samedi 23 octobre 2021

[COMICS] Pulp - Ed Brubaker ; Sean Phillips (2020)

Le temps n'a pas daigné s'arrêter, la vie a repris son cours avec une facilité surprenante. Les vivants se remettent à s'écharper pour des motifs plus futiles les uns que les autres, d'abord à petites touches teintées de décence, puis à grands coups de trique. Je ne sais pas si j'envie ou si je méprise leur capacité à rebondir aussi vite. 


La sortie récente de Pulp, album créé par Ed Brubaker et Sean Phillips, a fait beaucoup de bruit dans les podcasts où il est question de comics à plus ou moins forte dose. Comme à chaque fois on en parlait plutôt en bien, ce titre a fini par attirer mon attention. 

L'histoire 

New-York, 1939. Sale temps pour les Juifs et pour les vieux. Max Winter en fait l'expérience tous les jours. Sous ses cheveux blancs et sa silhouette malingre, le "grand-père" bouillonne comme dans sa jeunesse lorsqu'il est face à une injustice... et finit par faire des attaques qui lui rappellent que s'il veut changer le cours de sa vie, c'est maintenant ou jamais. 

En effet, Max est dessinateur pour un "pulp magazine" ; il aimerait publier des histoires profondes dans lesquelles son héros, Red River Kid, ferait autre chose que se battre en duel et taper des gens, mais son jeune patron dénature complètement ses œuvres : le but, c'est de vendre. Les gens veulent de la baston. Frustré par le manque de reconnaissance pour son boulot, désespéré d'être si mal payé, il trouve un peu de réconfort auprès de Rosa, sa copine, à qui il aimerait offrir autre chose que trois pièces pour survivre jusqu'au loyer suivant. Derrière leurs murs, le nazisme monte, discrètement mais sûrement. 

Alors, sentant sa fin proche, il décide de forcer le destin. S'il faisait un gros coup, comme dans le temps, en braquant une banque ? Car Max n'a pas toujours été artiste ; sa jeunesse, il l'a passée auprès de son pote Spike à faire les quatre cent coups pour aller chercher les fonds que leur modeste condition de fermier ne pouvait leur apporter. Il a souvent fait du mal, il est souvent sorti du droit chemin, il s'est souvent battu... Son héros de BD, Red River Kid, c'est un peu son alter ego. 

Une fois devant la banque, un particulier l'empêche de partir à l'assaut : il s'agit de Jeremiah Goldman, un de ses adversaires d'antan. S'il l'avait perdu de vue depuis des années, l'autre a toujours suivi sa trace et aujourd'hui, il a besoin de lui pour piller un repaire de nazis. Comme quoi, on peut être ennemi avec quelqu'un et le respecter assez pour faire appel à lui dans la difficulté... Sens de l'honneur ou besoin d'argent ? Un peu des deux sans doute. Max accepte. Les meilleurs ennemis deviennent associés. 


   


Bain de jouvence

Ed Brubaker et Sean Phillips ont choisi de mettre en scène des héros vieillissants et pourtant bien dynamiques : voilà qui fait du bien, dans une époque où les superhéros jeunes et musclés quadrillent le cinéma et la BD. Mieux encore, ils traduisent le quotidien impitoyable de celui qui se sent encore jeune dans sa tête, mais qui a bien conscience que son corps "ne suit plus", et qu'il faut le ménager. Un passage qu'on connaîtra tous, si on a la chance d'arriver jusque-là. Pas de miracles, pas de pouvoirs magiques dans Pulp : lorsque Max vient au secours d'un jeune juif pris à partie par un groupe de jeunes fachos... il se fait méthodiquement casser la gueule, sous les yeux de la foule indifférente. 

Si les années 1930 nous paraissent bien lointaines, elles représentent pour le héros une ère nouvelle, moderne, dans laquelle il ne se reconnaît plus. Sa nostalgie de la fin du XIX° siècle, où le code de l'honneur parlait même aux brigands de sa trempe, s'exprime sur ses planches de BD dédiées à des cow-boys parcourant le far-west à cheval. On comprend qu'il lui soit insupportable de voir son patron taillader ses histoires, qui sont ni plus ni moins des pans de sa vie.

Système pourri à la moelle

Max travaille pour un magazine de "pulps", format de BD très à la mode dans ces années-là, où on n'avait pas encore la télé, où l'accès à la radio et au cinéma n'étaient pas évidents. Imprimés à la chaîne sur du mauvais papier, pas chers, les pulps étaient faits pour êtres vendus en grand nombre et il importait de les remplir en fonction de ce que les gens voulaient y lire. On comprend ici que les auteurs étaient assez mal payés, que leur salaire pouvait varier du jour au lendemain et que leurs créations n'étaient pas protégées. Souvent, leur situation ne leur permettait pas de claquer la porte en cas de désaccord, et les boss faisaient jouer la concurrence entre les dessinateurs. Voilà qui fait un peu penser au système d'édition des mangas, de nos jours.   

Le nazisme en toile de fond 

Pulp est un album court _environ 65 pages_ mais très riche : vous n'y trouverez pas ni préface, ni dossier visant à contextualiser l'histoire. Il n'y en a pas besoin ; c'est l'une des grandes forces de cette histoire. Les sombres rues de New-York de février 1939, annonciatrices des prochaines années noires, contrastent avec les scènes de western chaudes et colorées de fin du XIX° siècle que Max propose à son patron ; quelque chose se passe, la ville change, on ne sait pas vraiment pourquoi, mais les tensions deviennent palpables. Au cinéma avec Rosa, il s'étonne de sentir un courant d'air nazi passer dans le public _décomplexé par l'obscurité. Les fachos ont leur QG, personne ne semble y voir d'inconvénient. On ne sait plus qui pense quoi, qui est de quel côté. D'ailleurs, Sean Phillips dessine ses personnages de façon à ce que leur face soit toujours à moitié occultée par l'ombre, comme s'il ne voulait pas qu'on voit "leur vrai visage". Nous sommes plongés dans cette période vicelarde où chacun attend de voir de quel côté le vent va tourner pour prendre position.     

N'étant pas connaisseuse du fameux "binôme Brubaker - Phillips", je ne saurais comparer avec leurs œuvres précédemment publiées. Mais Pulp est une belle découverte, émouvante et efficace dans sa façon de traiter le temps qui passe, le vieillissement, la nostalgie... en si peu de pages. Le couple formé par Max et Rosa est d'une charmante simplicité. 

A lire, donc... si vous arrivez à mettre la main dessus en bibliothèque ! Ce n'est pas simple, il a beaucoup de succès. D'ailleurs, je vais de ce pas le ranger, il faut que je le rapporte demain à la médiathèque de la Canopée car un amateur l'a réservé.  

Comme ça fait du bien d'avoir enfin réussi à pondre un billet ; j'étais à deux doigts d'imploser après ce mois de silence bloguesque et ces derniers jours difficiles. 

Ed BRUBAKER ; Sean PHILLIPS. Pulp. Delcourt, 2021. 65 p. ISBN 978-2-413-03951-8        

Vous pouvez écouter une chronique de Pulp dans le Comics Discovery S05E48 (calez-vous sur 1h18 à peu près !)

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