vendredi 24 juillet 2020

Lucien a peur de son ombre - Michel Imbert ; Laurent Grossat (2020)


Merci aux éditions L'Autre Regard et à Babelio pour l'envoi de l'album Lucien a peur de son ombre, dans le cadre de l'opération Masse Critique. 

L'histoire 

A l'école, personne n'a rien vu venir. Du jour au lendemain, l'intrépide et turbulent Lucien est devenu aussi craintif qu'un mulot dans une cuisine. Qu'a-t-il bien pu lui arriver ? Cette soudaine métamorphose interroge ses copains, qui ne comprennent pas pourquoi le capitaine de leur équipe de foot préfère rester prostré sous le préau au lieu de taper dans la balle. Même la maîtresse s'inquiète, alors qu'elle aurait bien des raisons de se réjouir de l'essoufflement de la "tornade" Lucien. Mais comme personne n'arrive à percer le mystère, tout le monde finit par accepter la situation : la vie continue...

Seules deux ombres savent pourquoi le garçon est devenu aussi peureux que mutique ; il s'agit de celle du principal intéressé, et de celle de Léa, une autre élève de l'école. En effet, quelques jours plus tôt, un incident s'est produit entre les deux enfants : Lucien a méchamment éconduit Léa, se moquant ouvertement de la lettre d'amour qu'elle avait pris soin de déposer discrètement dans son cartable. Outrée par tant de cruauté et de mépris, l'ombre de Léa a pris les choses en main et s'est associée à l'ombre de Lucien pour mener la vie dure à ce caïd en carton. Le stratagème fonctionne bien, très bien, même, puisque le garçon se met à avoir littéralement peur de son ombre, qui lui fait des grimaces et se détache de son corps pour faire sa propre vie... On pourrait croire que la blague est allée trop loin, mais les ombres complices sont confiantes : elles savent que la gentille Léa parviendra à le faire sortir de sa torpeur.  



Zones d'ombre dans le monde des enfants 

En seulement 22 pages, l'album Lucien a peur de son ombre bouscule pas mal d'idées reçues et parvient à soulever énormément de questions susceptibles d'interpeller enfants, parents, éducateurs : que faire lorsqu'un enfant change brusquement d'attitude ? Comment réagir face à la moquerie, au mépris des camarades de classe ? Les filles et les garçons peuvent-ils être amis ? Un enfant solitaire est-il forcément un enfant malheureux ? Les plus jeunes n'auront pas toutes les réponses à la fin de l'histoire _les grands non plus, d'ailleurs, mais ils trouveront matière à réfléchir dans cet ouvrage rempli s'illustrations agréables, aux formes et aux couleurs très douces. 

Les auteurs n'ont sans doute pas choisi au hasard l'âge de leurs jeunes héros : on ne le connaît pas vraiment, mais c'est incontestablement celui où l'on découvre l'existence des ombres, à la fois sources de jeux, de mystère et d'angoisse, où l'on prend conscience de son ombre comme d'un double indissociable, différent de soi, qu'on influence grandement mais qu'on ne contrôle jamais tout à fait. Dans le dictionnaire Larousse, il est dit que qu'une ombre est "une silhouette sombre, plus ou moins déformée, que projette sur une surface un corps qui intercepte la lumière". Elle ne se suffit donc pas à elle-même, en principe. 



Ici pourtant, les ombres deviennent des personnages à part entière : elles n'ont pas de consistance, a priori pas de non ni de vie propre, mais elles sont capables d'exercer un pouvoir sur celui ou celle à qui elles sont rattachées. Celle de Léa est bienveillante jusqu'à ce que la colère ne la rende redoutable ; celle de Lucien n'apparaît qu'après le "drame de la lettre", comme si le garçon était encore trop immature ou trop occupé par ses jeux de gamins pour remarquer sa présence. Il la découvre donc sous son aspect farceur, et c'est sans doute pour cela qu'il en est effrayé. 

Parce qu'elle a dompté la sienne depuis bien longtemps, Léa semble nettement plus en avance que lui _et que les autres enfants_ sur l'empathie, sur l'écoute et sur la verbalisation de ses propres sentiments. Peut-être les ombres symbolisent-elles ici la conscience, la "petite voix intérieure" qu'on choisit ou pas d'écouter, qui nous dit parfois ce qu'on n'a pas envie d'entendre, au risque de nous déstabiliser ? Alors que Léa accepte la sienne et l'apprivoise pour s'en faire une alliée, Lucien (qu'elle a d'ailleurs surnommé l'"enfant lumière") fuit le soleil pour ne pas avoir à affronter sa sensibilité.  



L'album rayon de soleil  

Or, il n'est pas facile de trouver une place ombragée dans le petit monde de Léa et Lucien ! Bien qu'aucune indication de lieu ne nous soit donnée, on apprécie le choix d'une école au soleil (en même temps, c'est préférable si l'on veut jouer avec les ombres...) et entourée de palmiers. Voilà qui change un peu des représentations souvent très conventionnelles des cités scolaires dans la littérature de jeunesse _ du moins dans les titres que j'ai eu l'occasion de lire. Ne généralisons pas. 

Je dirais que Lucien a peur de son ombre s'adresse à tous les enfants à partir de 6 - 7 ans _ mais comme chacun sait, les indications d'âges sont relatives. Si je ne le conseillerais pas plus tôt, c'est parce que la narration n'est pas tout à fait linéaire : Lucien nous est d'abord présenté comme un enfant craintif, avant que les auteurs nous amènent à remonter de fil des événements qui expliquent sa métamorphose. Ensuite, on retourne au point de départ et on avance vers la résolution du problème grâce au tact et à la patience de Léa. La progression n'a certes rien d'illogique, au contraire, mais elle peut quand même gêner la compréhension des plus petits, à mon avis. 

Les autres seront ravis par la poésie de cet ouvrage, qui peut se lire seul comme accompagné d'un adulte. Même si les images qui captent d'office notre attention, il est intéressant de s'attarder sur le texte qui ne manque pas de surprendre : malgré un choix de caractères, petits, fins, tout en discrétion, l'écriture oscille souvent entre "vocabulaire de grandes personnes" et registre familier.  

"Lui si téméraire n'ose plus rien entreprendre" 
" Espoir immense... qui se fracasse sur l'indifférence et le mépris du garçon" 
"Mais ses potes voient bien qu'il ne tourne plus rond" 


Cela dit, petits et grands pourront observer la qualité de l'illustration et les expressions de visage fort bien réussies des héros, surtout celles de Lucien : l'auteur des dessins arrive quand même à faire en sorte que l'enfant incarne successivement le mépris, la fierté, la cruauté, l'incrédulité et la terreur. Cela nécessite un certain talent ! 




Lucien a peur de son ombre est un bel album pour enfants qui nous délivre de beaux messages de tolérance et d'empathie, sans être moralisateur ni excessivement "bien pensant". A lire et à faire connaître le plus largement possible. On peut simplement regretter que les nombreuses thématiques importantes _ les relations filles - garçons, les traumatismes, la place et le rôle des adultes, la communication non violente, la peur irrationnelle... n'aient pu être développées. Mais ce serait alors devenu un roman !



Michel IMBERT ; Laurent GROSSAT. Lucien a peur de son ombre. L'Autre Regard jeunesse, 2020. 22 p. ill. ISBN : 978-2-490906-09-3


Souvenir d'une petite balade à vélo...
Camera Crosstour
Montage Shotcut



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