Même si on crache dessus parce qu'il se déroule par temps froid ou pluvieux, même si on râle sous les chapiteaux toujours blindés, le Festival International de la BD d'Angoulême reste un rendez-vous incontournable pour les amateurs et les connaisseurs de bande dessinée. Cela ne veut pas pour autant dire que c'est le seul ! D'autres événements autour du neuvième art fleurissent un peu partout en France, et tout au long de l'année. S'ils sont forcément moins médiatisés et de plus petite envergure, ils ont l'avantage de ne pas trop ressembler à des usines à gaz ; c'est du moins ce qui m'a semblé lorsque je suis allée au festival BD BOUM, à l'automne dernier. Il se tient tous les ans à Blois, à la fin du mois de novembre.
Plus d'infos ici : https://www.maisondelabd.com/ Si tout va bien, j'espère être présente pour la 37ème édition. |
Comme j'y étais pour la journée seulement, je me suis surtout concentrée sur les expositions, sur la visite des stands d'éditeurs et un peu sur la ville en elle-même. Pour ceux que ça intéresse, les archives de l'édition 2019 sont accessibles à cette adresse : https://www.maisondelabd.com/bdboum-expos2019.
- Point de départ : l'exposition autour de la série de BD Les enfants de la Résistance, bien présentée, enrichie d'éléments historiques et d'objets d'époque pour bien comprendre le contexte, présentée par des jeunes guides sans doute étudiants et particulièrement motivés (pour un samedi matin).
Les enfants de la Résistance - Tome 1 |
La bibliothèque Abbé Grégoire ouvrait ses portes au public en accueillant une suite de panneaux consacrés aux BD qui avaient en commun des auteurs italiens (Serpieri, Toppi, Battaglia), des décors propres aux western, et Mosquito comme éditeur. Impressionnant et instructif, même (et surtout) quand on n'y connaît rien.
- La Halle au grain abritait un grand nombre d'exposants, dont Northstar Comics. La politique de cette récente maison d'édition de comics "version française" est de se réapproprier des super-héros oubliés et par conséquent devenus "libres de droits", si l'on peut dire. A ce moment-là, trois séries étaient en cours dans leur vitrine : Hoplitea, Heroics et le Privé.
- Hoplitéa raconte l'histoire de Sophia, une super-héroïne des temps anciens qui a fait le choix d'abandonner ses pouvoirs et de mener une vie ordinaire, à notre époque.
- Changement de décor dans Heroics, dont l'action débute à la veille de la Seconde guerre mondiale : un scientifique tombe par hasard sur une source d'énergie et en retire une force extraordinaire. Evidemment, cette découverte va modifier les plans de son destin et il va entraîner bien malgré lui toute sa famille dans l'aventure.
- Le Privé est une BD policière sur fond de mafia dans lequel on suit les aventures d'un détective pas très reluisant, d'après ce que j'ai compris.
- Je n'ai lu aucune de ces trois BD, mais les membres Northstar Comics présents sur les lieux m'ont indiqué que les deux premiers titres étaient tout à fait adaptées aux jeunes en fin de collège, tandis que le dernier se destinait clairement à un public adulte. N'hésitez pas à laisser un commentaire si vous connaissez ces œuvres et que vous pensez que je me trompe. A noter que l'équipe est composée de types sympas et ouverts au dialogue ; face à eux, je ne savais trop sur quel pied danser : ça m'intimide toujours de voir des dessinateurs jouer du crayon, là devant moi, en direct, mais ils ont fait l'effort de pousser un peu la conversation. C'était cool de leur part. Depuis, j'ai entendu parler d'eux dans un numéro du mois de mars du podcast Comics Discovery. Les animateurs semblent apprécier leur travail, ce qui fait d'eux des valeurs sûres.
- Sonnée par tant d'interactions, j'ai enchaîné sur l'exposition des 10 ans de la collection Noctambule. C'est à cette occasion que j'ai découvert Benjamin Lacombe, son style bien particulier, ses fascinants personnages aux gros yeux et aux airs de poupées de cire. Malgré la présence d'autres extraits de BD emblématiques de la collection réalisées par Chloé Cruchaudet, Pascal Rabaté, Christian de Metter, et bien d'autres, ce sont les panneaux centrés sur Léonard & Salaï qui ont le mieux capté mon attention, notamment celui qui représentait les deux héros en plein vol :
Sur le chemin du retour, j'ai essayé de voir si je pouvais trouver cette bête-là en bibliothèque, mais il s'avère que ce n'est pas si simple, même à Paris, et j'ai un peu oublié Léonard et Salaï jusqu'à un récent craquage qui m'a poussé à l'acheter. A supposer que l'histoire soit décevante, ça resterait un bel objet que je serais contente d'avoir sous la main.
Comment caractériser et résumer cet album efficacement et avec exactitude ? D'abord, disons qu'il s'agit du premier tome d'un diptyque consacré à la vie et à l'oeuvre de Léonard de Vinci, à partir du moment où il croise le chemin du jeune Salaï qui va devenir son apprenti, son amant, son modèle, son soutien moral, et plus encore. Benjamin Lacombe et Paul Echegoyen, les auteurs, semblent avoir fait le choix de rester cohérents avec les grandes étapes de la vie de Leonard de Vinci : Il Salaïno est donc bien balisée chronologiquement, depuis 1490 avec l'entrée fracassante de Salaï dans l'atelier florentin de Vinci, encore sous la protection des Sforza, jusqu'aux années 1504-1506 qui sonnent comme un retour aux sources après bien des déboires.
Le Léonard de Vinci qui s'anime ici n'est donc pas le vieillard à barbe blanche qu'on se représente habituellement, mais un homme encore jeune, plein de vie et d'espoir, déjà sage et charismatique. Aimé par la troupe d'artistes et d'amis qui l'accompagnent partout, il tient plus Jésus que du Père Noël ; et on sent bien que c'est par respect pour lui que tous tolèrent l'insupportable Salaï. Si l'on sait que le salaïno, c'est à dire "le petit diable" en italien, a réellement existé et occupé une place de choix dans la vie de Léonard de Vinci, on n'a pas beaucoup d'autres certitudes à son sujet : Benjamin Lacombe a donc su tirer profit de la voie royale de liberté qui s'étendait devant lui, et a pu façonner un personnage irrésistible complètement aux antipodes du génie : paresseux, insolent, insatiable carnivore, impatient, capricieux, mais capable de l'aimer pleinement et de le comprendre.
Les premières planches m'ont mise un peu mal à l'aise car les traits de Salaï sont très juvéniles _en même temps... il devait être relativement jeune au début de sa relation avec Vinci. Par chance, et contrairement à ce que laisse entendre le titre de la BD, il n'est pas question "que" de la vie de couple de Léonard et de son apprenti. Evidemment elle est importante dans le sens où on la voit se construire, évoluer dans le temps, trouver son équilibre, mais elle n'occupe pas tout l'espace pour autant.
Léonard et Salaï relate surtout le parcours d'un artiste dont on se souvient des découvertes mais dont on oublie qu'elles sont nées dans la douleur et après bien des échecs. Ici, vous ne verrez pas que la Joconde _un peu à la fin.. mais la Cène inondée, la machine volante qui se casse la gueule contre toute attente, le portrait d'Isabelle d'Este qui tarde à éclore, des écluses révolutionnaires mais irréalisables, la bataille d'Anghiari dont l'aboutissement se fait prier...
Les auteurs nous interpellent aussi sur une réalité de l'époque : quand on était artiste, même reconnu et admiré, même génial comme Vinci, on restait soumis au bon vouloir de ses protecteurs, et on était susceptibles de devoir déménager vite fait quand les événements politiques faisaient basculer les pouvoirs d'un côté ou de l'autre. Rien n'était jamais sûr, jamais acquis, et il valait mieux être moralement costaud pour ne pas se laisser miner par les obstacles. Voilà en quoi cette bande dessinée est particulièrement intéressante et instructive, même si on ne peut pas la qualifier de "documentaire". En effet, Benjamin Lacombe a brodé sa poésie sur la vie de Léonard de Vinci de la même façon qu'il a réussi à se réapproprier ses tableaux, puisqu'il a su à la fois les représenter fidèlement et y ajouter son propre style. Tout le monde ne peut pas faire ça avec autant de réussite : c'est vraiment ce qui force l'admiration en l'occurrence. Encore plus que le minutieux travail de recherche effectué pour rester au plus près des faits.
La Cène en proie à l'humidité |
Le Portrait d'Isabelle d'Este, protectrice imbue d'elle-même et un poil voyeuse |
La Joconde, symbole du renouveau pour Léonard |
Dans un dossier intitulé "Histoire d'une création" qui clôture l'album, Benjamin Lacombe et Paul Echegoyen (qu'on aurait tendance, à tort, à passer au second plan) évoquent leurs intentions artistiques et le processus de création dans tout ce qu'il a de beau et de difficile.
Florence vue du ciel |
=> Léonard est Salaï est une bande dessinée qui, à mon avis, à toute sa place dans les bacs du CDI d'un lycée. Comme il y a quelques scènes de nus, forcément, on évitera de la proposer en libre accès en collège... même si elle peut être abordée en cours, à travers des extraits.
Pour l'instant, je n'ai pas trouvé trace du deuxième volet de l'histoire, il semblerait qu'il ne soit pas sorti à ce jour. On pourrait s'en étonner car cela fait déjà six ans que Il Salaïno a été publié, mais la réalisation de sa suite nécessite forcément du temps et de la patience.
Comme je ne connaissait rien à la vie de Léonard de Vinci, j'ai appris pas mal de choses dans cette BD... mais ce ne sera pas forcément votre cas. Si comme moi vous craignez de vous sentir perdus entre histoire et fiction, vous pouvez lire l'article de l'encyclopédie Larousse consacré à l'artiste aux multiples casquettes, et écouter la série de podcasts du musée du Louvre : "Quand la peinture raconte Léonard". L'épisode 4, "L'idéal", parle du tableau de Saint Jean Baptiste et fait rapidement allusion à Salaï, qui l'aurait partiellement inspiré.
Benjamin LACOMBE ; Paul ECHEGOYEN. Léonard & Salaï - 1 - Il Salaïno. Soleil, 2014. Coll. Noctambule. 96 p. ISBN 978-2-302-01873-0
Quelques photos de Blois, prises au mois de novembre dernier
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