Lorsque nous étions en sixième, notre professeur de français (et musique) nous avait fait écouter un enregistrement sur cassette du Petit Prince de Saint-Exupéry ; je crois qu'il s'agissait d'une lecture de l'oeuvre par Gérard Philipe, mais je n'en suis pas bien sûre. Toujours est-il que, grâce à ces trente minutes d'écoute, nous avions pu découvrir quelques unes des mille et unes surprises que nous cachaient le petit bonhomme blond dessiné sur les billets de cinquante francs...
A l'issue de cette nouvelle expérience de lecture d'oeuvre, les avis avaient été mitigés ; si beaucoup n'avaient pas osé exprimer leur perplexité, leur trouble ou leur admiration, Bruno n'avait pas caché son exaspération en poussant un bruyant soupir. Il fallait vraiment que l'ennui ait eu raison de lui car il n'était pas insolent. Alors que nous nous attendions tous à une réaction explosive du prof, qui incarnait un peu la vieille école rigide, mais juste et sans abus ! _contrairement à ce connard de vieux Magnol qui, dans la salle voisine, giflait à tour de bras en toute impunité, il lui avait calmement demandé de nous faire partager le fond de sa pensée.
"Bah, c'est pour les petits !" avait simplement rouspété Bruno dans un haussement d'épaules qui voulait dire "on a déjà perdu la moitié de l'heure, n'est-ce pas suffisant ?". Oh, ce n'était pas un bouffon ; juste un garçon pragmatique qui n'aimait pas trop sortir des clous. Au collège, on bosse, point barre, sinon à quoi bon ?
Comme ses voisins s'étaient enhardis et avaient envoyé un florilège d'interventions allant dans le même sens, le prof avait conclu par quelques paroles énigmatiques : "Relisez-le plus tard, car cette histoire peut se comprendre de différentes manières. En fonction de qui on est, de ce qui nous touche, et de l'âge qu'on a. Vous êtes indifférents au Petit Prince ? Soit vous avez effectivement passé l'âge, soit vous êtes encore trop jeunes." Bon, je ne le cite pas mot pour mot, car ça remonte un peu tout de même, mais l'idée générale est là.
Croyez-le ou non, je n'ai jamais (re)lu le Petit Prince de Saint-Exupéry, bien que l'occasion se soit présentée, et je serais bien en peine de dire pourquoi. Mais je reste persuadée qu'il est extrêmement difficile d'intéresser des enfants de plus de dix ans à des histoires où rêverie, poésie et autres animaux parlants priment sur une action échevelée et des intrigues sentimentales. Difficile, pas impossible, hein ! On est d'accord ! Je dis simplement que ça demande un vrai travail en amont. C'est pourquoi j'ai été très surprise en début d'année dernière qu'une élève de sixième suggère pour le CDI le roman Coeur d'Encre. Elle avait des étoiles plein les yeux. Vous ne voyez pas encore le rapport avec le Petit Prince j'imagine ? C'est normal.
L'histoire
Meggie vit avec son père Mortimer, alias "Mo". Elle partage avec lui sa passion de la lecture et des belles histoires. Comme l'homme est relieur, la maison est envahie de livres : voilà qui tombe bien. Les jours s'égrènent dans le bonheur le plus parfait pour cette fillette, qui n'irait pour rien au monde troquer ce cocon familial tranquille et féerique contre une vie plus palpitante. Elle sent bien que son père lui cache quelque chose : il est soucieux de la maintenir un peu à l'écart de la société et ne lui donne jamais clairement la raison de leurs déménagements fréquents. Mais peu lui importe : tout ce qu'elle voudrait, c'est que Mo lui lise des histoires. Or, d'aussi loin qu'elle se souvienne, il n'a jamais accepté de lire un livre à voix haute et ça, ça l'intrigue un peu.
Hélas, une telle quiétude ne pouvait durer éternellement. Doigt de Poussière et sa martre à cornes font irruption chez Mo au cours d'une nuit pluvieuse, sonnant le glas de leur existence sans vague. En saisissant des bribes d'une conversation entre les deux hommes, Meggie comprend bien vite que l'énergumène partage avec son père de lourds secrets. Elle devine d'instinct que sa visite va donner un nouveau sens à leur vie. Bingo ! Le lendemain matin, tout ce petit monde quitte la maison en direction de celle de la "tante Elinor", une dame solitaire au caractère bien trempé, amie des livres elle aussi...
Les mystères ont beau avoir un côté excitant pour une fille débordante d'imagination, l'agacement lui picote les entrailles : quand Mo va-t-il lui expliquer ce qu'il se passe ? Toujours évasif sur la disparition de sa mère neuf ans plus tôt _elle en a maintenant douze, il refuse de reconnaître qu'il prend la fuite devant quelqu'un dont il a peur. Quelqu'un que Meggie ne connaît que de nom : Capricorne. Qui est-il ? Que lui veut-il ? Pourquoi Doigt de Poussière, ce talentueux cracheur de feu dont elle n'avait jamais entendu parler jusque là, en sait-il plus qu'elle ? Pourquoi sa martre de compagnie porte-t-elle des cornes ? Pourquoi Mo a-t-il emballé aussi soigneusement que précipitamment un livre qu'elle n'a pas le droit de feuilleter ? Aujourd'hui, elle veut savoir ; et en même temps, pas vraiment, car elle a très peur de ce qu'elle pourrait apprendre...
ATTENTION SPOILER |
Poésie et stress ambiant
Pas de doute : ce roman sur la lecture et ses pouvoirs est aussi terrifiant que magique !
Le voyage qui les emmène vers la demeure d'Elinor marque une rupture entre le monde réel et un univers merveilleux à la fois séduisant et terriblement dangereux. La bulle d'insouciance dans laquelle Meggie s'est blottie éclate brutalement lorsque Mo se fait enlever à la nuit tombante par de sinistres inconnus, alors que Doigt de Poussière fait diversion en lui démontrant ses talents de cracheur de feu. Seule sous la responsabilité de sa vieille tante plus attachée aux bouquins conservés dans sa maison qu'à sa famille, elle a l'impression de vivre un cauchemar éveillé et nous y entraîne inexorablement. En effet, l'écriture imagée de Cornelia Funke nous permet de partager (un peu trop bien) son malaise : si Coeur d'encre est un roman dont la poésie peut donner la nostalgie de nos premières années, il en ressuscite aussi toutes les terreurs qui les caractérisent ! Ainsi aura-t-on droit aux ombres maléfiques, aux incendies ravageurs, à l'exposition d'animaux morts ou agressifs, à l'angoisse de la disparition des parents et à la suspicion d'abandon, aux menaces à l'arme blanche, à l'enfermement dans une chambre noire (et humide).
Ces joyeusetés seront à tous les coups relayées par une poignée d'avatars de la peur pleins de méchanceté... et de faiblesses. A l'image de Capricorne, le big boss des méchants, qu'on fantasme à loisir avant de pouvoir tomber nez-à-nez avec lui. Au fait, qu'est-ce qu'un horrible comme lui peut-il vouloir au doux Mortimer, au juste ? Sa langue ! Il se trouve que Mo a un don qu'il ne maîtrise pas du tout mais qui pourrait se révéler bien utile : il lit tellement bien qu'il est capable de faire surgir dans le monde réel tout ce qui est écrit dans un livre. Capricorne et sa bande ont bien compris qu'ils pouvaient ainsi s'enrichir : les histoires de trésors cachés ne manquent pas, après tout... Ils sont prêts à bien des malices pour avoir à leur botte ce papa poule qu'ils surnomment "Langue Magique".
Ajoutez à cela des lieux glauques et des geôles inconfortables comme il se doit, des subalternes aussi violents que superstitieux et / ou abrutis, tels que le flippant Basta et son grand couteau, des voitures en panne d'essence au mauvais moment et une police qui ferme les yeux pour ne pas mettre les pieds dans le sombre Village de Capricorne...
Pour Meggie, cette épopée prend vite la tournure d'un voyage initiatique : séparée de son père pour la première fois de sa vie, elle entre dans le monde des adultes par la porte du local à poubelles et fait successivement l'apprentissage de la trahison, de la brutalité physique et même de la violence verbale. Au revoir le pays des Bisounours, et bienvenue dans les contrées cramées, mais non moins fictionnelles, de Basta, Nez-Aplati et leur grand chef. L'héroïne apprendra autant des autres que d'elle-même, et découvrira même sa propre dualité en passant l'expérience du mytho, en jouant des pieds et des mains, et se révélant même un peu jalouse de sa mère disparue.
Coeur d'Encre a été adapté en film en 2009
Le pouvoir des mots
Passée l'angoisse qui prend le lecteur aux tripes, on remarque que Coeur d'Encre est avant tout un éloge complet de la lecture. Est-ce un second niveau d'interprétation accessible seulement au lecteur adulte ? Pas tout à fait, même si cet aspect m'a fait penser au Petit Prince dont je parlais plus tôt, avec ses profondeurs cachées derrière des éléments d'histoire destinée aux jeunes enfants.
Non, dans ce roman publié par l'illustratrice et écrivaine allemande Cornelia Funke, le pouvoir des livres et de la lecture est tout de même explicite ! Mo la "Langue Magique" et sa fille en sont les témoins : convoités par Capricorne parce qu'ils savent lire, et bien lire, ils savent que leur vie ne sera pas menacée tant qu'on aura besoin d'eux. D'ailleurs, ils jouent autant qu'ils le peuvent de leur avantage, en utilisant notamment une écriture codée pour communiquer à leur aise lorsqu'ils sont séparés. Leurs opposants, eux-même sortis tout droit d'un livre, ne savent pas lire, ou mal : leur auteur y a veillé, et c'est pourquoi il n'a jamais peur d'eux. D'un coup de crayon, il peut les anéantir et ne se gêne pas pour le leur rappeler.
L'écriture, la lecture, le savoir sont définitivement les meilleures des armes : voilà ce que Cornelia Funke, qui est aussi l'auteure des jolies illustrations qui clôturent les chapitres, a voulu dire à ses jeunes lecteurs. A présent, il va falloir mettre ce délicieux petit pavé de six cent pages entre les mains d'élèves qui ne sont pas convaincus par la force des mots. En évitant de leur dire que c'est l'histoire d'une fille qui adore lire des contes, qui a plein de livres chez elle mais qui fait un peu la gueule parce que son père ne veut pas lui lire d'histoires... Honnêtement, je ne sais pas trop comment je vais vendre la camelote, là... mais j'espère vraiment que je vais y arriver, parce que ça vaut le coup...
Coeur d'Encre est le premier roman d'une trilogie ; suivent Sang d'Encre et Mort d'Encre. Si beaucoup sur la toile affirment qu'il est accessible dès dix ans, je le verrais plutôt sous les yeux des collégiens... ou même des plus grands. Je pense qu'à douze ans, j'aurais eu peur de passer pour une bouffonne en empruntant un livre qui parle de livres, mais c'est un point de vue personnel. On appréciera les nombreux rebondissements qui prouvent qu'un roman sur la lecture peut aussi regorger d'action ! Que les plus ou moins jeunes s'y plongent, ne serait-ce que pour profiter des courts extraits littéraires qui ouvrent chaque chapitre.
Edition utilisée pour illustrer ce billet :
FUNKE, Cornelia. Coeur d'Encre. Folio Junior, 2010. Trad. Marie-Claude Auger. 672 p. ISBN 9782070622085.
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