Pourquoi le souvenir de Raymond est-il remonté à la surface aujourd'hui ? Aucune idée. A moi de trouver le lien qui va bien entre le bonnet que j'ai vu sur la tête d'un gosse malgré la température estivale de cet après-midi, et l'image d'un type longeant la voie du tram en plein hiver. Tête et mains couverts de lainages gris, il marche sur la piste cyclable verglacée, rapide et déterminé malgré une légère torsion du cul. Je n'irais pas jusqu'à dire que je croisais souvent Raymond, mais il semblerait que nous soyons restés assez longtemps étudiants à Bordeaux III, lui et moi, pour être en mesure de nous reconnaître à moyenne distance.
Que dire de lui ? Pas grand chose. Pourtant, son style inimitable et ses troublantes errances entre la bibliothèque Henri Guillemin, le Sirtaki et le bâtiment d'accueil de la fac m'auront assez marquée pour dire qu'il passait une grande partie de ses journées sur le campus. Lorsqu'il prenait le tram, il attendait toujours à la station Doyen Brus et descendait immanquablement à Arts et Métiers.
Photo postée par "Pericorail" sur le forum http://www.trains-en-voyage.com/forum/forum.php |
Dans ces conditions, il est facile de créer un mythe sur le dos de quelqu'un, et à plus forte raison lorsque la personne en question connait tout le monde, parle facilement et scientifiquement de la pluie et du beau temps, pour toujours repartir tel qu'il est venu : seul. En effet, Raymond est un grand black élégant, bavard et cultivé. Ses yeux bleus très clairs respirent la sagacité et aiment montrer qu'ils savent tout sur tout, ou faire illusion quand ce n'est pas le cas.
Il ne m'aurait sans doute jamais adressé la parole s'il n'avait pas manifesté un obscur intérêt pour Sonia, l'une de mes plus proches copines de promo, et sans doute ne m'en serais-je pas portée plus mal. Je ne sais pas pourquoi, mais Raymond me mettait mal à l'aise.
Premièrement, parce que je n'arrivais pas à lui donner d'âge : sa voix et ses manières étaient vieillottes, cela ne faisait aucun doute, mais elles ne suffisaient pas à elles seules à le classer dans une tranche d'âge précise.
"Tu sais, j'aime bien faire les choses à l'ancienne, me dit-il un jour."
Il m'était tombé dessus au niveau du parking de la fac de droit, à la toute fin de l'année 2007.
"J'aimerais souhaiter les bons voeux à Sonia, mais je n'ai plus que son numéro de téléphone, maintenant qu'elle est partie à Nantes. Est-ce que tu peux te renseigner pour obtenir discrètement son adresse ? Je préfère envoyer un carte, dans ce genre d'occasions."
On échange nos numéros de téléphone.
Quelques jours après, je le rappelle pour lui communiquer l'adresse de Sonia, qui n'était pas contre le fait d'avoir des nouvelles de Raymond... du moment que ce soit de loin !
"Bonjour Raymond, c'est Adeline.
_ Qui ?
_ Adeline.
_ Je ne connais pas d'Adeline.
_ La copine de Sonia
_ Ah..
_ J'ai l'adresse de Sonia.
_ Ah, parfait !"
Pas merci, à peine au revoir, on va dire que c'était l'émotion. Hum, la prochaine fois, tu te démerderas mon petit. Plus tard, j'eus un nouvel appel de lui, suivi d'un message vocal. Il avait perdu l'adresse et me la redemandait ; je ne pris pas la peine de répondre.
Deuxièmement, il tenait des discours tellement érudits qu'on trouvait forcément matière à se sentir nul et superficiel à côté de lui. Rien ne le surprenait, il connaissait déjà votre affaire et il avait même fait mieux que vous. Il aimait bien se faire mousser : il allait aux soirées étudiantes, en particulier celles de Sciences Po. Comment y accédait-il ? Mystère, mais il ne se privait pas de dire à qui voulait l'entendre qu'il arrivait à se faire des connaissances un peu partout, y compris dans les personnalités de passage. « L'autre soir, il y avait même le fils de François Bayrou ! »
Tu parles d'un événement !
Lorsqu'il m'arrivait de l'apercevoir dans le tram, toujours dans le même secteur, j'avais pris l'habitude de détourner mon regard sans trop savoir pourquoi, un peu comme si je redoutais qu'il ne remarque ma présence. Ce qui à coup sûr ne risquait pas d'arriver. Enfin, vous qui connaissez mon grand amour pour les bavards et les grandes gueules _ surtout lorsqu'elles vantent les valeurs traditionnelles _, vous ne serez pas surpris de ma réaction.
"Pourrais-tu relire ma lettre ? Elle s'adresse au président de l'université ; je lui demande l'autorisation de m'inscrire à Bordeaux III car j'étudiais jusqu'alors dans une autre université. Il m'arrive de faire des fautes de syntaxe, alors j'aimerais bien que tu me dises si tu en vois."
J'aurais pu en profiter pour satisfaire ma curiosité, voir son adresse et en apprendre plus pour son cursus. Or, j'avais tellement à coeur de répondre à sa demande que je ne me rappelle plus un traître mot de ce que j'ai pu lire dans cette jolie missive gracieusement rédigée à l'encre noire sur une feuille de dessin. Il avait beau être très poli et raffiné dans son expression, je craignais d'attiser une éventuelle réaction agressive en car de contrariété. A la bibliothèque, son agacement notoire et ses "chut" cinglants, suivis de regards meurtriers, lorsqu'un gloussement de pintade à talons arrivait jusqu'à ses oreilles, auraient fait dresser les poils sur le dos d'un chat égyptien.
Photo du site de l'université Bordeaux III http://www.u-bordeaux3.fr/fr/documentation/bibliotheques/bibliotheque_lettres_anglais.html |
Ce rythme de vie devait lui permettre de laver et de repasser ses nombreuses chemises à pochettes, toutes identiques, ses cravates vert nordique et ses pantalons à pinces. Autant dire que Raymond intriguait beaucoup dans la gent féminine de l'UFR de Lettres ! Non qu'il soit beau ou particulièrement charmeur, mais parce que personne n'excite plus la curiosité qu'un homme qui passe sous silence la vie privée. C'est drôle, je parle sans cesse de ce personnage fantomatique _et pourtant haut en couleurs !_ au passé ; un peu comme s'il s'était évanoui après mon départ de la fac, mais ce n'est peut-être pas le cas. Après tout, il s'y était terré avant moi, pourquoi n'y serait-il pas resté quelques semestres de plus ? Cette aisance à faire comme si tout disparaissait avec nos souvenirs, lorsqu'on tourne une page de notre vie, est une bien curieuse farce de l'esprit.
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