C'est en la questionnant, en explorant sa complexité que l'on peut comprendre la société actuelle et appréhender son évolution. Ainsi, Isabelle Compiègne nous propose de réfléchir aux aspects de la "société numérique" et aux réalités qu'elle soulève. Va-t-elle dans le sens d'une démocratisation des savoirs, ou aggrave-t-elle les inégalités ? Doit-on la placer sous le signe de l'interactivité et du renforcement de la communication, ou marque-t-elle plutôt le début d'une déshumanisation du lien social, voire d'une surveillance ininterrompue ? Toutes ces questions ne trouveront pas de réponses, mais elles auront le mérite d'avoir été soulevées.
Isabelle
Compiègne a tenté de définir les contours de cette « société
numérique » mise à l'honneur dans l'ouvrage. Il faut dire que
cette expression courante s'inscrit dans la même mouvance que les
autres « sociétés de » (de l'information, des réseaux
…).
Elle
marque ici la conciliation entre l'essor des technologies pour
l'information et la communication, et une tendance générale des
hommes à fonctionner en réseau. Ce phénomène est matérialisé
par des outils faisant appel aux technologies numériques. Souvent
destinés à un usage individuel et personnel, ces nouveaux appareils
(téléphones mobiles, smartphones, ordinateurs, tablettes, lecteurs
mp3) sont fabriqués en grand nombre et largement diffusés. Faut-il
alors croire au déterminisme technologique (1) de Mac Luhan ou, au
contraire, à l'apparition d'objets répondant aux besoins d'un
humain placé au coeur du réseau ? Isabelle Compiègne semble opter
pour la deuxième hypothèse.
Quoiqu'il
en soit, la société numérique correspond à une réalité très
inspirée de grandes représentations mythiques des sciences et des
technologies. Issues de la pensée collective, elles mêlent
l'admiration pour l'efficacité, la puissance des appareils de
communication et d'information, le rêve d'un brouillage des repères
spatio-temporels, et la crainte de machines plus fortes que l'homme,
ou de la surveillance permanente de Big Brother. Aussi, les
ordinateurs, les téléphones portables sont-ils des objets aussi
fascinants qu'intrigants. L'homme
peut-il correctement s'insérer dans une société où sa position
sera forcément marquée par la mobilité ? Sans doute, s'il adapte
le processus de socialisation aux exigences de son temps.
Le
rapport à soi sensiblement modifié.
Nous
l'avions déjà vu en lisant Les liaisons numériques, vers unenouvelle socialbilité d'Antonio Casilli, l'hypothèse est
encore soulevée ici : le rapport de l'homme à lui-même, à son
corps comme à ses idées, connaît des changements. Nous devenons
des « homo numericus » : nous pouvons faire plusieurs
choses en même temps, jongler entre les échange avec nos pairs et
notre activité professionnelle. Nous voulons rentabiliser au maximum
notre temps en sollicitant plusieurs de nos sens dans des buts
d'information et de communication, et cela influe sur notre manière
d'être : le caractère très individuel de nos sociétés est
conforté par le recours à des objets personnels pour communiquer.
Le plus drôle, c'est qu'en écrivant mon interprétation de la
lecture de ce livret, j'écoute aussi une conférence sur la vie de
Bram Stocker tenue lors du Festival du Vampire et publiée peu après
sur Youtube. Mes oreilles sont libres, faudrait pas gâcher.
On se rapproche dangereusement (ou pas) de certains mobiles de la
science fiction où hommes et machines sont indissociables. Des
cyborgs au transhumanisme, l'évolution humaine implique forcément
des attributs technologiques divers et une conciliation du monde réel
et des sociétés virtuelles. En effet, chacun de nous peut créer sa
« vie parallèle » en jouant à Second Life sur la toile,
par exemple : c'est l'opportunité de se créer un « avatar »
parfait de corps et d'esprit... peut-être en dépit de l'intégrité
de sa « vraie » personne. Faut-il s'en réjouir ou s'en
inquiéter ? Sans doute suffit-il juste d'avoir assez conscience de
cette évolution pour en tirer profit et éviter les zones d'ombre
(malveillance, dépendance aux TIC, déni de soi).
Les
mutations ne se limitent pas l'apparence physique de l'homme : les
modes de stockage, l'hypertexte, le multimédia influent sur la
manière de penser de l'homme. Ce phénomène n'est pas nouveau : de
tous temps, les technologies intellectuelles ont amené le cerveau
humain, extrêmement plastique, à s'adapter aux activités qui lui
sont proposées. C'est pourquoi, de nos jours, le cerveau est
caractérisé de « multitâches ». Les plus optimistes y
voient une amélioration des capacités de l'homme, d'autres sont
réticents et craignent un impact négatif dû à la surcharge
cognitive, à l'hyper-attention, tels que la régression de la
mémoire et de la réflexion. Il est important de constater une
« fracture cognitive » en marge de la « fracture
numérique » : si tout le monde n'est pas à égalité face aux
technologies, tout le monde ne connaît pas non plus les mêmes
transformations cognitives.
Si
le rapport de l'homme à lui-même évolue, il en va de même pour la
prise en compte de l'Autre... même si tout ne change pas
catégoriquement. Les interactions humaines prennent des formes
différentes à l'ère du numérique : l'échange en face à face,
par exemple, n'est plus indispensable à la mise en place d'une
situation de communication, même s'il demeure important pour
entretenir une relation de longue durée. Les téléphones, les
smartphones, les ordinateurs permettent un contact non présentiel et
pourtant instantané entre plusieurs personnes. Ils ouvrent ainsi la
voie à une nouvelle sociabilité. Parallèlement, on note
l'apparition de communautés virtuelles basées sur les centres
d'intérêts ciblés, significatives d'une démarche de socialisation
bien particulière : au lieu d'apprendre à se connaître et à se
découvrir des points communs, les individus viennent s'intégrer
dans un groupe en mettant en avant la petite partie d'eux-même qui
les rapproche des autres. Si la solidarité est nécessaire à la
survie et à la prospérité de ces sphères virtuelles, l'ouverture
au monde est remise en cause : si les personnes d'un même groupe
communiquent perpétuellement entre elles, elles se privent du
contact de tous les autres.
Toujours
est-il que l'expression du « moi » face à l'autre
devient la condition à la socialisation. Le succès des blogs et des
réseaux sociaux illustrent bien ce phénomène : c'est en parlant de
soi qu'on attire l'attention des autres et qu'on crée des liens.
Bien entendu, la diversification des modes de sociabilité n'excluent
pas les façons « traditionnelles » de nouer le contact. A
trop parler de soi, on court le risque de brouiller les frontières
entre vie privée et vie publique, et de devenir une proie facile
pour les personnes mues par des enjeux commerciaux, politiques ou
tout simplement malveillants. En effet, la société numérique
symbolise à la fois la liberté d'expression et le risque d'un
contrôle des échanges. La cybernétique et les débuts d'Internet
sont marqués par leur idéal premier : accorder à tous la parole et
la possibilité de s'informer. Mais les technologies facilitant
l'expression de tous sont aussi celles qui facilitent le fichage et
la localisation en tirant profit des informations données
volontairement ou par inadvertance. Elles contribuent donc à la mise
en place d'une société de surveillance, à la fois redoutée et
demandée par les citoyens, pour des raisons sécuritaires. D'autant
plus que cette surveillance prend, elle aussi, une nouvelle forme : à
Big Brother, l'instance supérieure contrôlant les masses, succèdent
des masses dont les individus se surveillent les uns les autres. En
résistance à cette évolution d'une expression de soi déviée de
ses objectifs premiers, des contre-pouvoirs se mettent en place : on
peut citer la CNIL, l'Habeas Corpus du numérique. Cependant, la
protection à l'excès ne suffit pas : il vaut mieux amener les
citoyens à prendre conscience des risques pour élaborer eux-même
leurs propres stratégies de vigilance.
La
puissance des peuples dans la société numérique.
De
nos jours, détenir l'information est un pouvoir ; les sociétés
démocrates mettent donc un point d'honneur à favoriser l'accès
pour tous aux sources de connaissances. Elles visent ainsi l'utopie
du savoir universel qui guidait un grand nombre de scientifiques et
d'intellectuels, bien avant l'apparition des TIC. Isabelle Compiègne
cite les exemples des travaux de Paul Otlet, créateur du Mondaneum
(2) et de la CDU (3), de Vannevar Bush, inventeur de l'hypertexte
facilitant les démarches de recherche et d'organisation des
connaissances. Elle évoque également le projet de bibliothèque
universelle né dans l'esprit de l'informaticien Ted Nelson : Xanadu.
Si
les nouvelles technologies améliorent le partage des savoirs, et
notamment des savoirs scientifiques, l'accès à toutes les
informations pour tous est loin d'être assuré, car l'information a
souvent un prix. D'une part, des restrictions s'appliquent à la
diffusion illégale d'une information, telles que la loi DAVDSI et
d'HADOPI, afin d'en protéger son créateur. Sur Internet, des
partenariats commerciaux avec les moteurs de recherche mettent en
évidence certains sites, certaines sources, au détriment d'autres
non moins fiables. Ensuite, la trop grande quantité d'informations
disponibles brouille les pistes et rend difficiles les recherches :
la classification est loin d'être de mise sur le web, l'hypertexte
peut nous égarer et la recherche textuelle a ses limites à l'ère
du multimédia. Enfin, la fracture numérique perdure dans toutes les
sociétés ; tout le monde ne possède pas l'équipement
technologique ou le capital socio-culturel nécessaire aux démarches
d'accès au savoir.
Pourtant,
la société numérique serait significative d'une redistribution des
pouvoirs. Dans les démocraties, les citoyens sont assez décomplexés
pour ne plus avoir peur de donner leur avis avant-même de se poser
la question de leur légitimité. Les TIC deviennent alors des moyens
d'expression particulièrement faciles à utiliser, une fois qu'on
peut bénéficier du matériel nécessaire : le web 2.0 permet à
tous de devenir un acteur de l'information.
Le
journalisme participatif est révélateur de la liberté d'expression
demandée par les citoyens : sur Agoravox, les reporters en
herbe peuvent écrire des articles et les enrichir de vidéos, de
sons captés par leurs propres portables, appareils photos. On peut
se demander si un tel contrôle de l'information par les citoyens ne
constitue pas un contre-pouvoir à une éventuelle manipulation des
médias de masses très souvent évoquée. Des problèmes se posent :
les citoyens demeurent des journalistes amateurs qui, de fait, ne
sont pas censés respecter les règles du métier. Ils peuvent donc
se laisser aller à des approximations et à l'expression de leur
point de vue personnel. Venant d'eux, ces imperfections sont tolérées
et donnent même un aspect « naturel » que les
professionnels se réapproprient ; parallèlement à leur activité,
ces derniers ressentent le besoin de « se lâcher » sur
un blog d'humeur ou sur les réseaux sociaux.
Mais
Isabelle Compiègne reste mesurée quant au « cinquième
pouvoir » des médias participatifs _ en référence au
« quatrième pouvoir » des médias de masse : tant que
les citoyens se préoccuperont en priorité de faire partager leur
avis personnel aux autres, au lieu de former des groupes, de
s'organiser pour atteindre un objectif commun, on ne pourra pas
parler de véritable « pouvoir » populaire.
Pistes
de réponses aux problématiques de la société numérique
On
contrôle mieux une situation lorsqu'on a conscience de ses propres
atouts et de ses propres limites. Certes, cette vérité générale
pourrait bien ne nous emmener nulle part, mais elle correspond bien à
ce que m'évoque la lecture de La société numérique en
question(s) d'Isabelle Compiègne : l'impact du numérique dans
la société n'a de raison d'être craint ou redouté que si les
citoyens (ou futurs citoyens) l'ignorent ou le méconnaissent. D'où
l'intérêt d'une formation de tous aux réalités de la société _
et pas seulement aux outils de télécommunication et à leurs
« dangers ». Elle prendra des formes diverses, allant de
la mise en place d'une éducation à l'information pour les jeunes, à
l'accent mis sur l'importance de la formation tout au long de la vie,
en passant par l'acceptation d'une évolution constante de nos
cerveaux en fonction de nos activités et des exigences de notre
société. Si l'auteur ne consacre pas nettement de chapitre à la
formation de ceux qui composent la société numérique, c'est parce
que la question est abordée à tous les niveaux de l'ouvrage.
La
société numérique en question(s) offre un panorama intéressant
de notre environnement actuel en abordant beaucoup de ses facettes
encore incertaines. Pour les lecteurs non avertis des sciences de
l'information et de la communication, cette courte publication est
tout à fait abordable ; d'autant plus qu'elle a été rédigée par
une enseignants. L'ensemble est donc très structuré, bien dirigé,
bien écrit, et par conséquent assez agréable à lire. Pour les
documentalistes, coutumiers des questions liées à la société
numérique, elle constitue un bon récapitulatif propre à leur rafraîchir la mémoire, sans vraiment leur apporter de grandes
nouveautés. Les spécialistes pourront même trouver l'ouvrage un
peu trop condensé et pas assez approfondi. Mais le but n'est pas de
faire de grandes découvertes : Isabelle Compiègne, comme beaucoup
de profs, préfère soulever les points « chauds » pour
nous amener à réfléchir par nous-même.
1)
Mac Luhan défendait l'idée d'une pensée et d'une action humaine
modelées par les outils et les technologies propres à chaque
époque.
2)
Mondaneum : projet de rassemblement et d'organisation de tous les
savoirs
3)
CDU : Classification décimale universelle
Sources :
- COMPIEGNE, Isabelle. La société numérique en question(s). Sciences Humaines Editions, Auxerre. Coll. « La petite bibliothèque de Sciences Humaines ». 2011. 128 p.
- CASILLI, Antonio A. Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité? Seuil, Paris. "La couleur des idées". 2010. 336p.
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