Au mois de septembre, j'ai participé à l'opération Masse Critique proposée par le site Babelio.
On vous envoie un livre que vous avez choisi, et vous avez un mois pour publier une critique. |
Dans l'effervescence des élections présidentielles de 1981, David Martin traîne comme il peut son âme en peine et ses casseroles, au grand désespoir de son entourage qui ne sait comment donner des couleurs à sa vie. Il faut dire que sa jeune carcasse porte la marque d'un lourd passé familial et culturel : en mai 68, époque dont il n'a absolument aucun souvenir, son père a perdu la vie dans le cortège d'une manifestation. Difficile de se construire dans un village ouvrier sur le déclin, entre une mère impuissante face à son manque de motivation, un oncle ouvrier syndicaliste qui n'a de cesse d'essayer de le sensibiliser aux grandes causes sociales, ses grands parents plâtriers résignés à leur modeste condition...Surtout quand l'image du père absent reste entourée de brouillard à cause des non-dits. Seule sa copine Isabelle, rencontrée par hasard dans l'euphorie nocturne du 10 mai 1981 _ et dans les toilettes publiques _ semble pouvoir le tirer vers le haut, et encore...
Y a-t-il rien de plus actuel que cette histoire venue tout droit des années 1980, surtout quand on connaît un tant soit peu le milieu ouvrier ? Qui ne voit pas en David un jeune paumé de son voisinage, de sa famille, ou lui-même ? Qui aujourd'hui, surtout dans les zones rurales, n'entend pas le ressac nostalgique d'anciens ouvriers d'une usine fermée ? Ces lendemains qui déchantent après LA victoire de la Gauche salvatrice et pleine de promesses, celle qui est censée nous représenter, nous le "petit peuple", ne font-ils pas partie de notre actualité ? Franchement, je ne sais pas si je vais être capable de proposer un avis objectif sur ce roman où tout me parle. C'était le risque à prendre en choisissant dans la sélection de Masse Critique sur Babelio un ouvrage dont le résumé-même m'évoquait un environnement presque familier.
Le crépuscule d'un monde est bien un roman, et non pas un cours d'Histoire comme on pourrait le craindre. Pas évident pour l'auteur de peindre une "fresque familiale"* et sociale sur plusieurs décennies, dont l'évolution dépend clairement des événements historiques de l'époque, sans tomber dans le piège du catalogue de dates et des coupures de presse annexées. Mais Yves Turbergue y parvient. Bien sûr, on pourra peut-être lui reprocher d'aller un peu trop dans les détails, soucieux qu'il était de mettre des mots sur le monde ouvrier meurtri et toujours à vif en dépit de son silence et de son visage fermé. Des détails qui sonnent presque faux, et qui évoquent un docu-fiction, qu'on trouve "bien fait" sans pour autant y croire. En même temps, libre à ceux capables de faire mieux de l'ouvrir s'ils le souhaitent, je n'en fais pas partie. Considère que le pari est gagné pour un auteur qui s'est attaché à scruter les synapses de ses personnages principaux pour nous faire partager tout ce qu'ils ont de suite dans les idées. Résultat, un roman polyphonique à la fois entraînant et instructif, plein de propos heurtés, de phrases dans lesquelles le verbe a loupé le train, d'expressions locales.. mais d'où ? on n'en sait rien. Le lieu de l'action reste mystérieux. Les personnages bougent vers la Nouvelle Calédonie, vers Marseille, vers une "ville universitaire", mais d'où viennent-ils ?
David le sait bien, lui, mais il ne demande pas mieux que d'en faire abstraction. La vie de misère, ou presque, de son entourage le dégoûte tellement que sa rencontre avec un oncle "différent" du reste de la famille lui met aussitôt les idées en vrac. La richesse, la liberté de ce parent décalé, le dédain qu'il suscite sont autant d'aimants pour un satellite sans orbite. Voilà, entre autres, où le bât blesse. L'ascension sociale a beau faire rêver, on ne se débarrasse pas aussi facilement qu'on le voudrait du lot de valeurs et de pensées véhiculées par sa "caste" ; surtout celles qui nous empêchent de croire en nous-même, celles qui font qu'on est pris au dépourvu lorsqu'on a l'opportunité de prendre les rennes d'une situation quelle qu'elle soit. Celles aussi qui nous rattachent à l'humanité et à notre bonne conscience. David l'apprendra à ses dépens, comme toujours, lors de son escapade marseillaise sur les traces de son oncle parvenu, et devra faire un choix : s'enrichir sur le dos des autres, en appliquant des méthodes douteuses ? ou préférer une vie modeste mais honnête, où le travail abrutissant et répétitif ne laisse guère de temps aux tours de passe-passe ? Peut-être se rendra-t-il compte qu'il est réellement imprégné de ce monde ouvrier sur lequel il crache depuis qu'il s'essaye à raisonner.
Aucune épopée familiale ne m'avait autant captivée depuis Des grives aux loups et Les palombes ne passeront plus de Michelet. D'ailleurs, il m'y a souvent fait penser.
* Voir le quatrième de couverture
TURBERGUE, Yves. Le crépuscule d'un monde. Plon, 2013. 445 p. ISBN : 978-2-259-21922-8
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire