L'histoire
Lorsqu'on prend un train de nuit seul, on croise les doigts pour ne pas avoir à partager le compartiment, ou du moins pour voir débarquer le moins de voisins possibles au cours du voyage. Mais il arrive pourtant qu'un passager vienne occuper une couchette de la nôtre, et qu'il exacerbe même notre pointe de déception en faisant un bordel pas possible. Voilà précisément ce qui arrive au narrateur du roman Que cent fleurs s'épanouissent, un écrivain renommé qui ne sait pas trop s'il doit se vanter de son art, ou le dissimuler : en effet, l'action débute en Chine, au début des années 1970, pas longtemps après la tumultueuse Révolution Culturelle.
A première vue, son compagnon de route ne lui dit rien qui vaille, d'autant plus qu'il trimbale une caisse en carton qu'il manipule avec précaution, comme si quelqu'un se cachait à l'intérieur ; l'homme est-il fou et/ou dangereux ?
Bon gré mal gré, une discussion s'engage. L'étrange passager commence à raconter ses déboires de jeunesse au narrateur _et au lecteur, par la même occasion. Hua Xiayu, puisque c'est ainsi qu'il se nomme, venait alors de terminer de brillantes études d'art et attendait d'être affecté dans un service administratif ou pédagogique de son école. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il apprit qu'une place d'ouvrier dans une usine de céramique l'attendait en province !
Croyant d'abord à une erreur, il finit par répondre à la convocation et à quitter Pékin et ses promesses. On est alors au début des années 1960, il n'est pas question de contester le système d'attribution des postes ! Peut-être quelqu'un nourrissait-il de la rancœur ou de la jalousie envers lui, et a utilisé ses contacts pour broyer ses rêves ? Il n'aura guère le temps de chercher d'où est partie la balle, car une fois arrivé à Qianxi, les tuiles s'enchaînent...
Tuiles... Usine de céramique... Ahah Bref. |
Au travail, le malaise est palpable : entre les collègues qui ne lui adressent pas la parole, les voisins qui semblent se méfier de lui, les petits chefs qui l'accusent _à tort_ d'être un "révolutionnaire" ou un "anti-communiste", il ne se sent vraiment pas à sa place, et perd rapidement toute envie de s'intégrer. Heureusement, les visites d'un chien errant nommé Le Noir et de Dune, sa future femme, lui permettent de le trouver goût à la vie. Au travail, il se rend compte qu'il est capable de se distinguer des autres ouvriers en créant des poteries et des porcelaines d'une rare finesse : son âme d'artiste est engourdie mais pas morte ! Hua Xiayu est naïf et montre un peu trop sa bonne humeur, surtout quand il s'agit de parler de son mariage. Il ne sait pas encore que les hommes n'aiment pas voir leurs semblables heureux.
Bientôt, des dazibaos, sorte de tracts diffamatoires qu'il était de bon ton de plaquer sur les murs à l'époque, fleurissent aux environs de sa cabane ; ils dénoncent le supposé passé de dangereux fauteur de trouble du jeune céramiste, qui est pourtant certain de n'avoir rien à se reprocher... D'où viennent-ils ? Sans doute de ..., un petit chef de son usine qu'il soupçonne d'être amoureux de Dune, mais il n'a pas de preuves et sait bien que la parole d'un étudiant citadin ne compte pas. Comme il ne réagit pas et ne semble pas pris de remords _comment le pourrait-il ? le ton monte. Les brimades et ragots laissent place aux franches agressions. Les collègues les moins méprisants se détournent de lui, sans doute pour se protéger, tandis que Dune subit des pressions et ne sait plus qui croire. Comble de l'horreur pour un artiste, on le force à casser à coup de masse toutes ses porcelaines. A ce stade de l'histoire, on se croit perdu au milieu d'un roman de Kafka, on a autant le bourdon que le jeune peintre... et il se pourrait bien que le livre tombe des mains des lecteurs les moins motivés.
Ce serait une erreur : à partir du moment où la guerre est clairement déclarée, où Hua Xiayu se fait bien tabasser, où il avoue des délits qu'il n'a pas commis pour que sa femme échappe aux coups, où il se fait envoyer en "camp de rééducation" encore plus retiré du monde, le roman prend un nouveau tournant. Le jeune homme a touché le fond, il ne peut que rebondir. Sa peine va devenir une renaissance artistique, grâce à la rencontre de deux paysans, artistes à leurs heures perdues. L'un fait des poteries, l'autre s'illustre dans le découpage de papier. Tous deux sont des artistes qui s'ignorent ; leurs manières ne sont pas raffinées, mais leur oeuvre est vivante, vraie, déconnectée de la politique. Née d'une simple envie de créer, elle certainement pas monnayable ! L'étudiant va beaucoup apprendre au contact de ces formes d'arts dont il ignorait l'existence.
La femme s'en va, le chien reste
Ce sous-titre peut vous interpeller, j'en suis consciente ; laissez-moi juste développer. Dans ce résumé bien trop long, j'ai très peu parlé du chien nommé Le Noir qui se donne au peintre et qui va devenir son seul véritable ami. Il a pourtant un rôle déterminant dans le parcours du héros : dès les premiers chapitres, il fait immersion dans son environnement, suscitant d'abord sa peur avant de devenir un véritable ami.
Les hommes sont de vraies girouettes face aux événements : les ouvriers passent du mépris à l'admiration devant le talent de Hua Xiayu ; l'un d'eux se laisse emporter par la jalousie ; un autre compense ses frustrations par la violence et la cruauté. L'amour de Dune s'étiole bien vite sous l'effet de la méfiance. Pire encore, ils ne se contentent pas de le fuir ou de le sanctionner : ils veulent l'anéantir, lui faire mal en le forçant à détruire lui-même le fruit de son travail, son seul motif de fierté dans sa vie pleine de désillusions.
Le Noir est le seul gage de stabilité dans la vie d'un personnage ballotté par les vents contraires : cela dit, vous vous rendrez compte, si vous lisez ce livre, que si quelqu'un a des raisons de lui en vouloir, c'est bien lui ! Même pendant leur séparation forcée _on ne les laissera partir ensemble au camp de Qingshishan_ la bête jouera son rôle de guide : n'est-ce pas une statuette de chien, censée compenser l'absence du Noir, qui va mettre en relation Hua Xiayu et le colporteur local, par le biais d'un gamin ? Je n'ai pas les références nécessaires pour bien comprendre toute la symbolique dont Feng Ji Cai a voulu charger Le Noir, mais si l'on s'en tient simplement à notre image commune de cet animal, le message est clair : le chien est le meilleur ami de l'homme et il se distingue par sa fidélité.
La minute coincidence culturelle
Que cent fleurs s'épanouissent est un roman relativement court, dont le titre fait référence à une fameuse phrase de Mao Tsé Tung : à la base, ces propos encourageaient les intellectuels à s'exprimer librement, mais ils se sont transformés en traquenard pour ceux qui ont eu l'imprudence d'y croire. J'ai compris la référence à la toute fin de l'histoire... et surtout à l'aide du dossier pédagogique situé à la fin de mon édition Folio Junior qui a un peu vieilli, mais qui reste très instructive !
L'histoire est facile à suivre, mais une bonne connaissance du contexte politique en Chine à cette époque reste nécessaire, selon moi, pour bien comprendre et pour en apprécier la profondeur. Que cent fleurs s'épanouissent est aussi une réflexion sur l'art et sur la figure de l'artiste. C'est pourquoi je fixerai l'âge de première lecture aux niveaux 4°-3°, d'autant plus que les scènes de violence et les moments contemplatifs pourraient désarçonner les plus jeunes. Dans tous les cas, il ne faut surtout pas se priver de cette belle transcription des émotions que les œuvres d'art et le processus de création peuvent susciter.
Croyez-moi ou non, j'ai découvert ce livre juste avant d'aller me promener à Chantilly, pays de la "porcelaine tendre", c'est à dire fabriquée sans argile blanche, depuis le XVIII° siècle. Quelques très beaux services, vases et autres objets du quotidien, sont exposés au château. Beaucoup d'entre eux représentent des motifs faisant référence à la Chine _car on était en plein dans la phase "chinoiseries".
J'ai seulement photographié les petits bijoux représentant des poules ou des oiseaux, dans le cadre de mon Tour de France du Poulet*, mais si vous allez visiter le Musée Condé, vous pourrez en admirer plein d'autres. Une exposition autour de la porcelaine de Meissen et de Chantilly, intitulée "La fabrique de l'extravagance", est actuellement en cours de montage.
Plus d'informations sur cette facette sur patrimoine sur la brochure dédiée, éditée par la ville de Chantilly. Valeur sûre, donc !
Bon à savoir :
- Si vous souhaitez visiter le Domaine de Chantilly et que vous vous y rendez en TER, vous pouvez vous faire faire un billet spécial qui comprend le transport et la visite pour un tarif intéressant, me semble-t-il. Conditions à vérifier sur le site du Domaine et sur celui de la SNCF.
- Le billet Domaine donne accès au Château (et au Musée, aux expos), aux Grandes Ecuries, au parc _qui est vraiment très agréable, MAIS PAS au Potager des Princes, comme j'ai pu le lire quelque part. Cela ne vous empêche pas d'y aller faire un tour quand même, car il y a un méga trombinoscope des différences races de poules à l'entrée, et un jardin qui vous filera plein d'idées et vous remettra de vieux proverbes en tête. Sinon, la dame de la billetterie est un peu sèche, mais grâce au système de parcours fléché anti-COVID, hamdoullah vous ne la verrez pas à la sortie.
"Arrêtez de me chier dessus, bordel !" |
*Où que j'aille en France, je me lance de défi de dégoter quelque chose qui ressemble de près ou de loin à une poule, et de le photographier. Quand j'aurais assez de photos, je les alignerai toutes : c'est alors que la vérité sur l'existence de l'univers apparaîtra !
Feng Ji Cai. Que cent fleurs s'épanouissent. Folio Junior Edition Spéciale, 1995. 160p., ill. ISBN 2-07-058834-3
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