qui considère Edward comme maudit et diabolique. C'est sans doute ces imperfection humaines que Tim Burton a voulu pointer du doigt dans cette histoire qu'il a inventée de A à Z.

La voisine qui passe sa vie à faire des incantations pour repousser le malin
On peut même parler de portrait à charge de la part du réalisateur à l'encontre des gens en général, et des femmes en particulier !

Prenons les personnages masculins. Edward est un robot inoffensif dont le caractère évolue au contact des hommes. A travers ses souvenir, on découvre un brave bonhomme derrière son inventeur de père. Bill et les hommes du voisinage se montrent relativement bienveillants malgré leurs maladresses. Le petit Kevin s'inscrit dans cette veine en s'obstinant à jouer à "pierre feuille ciseaux" avec Edward jusqu'à ce qu'il "en ait marre de gagner" _forcément... et en le percevant comme une curiosité à exhiber à ses copains : il n'est pas cruel, il a juste l'attitude d'un enfant qui manque encore d'empathie. Quant au flic qui enquête sur le cambriolage, c'est sans doute le personnage qui comprendra le mieux la détresse d'Edward, et qui, à la fin du film, saura faire preuve d'humanité. Au final, Jim est le seul type dépeint de manière négative ; et encore, l'accent est mis sur sa bêtise plus que sur sa méchanceté.

En revanche, je crois bien qu'on ne croise pas une seule femme dans ce film qui ne traîne son lot de névroses ; sans doute à cause de leurs "glandes", pour citer Bill lors du retour fracassant de Kim dans la maison familiale. Peggy est ce qu'on appellerait de nos jours une "bonne personne" _c'est un peu la mode de dire ça, non ? mais elle n'est guère représentative de la gent féminine ; d'ailleurs, elle en est plus ou moins exclue avant que l'arrivée d'Edward ne la rende intéressante. Kim n'est pas des plus accueillantes, même si elle montrera de grandes qualités au cours du film. La "meute"formée par les voisines se compose de bonnes femmes lubriques sans aucune personnalité, bien qu'elles soient créatives dans leur malveillance, réglées pour rentrer chez elles au pas de course dès qu'elles entendent le moteur de la caisse du mari. Elles sont autant de poupées qui font semblant de vivre, voguant d'une maison en carton pâte à une autre _ceux qui connaissent le clip de Barbie Girl (Aqua) comprendront. On ne parlera pas de l'illuminée qui voit en Edward un suppôt de Satan. Tim Burton est plutôt dur dans son portrait des femmes, il exagère, mais c'est pour la bonne cause : à travers les défauts des femmes du voisinage, je pense qu'il a voulu mettre le doigt sur les plaies qu'il faudrait soigner avant de songer à faire avancer le monde. 

Dès lors, Edward peut-il survivre dans ce monde cruel, et si oui, comment ? Beaucoup lui promettent monts et merveilles, tout le monde "connaît un médecin" qui pourrait régler le problème de ses mains ciseaux, mais au final, personne ne le met en relation avec qui que ce soit, personne ne propose vraiment d'aide. Dans le regard des hommes, il n'y a que de la curiosité, de la moquerie, de la peur. Alors, il n'a d'autre solution que de se blinder, de troquer sa naïveté contre la méfiance et la malveillance. Effrayer, c'est éloigner le danger de soi, se protéger, presque.



On en revient au jeu sur les apparences qui ouvre la première rencontre entre Peggy et Edward ; alors que les ombres et la musique laissent penser que l'homme de métal s'apprête à sauter sur la VRP pour l'agresser avec ses ciseaux, la voix juvénile, inoffensive de cet orphelin nous rassure bien vite. Ces apparences et le regard que les gens portent sur elles prendront le dessus ; elle gagneront la partie, malheureusement, invitant Edward le clown triste à regagner son repaire haut perché. Certes, l'issue du film n'est pas très joyeuse, mais il n'empêche qu'il faut montrer cette oeuvre à un maximum de monde. Y compris aux enfants. 



Edward aux mains d'argent 
Tim Burton
1990 



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