Parce qu'on n'avait pas fait de point Culture Poule depuis longtemps, parlons aujourd'hui de Pouline, un très bel album pour enfants réalisé par Carine Foulon et Thanh Portal. Même s'il m'a laissée un peu perplexe par moments, vous l'aimerez bien avec ses belles couleurs et ses personnages dessinés au crayon, à l'ancienne.
D'habitude, je garde les formalités d'usage pour la fin du billet, mais une fois n'est pas coutume : merci à Babelio et aux éditions La Palissade pour l'envoi de cet album, suite à l'opération Masse Critique organisée le mois dernier _c'était une spéciale "Littérature Jeunesse", ahah !
Pouline met en scène les péripéties d'une poule manifestement très fière d'avoir pondu cinq oeufs au sommet d'une colline ! Mais lorsque les coucous échappent à son contrôle et dévalent la pente en roulant comme des billes, elle n'a d'autre choix que celui de se lancer à leur poursuite dans une course effrénée !
C'est parti pour la grande aventure des chiffres de un à cinq !
On a beau être à la campagne, Pouline et ses oeufs hyperactifs vont croiser du monde sur leur chemin : un renard, un brigand, une fillette, une fouine et "son amie l'hermine". Leurs points communs : ils ont la dalle, ils aiment les oeufs, et ils vont être les seuls capables d'interrompre la fuite interminable des "bébés" de la poule... pour les gober sans se poser de questions ! Ainsi, Goguenard le renard récupère le premier pour en faire un oeuf mollet. Sacripan le brigand prévoit de cuire le deuxième à la coque ; la fillette, un peu plus créative, envisage la possibilité de faire des crêpes avec le troisième, tandis que la fouine mise sur la convivialité en proposant une omelette à ses amies. On attend en vain le moment où un animal va se prendre de compassion pour Pouline et lui remettre son oeuf en main propres au lieu d'en faire son repas. Bande de voraces ! Mais par chance, il en reste toujours un en course...
Ces bêtes et figures de la forêt ne sont pas des inconnues des histoires pour enfants ; l'introduction du renard nous ramène forcément au bestiaire des fables et autres comptines populaires, auxquelles appartient par exemple Roule galette. Pour ceux qui ne se souviendraient pas du destin tragique de cette petite galette vantarde, bien qu'elle n'ait pas de quoi faire sa belle (n'est-elle pas le résultat d'un mélange de farine et de poussières raclées sur le sol d'un grenier vide ?), voici un petit rappel en images :
Dans cette version, le renard est l'animal qui se montre assez malin pour séduire la galette allumeuse* et la manger ; il surpasse en ce sens les autres protagonistes, tout aussi intéressés que lui, mais beaucoup moins réactifs.
Sacripan et la fillette évoquent quant à eux ces drôles de personnes qui errent dans la forêt, trop humaines pour ne pas être louches, toujours un peu isolées... Toujours au bon endroit au bon (ou au mauvais) moment, et le plus souvent de passage. Vous savez ! les bûcherons, les braconniers, les jeunes servantes, les princesses échappées de leur tour, les bandits...
Tout de rouge vêtue, la petite fille à l'allure antipathique _ déjà riche d'une galette, que demande le peuple ! fait d'autant mieux écho au Petit Chaperon rouge qu'elle se réfugie chez sa grand-mère pour lui faire part de sa belle trouvaille ! Sacripan pourrait être, de son côté, le reflet du bûcheron ; car, contrairement à ce que peut laisser présager son statut, il n'a pas l'air "méchant". Pourrait-il être un clin d'oeil aux Trois brigands de Tomi Ungerer ? Ok, ce serait un peu tiré par les cheveux, même si on sait qu'ils se révèlent moins mauvais qu'ils en ont l'air malgré leurs capes sombres et leur hache impressionnante... Mais ce serait drôle.
Pouline entre donc dans la ronde des histoires pour enfants friandes de personnages de fables, de contes, facilement convertibles en comptines et à peine édulcorées dans leur cruauté. Car à la fin, quatre des cinq oeufs ont été gobés avant que la poule ait eu le temps de s'apitoyer sur leur sort. Faut-il s'en émouvoir ? Après tout, manger un oeuf n'est pas tuer un poussin.
Oeuf ou poussin ? Spéculations...
Pouline se fait donc voler ses oeufs l'un après l'autre, mais choisit à chaque fois de limiter la casse en poursuivant ceux qui continuent à rouler inlassablement. Un de perdu, c'est un de perdu ! On peut lire dans son attitude un message encourageant : la vie continue même dans l'adversité, il faut avancer quoiqu'il arrive. Parallèlement, la légèreté avec laquelle les auteurs font état de la fin tragique des ovules amène les jeunes lecteurs à relativiser. Oui, Pouline perd ses oeufs, mais ce n'est pas aussi grave que si elle perdait ses poussins ! Ils n'ont pas encore de cerveau, de conscience, et ne sont pas viables hors de leur coquille ; ce sont des aliments parmi d'autres, et il vaut mieux se réjouir pour tous ceux qui vont assurer leur survie grâce à eux : le renard, la fouine, les humains. La preuve : tout le monde a l'air très gentil (même le brigand) et la maman ne pleure même pas !
Cet album m'a rappelé un TP que nous avions tenté de faire en 2nde, dans le cadre du cours de SVT. De ses grosses mains poilues, Chouzy nous avait remis un oeuf de poule placé en couveuse trois ou cinq jours auparavant. Nous devions ouvrir délicatement la boîte de Pandore, repérer l'embryon de poulet et y injecter un peu d'adrénaline. L'effet attendu était une accélération bien visible du rythme cardiaque, de façon à ce qu'on remarque d'une part le fonctionnement automatique du muscle, et d'autre part, l'impact de la substance sur la fréquence des battements. Ou quelque chose comme ça. Le coeur était donc censé battre plus vite après le coup d'adrénaline, de la même manière que le palpitant d'un poulet se serait affolé s'il avait été en danger et s'il en avait secrété naturellement. Evidemment, Estelle et moi avons par maladresse crevé le jaune et perdu toute trace de l'embryon par la même occasion ; du coup, nous n'avons rien pu faire et Chouzy s'est foutu de notre gueule. Nous nous sommes défendues en disant que ce n'était pas très jojo de sa part, de nous faire disséquer des poulets comme ça sans prévenir, et que d'abord est-ce qu'il avait bien le droit ?? Il a répondu très posément que l'embryon ne faisait pas le poulet, et que si nous avions eu affaire à un poussin conscient de ce qui lui arrivait, nous n'aurions pas eu besoin de lui souffler un remontant pour lui enflammer le coeur : son cerveau s'en serait occupé sans qu'on ait besoin d'intervenir !
D'ailleurs, c'est marrant, mais je crois que c'est à l'issue de ce TP que je me suis vraiment positionnée en faveur de l'IVG ; jusque là, j'avais toujours eu un peu de mal à me faire mon idée sur la question. J'ai toujours eu un train de retard dans les matières scientifiques, et si je n'ai plus grand souvenir du cours qui a suivi cette expérience, elle m'aura au moins servi à quelque chose ! Ah, Chouz serait fort aise de l'apprendre, certainement ! Mais pour en savoir plus sur le TP en lui-même, voici sa description faite par des professeurs de SVT, ainsi que le protocole à suivre.
SAUF QUE...
COUP DE THÉÂTRE !
Le cinquième oeuf éclot et un poussin s'en extrait.
ET là ça change TOUT !
Cet événement amène à poser deux hypothèses qui imposent l'une comme l'autre une relecture de tout l'album :
- Tous les oeufs de Pouline étaient prêts à éclore. Ils étaient donc viables ! Goguenard le renard, Sacripan le brigand, l'autre gonzesse sans nom, Madame la Fouine et ses amies (pourquoi est-ce que ces dernières m'évoquent une maison close ? suis-je la seule ? ) sont tout bonnement coupables de poulicide involontaire.
- Si l'on va au-delà du non-sens qu'induit l'éclosion sans couvaison du dernier poussin, on peut estimer que le phénomène aurait pu se produire également pour les quatre premiers. Là encore, il ne s'agit plus de casser un oeuf, mais de manger du poulet. Pouline devient l'histoire d'une portée décimée dont une poulette insouciante est l'unique survivante !
On déplore alors que la mère semble s'en contenter et ne laisse paraître aucun esprit de vengeance. Pouline projette aux lecteurs une curieuse image de la famille monoparentale : elle est inexpérimentée, visiblement jeune, débordée, impuissante. Toute à son admiration pour son "oeuvre", la poule fait "ce qu'elle peut" et perd le contrôle de sa marmaille soudainement extraite du nid pour on ne sait quelle raison d'ailleurs, et ne peut plus rien faire d'autre que courir derrière les oeufs en jurant et "râlant"... alors qu'ils sont tout aussi piégés qu'elle par les lois de la physique. La manière dont le personnage est dessiné renforce cette impression : des cils bien marqués, des yeux de galline sous hypnose, des joues rouges et une belle crête rouge aux pointes arrondies font de la poulette une héroïne extrêmement sympathique mais pas très crédible ! Pourquoi Pouline n'est-elle pas une poule plus forte ? C'est un peu frustrant.
Pouline |
Ce sentiment ne s'impose pas forcément à la première lecture ; je pense qu'il se construit au fur et à mesure du parcours de la mère poule, déboire après déboire et râleries après râleries _et qu'il reste très personnel. Autant ne pas s'y limiter.
La forme de l'album se prête à d'autres interprétations. Tout est toujours question d'interprétation _ouais, ça fait beaucoup rire quand je dis ça, mais c'est vrai. Réalisé dans un format rectangulaire**, il permet de concilier les vastes paysages verdoyants et les passages narratifs.L'utilisation de la double page une fois sur deux, pour illustrer la course-poursuite de Pouline et de ses oeufs, facilite une première approche des plans pour les enfants : les animaux sont alternativement vus de très loin, perdus dans la colline sur l'étendue des deux pages, puis de très près. La détresse de la poulette est renforcée par ces plans qu'on pourrait qualifier de panoramiques : la colline couverte de brins d'herbe finement dessinés semble s'animer et "aspirer" Pouline. Le lieu de l'action devient alors une zone vertigineuse, dangereuse, presque aussi angoissante qu'une forêt. Mais à l'utilisation de la double page succède la "rencontre" avec les personnages secondaires attachants, organisée en deux temps : sur la page de gauche, on présente en gros plan "l'habitant" de la colline, et sur celle de droite, ce qu'il va faire avec l'oeuf qui est arrivé jusqu'à lui.
Pouline est donc un album qui joue sur les contrastes : les couleurs chaudes, douces et rassurantes révèlent une colline pleine de pièges. L'aspect conventionnel du livre dans sa forme et dans son texte tout en rimes régulières dévoilent le désordre et même une dimension fantastique : les traces de pattes d'une poule qui court dans tous les sens et le choix des auteurs de disséminer des bribes de l'histoire dans différentes zones de la page viennent contrer l'apparente régularité l'oeuvre ; parce que Pouline crie "reviens, mon petit poussin", la coquille du dernier oeuf se brise comme par magie et laisse place au poussin.
Si, comme je l'ai dit plus haut, tout ne me séduit pas dans cet ouvrage, il reste très original, ni trop doux, ni trop cru, aussi chantant qu'une comptine (tout en nous faisant grâce de l'air détestable qui nous reste dans la tête pendant trois jours) !
FOULON, Carine ; PORTAL, Thanh. Pouline. La Palissade. La Rochelle, 2015. 26 p. ISBN 979-1-0913-3013-8
Prix : 13,50
* N'oublions pas qu'à la base, la vieille la dépose sur la fenêtre avant de la donner au vieux car elle est "trop chaude". Ce n'est pas anodin !
** Je m'appuie sur le dossier "L'album au CDI" réalisé par Martine Hausberg, documentaliste et formatrice en littérature jeunesse.
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