Arnold et Rose sont dans
un bateau...
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Arnold ressemble un peu à Kafka, et Rose ressemble beaucoup à Gabrielle Piquet, l'auteur. |
Différents des enfants
de leur âge à cause des drames personnels et familiaux qu'ils ont
endurés, Arnold et Rose ont l'air de deux petits moutons noirs qui
se sont reconnus d'instinct au milieu d'un troupeau pâlichon.
Arnold émerge tout juste
d'une longue et grave maladie : vu par ses proches comme un miraculé,
le médecin lui a annoncé qu'il ne grandirait pas beaucoup et
deviendrait un homme de petite taille. Il n'en faut pas plus à un
enfant pour mûrir plus vite que les autres et lui donner l'envie de
fuir la réalité, de compenser sa faiblesse physique. Pour tous, il
est un garçon raisonnable et taciturne. Au fond de lui, Arnold est
un idéaliste : il rêve de fuir le village montagnard où il vit,
pour voir « la ville » et devenir écrivain. Personne
n'est au courant de ce grand rêve, si ce n'est le chat Anatole, seul
être vivant digne de confiance dans l'univers de l'enfant.
Rose vient de perdre sa
mère et son père l'élève seul désormais. Comme le décès les a
déboussolés tous les deux, ils ont quitté leur maison près de la
mer pour déménager dans ce village un peu perdu. La fillette est en
pleine rébellion contre l'injustice divine et le despotisme des
adultes _ et principalement du maître d'école ; son père n'a pas
le courage de définir des limites et la laisse errer dans la
montagne avec Arnold. Elle lui propose bien vite une compagnie
amicale enfin digne de ce nom, et n'aura de cesse de l'encourager
dans sa vocation.
Une histoire sans fin
L'album se scinde en deux
grands chapitres séparés par la guerre : d'une part, Gabrielle
Piquet nous décrit l'enfance des deux personnages, et d'autre part,
elle dessine d'un trait épuré l'entrée dans la vie adulte des deux
personnages. Le fil conducteur de ce récit de vie, sans grande
intrigue, mais ponctué par les embûches de la vie, est sans nul
doute leur amitié exclusive et a priori indéfectible.
L'attrait de la ville, ses pièges, les rencontres pleines d'espoir
et les désillusions qu'elles entraînent auront-elles de raison de
leur complémentarité ? On n'en sait rien, même après avoir
refermé l'ouvrage.
En effet, les routes
finalement distinctes des personnages sont évoquées de manière un
peu trop évasives pour qu'on puisse se targuer de connaître le fin
mot de l'histoire. On sent bien qu'au fil des rencontres que chacun
fait de son côté, l'amitié vacille ; et, comme pour nous faire
partager leur sentiment d'éloignement, Gabrielle Piquet révèle les
épisodes de leur vie en pointillés. Rose délaisse Arnold pour se
rapprocher d'un vieil artiste en qui elle voit le père charismatique
qu'elle n'a pas eu. Son ami d'enfance pénètre dans le monde
corrompu des salons mondains et se laisse fasciner par des
groupuscules politiques. Bien entendu, rien de tout cela n'est dit
explicitement : au fond, le lecteur suppose plus qu'il ne comprend.
L'alter-ego est
ailleurs...
Forcément ...
Qui a dit qu'il n'y avait
pas d'histoire ? Si si, elle est bien présente et se déroule bien
plus nettement qu'on ne pourrait le croire, à la lecture de
certaines critiques. On assiste tout simplement à la naissance et à
la mort d'une amitié exclusive entre deux enfants « à part »,
seuls contre tous. Mieux encore qu'une simple alliance de
circonstance, une véritable complémentarité les unit. Arnold et
Rose ne sont pas des «doubles», mais les deux parties d'un même
ensemble. Tout les oppose, pourtant ils ne peuvent se passer l'un de
l'autre. La défection presque évidente du lien amical dans les
toutes dernières vignettes soulèvent des tas de questions et
appellent presque une suite : que vont-ils devenir, l'un sans l'autre
? Retrouveront-il des personnes équivalentes propres à combler les
lacunes ô combien profondes de leur enfance ? Comment peut-on
grandir, évoluer, et trancher ce lien d'un commun accord ? Tout
espoir de l'amitié à durée indéterminée est-il donc mort ? Car,
si Arnold, le taciturne poète, et Rose, la rebelle bien ancrée dans
la réalité, se laissent parasiter par les chants des sirènes
citadines, aucun binôme ne peut survivre dans ce bas monde. La fin
est certes un peu trop rapide à mon goût... trop d'incertitudes
demeurent. Mais la vie réelle n'est-elle pas faite d'histoires qui
prennent une tournure inattendue pour se terminer en queue de poisson
?
Il faut bien s'y faire.
Un jour, vous vous levez et vous pensez au fond de vous que vous avez
trouvé la personne qui vous complète, amicalement ou autre. Alors
vous vous dites que vous avez bien de la chance, quand même. Puis,
plus tard, parfois des années après, un certain nombre de peines
vous amènent à déchanter. Visiblement, vous vous êtres trompés …
ou, du moins, l'autre essaie de vous en convaincre. Vous voilà coupé
en deux ! l'espace disque de votre coeur se voit si soudainement
défragmenté que vous avez l'impression qu'il sonne creux et que le
vent va s'y engouffrer. Dans ce cas précis, deux options s'offrent à
vous : attendre patiemment le réveil de l'âme soeur corrompue,
suivi de son retour aux sources, ou tirer un trait, accepter le
gâchis et « avancer », comme on dit, comme tout le monde
vous le dit lorsqu'on en a marre de vous entendre « chouiner »
sur le passé.
Chacun apprécie la
situation en fonction de sa patience, de ses capacités à supporter
le rejet, à essuyer le mépris, et chacun finit par faire son choix.
Immanquablement.
« Allez allez,
maintenant, il faut avancer ! »
En conclusion, Arnold et Rose est une belle histoire qui a pour principal défaut de ne pas avoir de fin, mais qui sait réveiller en nous des impressions enfouies. Une BD à lire, donc, au moins par curiosité. Le dessin de Gabrielle Piquet me plait beaucoup car il est simple, épuré, réalisé tout en finesse et pourtant très parlant. On aime ou on aime pas, alors à vous de voir !
PIQUET, Gabrielle. Arnold et Rose. Casterman. Coll. Ecritures. 2012. 144 p. ISBN : 2203043601.
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