Elle avait l'art de flatter tes frisettes, brave petit épagneul. Elle savait te dire les mots qu'il fallait pour de faire pousser des ailes, pour exciter ta hargne et ton courage ; alors tu partais gaiement endurer les coups à sa place, et tu en revenais plus fier et heureux que jamais. Depuis qu'elle a pris le large, te rendant une liberté à laquelle tu ne prétendais même pas, tu te sens perdu. Ne reste pas sur le bord de la route, va explorer les terres, pars à la recherche de ta nature enfouie, reniée trop longtemps.
Mon chien Stupide est un classique de la littérature américaine que je voulais lire depuis très longtemps ; je me souviens l'avoir déjà emprunté à la bibliothèque, mais ça remonte tellement que je ne sais même plus si c'était à Paris où à Bordeaux. Je l'avais finalement retourné sans l'avoir ouvert. C'est en voyant la bande annonce de sa récente adaptation cinématographique que ce roman de John Fante m'est revenu en tête.
L'histoire
L'écrivain et scénariste Henry Molise mène une vie confortable à Point Dume, sur la côte californienne. Belle villa, famille, voiture, pas de trop gros problèmes de thunes... Il semble cocher toutes les cases du rêve américain réalisé. Malgré tout, la déprime le guette : bien conscient de ne plus être un jeune premier, il voit bien qu'il n'est plus vraiment dans le coup, professionnellement. Ses quatre enfants sont devenus grands mais ne se pressent pas de quitter le foyer familial : pourquoi le feraient-ils, puisqu'ils y trouvent tout ce qu'ils veulent sans forcer ? Sa femme Harriet est toujours présente à ses côtés lorsqu'il s'agit de faire face aux problèmes, mais lui n'aspire qu'à la libérer de ses obligations. Il pense sans cesse à s'offrir une retraite paisible et solitaire en Italie, sur les terres de ses ancêtres, sans jamais se résoudre à franchir le cap. Je n'ai pas noté de mention de date, mais l'histoire doit se situer quelque part dans les années 1970. Vous me direz si je me trompe.
Alors qu'il rentre chez lui un soir, sous une pluie battante, à l'issue d'un rendez-vous professionnel peu prometteur, Harriet l'informe de la présence inquiétante d'une bête non identifiée tout près de la maison. Leurs investigations cocasses révèlent qu'il s'agit en fait d'un très gros chien fatigué et (presque) inoffensif.
L'animal va peu à peu élire domicile chez eux ; il va être le déclencheur d'une série d'événements plus ou moins drôles, mais tous facteurs de rupture avec la routine insipide de l'écrivain.
Y a rien qui va chez ce chien
Par sa seule présence, son gabarit "monstrueux" et son comportement, Stupide va donner de grands coups de queue(s) dans le jeu de quilles de la famille Molise. Si le premier réflexe de Henry et Harriet est de le faire dégager au plus vite, la curiosité et la pitié l'emportent vite sur le dégoût qu'il leur inspire ; Dominic, le fils aîné marin et glandeur est sollicité pour fixer l'état de santé et la race de la bête. Il décrète que Stupide est une sorte de "chien de traîneau" que le narrateur compare à un "énorme chow-chow".
Un chien chow-chow Source : Zooplus.fr |
Un chien akita Source Maxizoo.fr |
Contrairement aux apparences, le nouvel habitant de la villa n'est pas un chien errant : il appartient à un voisin, autre écrivain qui s'est lui aussi redirigé vers la télévision. Mais à la différence de Molise, l'artiste donne plutôt dans le comique et semble avoir passé le cap du repli à l'étranger, lui... sans crainte d'abandonner quelqu'un à Point Dume.
Avec sa masse imposante, sa nonchalance générale coupée de démarrages au quart de tour incontrôlables, sa promptitude à bander, Stupide nous rappelle un peu cette nature profonde qu'on s'efforce tous de brider en société et qui nous échappe parfois. Il incarne cette espèce de gros bordel psychanalytique qu'on chasse sans cesse à coup de balai et qui nous revient toujours dans les pattes.
Comme ce billet manque un peu d'illustrations, je vous mets une radio de mon pied, avec vue sur mon superbe oignon |
Mais surtout, il représente ce que Molise n'ose pas, ou ne peut pas faire dans sa vie ; n'est-ce pas lorsqu'il le voit lécher sa bite qu'il se met à le trouver inspirant ? Stupide est libre ; il fait ce qu'il veut, quand il veut. Il reste dans la maison s'il le souhaite, s'installe où il le souhaite, s'impose, s'attribue une place dans la famille, sait se ménager un périmètre de survie lorsqu'il en a besoin, il ne prend pas de pincettes, apparaît, disparaît... Molise ne fait jamais que déplorer les contraintes qui le maintiennent pieds et poings liés dans une existence qui ne le satisfait plus : tant que les enfants ne partent pas... et puis, s'il avait plus d'argent, il pourrait... mais en attendant, il doit rester pour... il est tributaire de...
Le plus fascinant est que, si Stupide se fait facilement une place parmi les chiens du voisinage, ce n'est pas grâce à sa force, mais parce qu'il désarçonne complètement ses congénères en ne suivant pas les codes de la virilité, que John Fante décrit de façon similaire chez les hommes et chez les bêtes : la graine d'akita surprend tout le monde en sautant les mâles et en agressant les femelles sans les ménager.
Les chiens mâles qu'il croise se sentent tellement dégoûtés et humiliés qu'ils n'essaient même pas de lui barrer la route ; Stupide devient donc rapidement le bâtard craint par les meilleurs pédigrées (à défaut d'être respecté), sans jamais avoir besoin de se battre pour de bon. La revanche de l'Italien sur l'Américain ? La confrontation entre Stupide et Rommel, le mâle alpha du quartier, est trop épique et trop bien racontée par Fante, l'enfant d'immigrés italiens, pour ne pas avoir de signification profonde. Mais ne connaissant pas assez l'œuvre, ni l'histoire des Etats-Unis, je me garderai bien de me lancer dans une analyse.
Le meilleur moment du livre ! |
Tempête sur Point Dume
"Nous habitions Point Dume, une langue de terre qui avançait dans la mer comme un sein dans un film porno, au nord du croissant de la baie de Santa Monica"
Dans Mon chien Stupide, John Fante a quand même un bon sens de la formule et un don certain pour rendre drôles des situations pénibles. Certes, aucun événement tragique de taille ne vient plomber l'histoire, et c'est heureux. Mais une vague mélancolique traîne toujours sur la vie de cet écrivain en pleine crise de la cinquantaine, plus tenté de regarder vers le passé que vers l'avenir... jusqu'à l'arrivée du fameux chien.
Entre ce qu'on veut et ce qu'on obtient, il y a parfois un gouffre. A travers son personnage, l'auteur tient des propos qu'il devait être rare d'entendre dans les années 1970, et même 1980, notamment en ce qui concerne la famille. Sans parler du racisme ambiant _Molise est plus contrarié à l'idée d'avoir une belle fille noire qu'un "chien pédé"_ le portrait au vitriol qu'il fait de ses enfants a sûrement dû en déranger plus d'un, à l'époque. En même temps, entre la feignasse droguée, la fille en liquéfaction devant son mec, l'étudiant-acteur qui fait encore faire ses devoirs à sa mère, et l'enfant modèle invisible car trop longtemps délaissé, on ne sait pas trop comment on se débrouillerait à sa place. J'imagine que les lecteurs parents d'adolescents trouveront que la jeunesse d'aujourd'hui n'a pas de leçons à prendre de celle d'hier.
Mon chien Stupide est donc bien le petit roman classique et incontournable qu'on nous vend depuis des décennies. Il se lit très facilement et peut être mis entre les mains des lycéens. Non pas qu'il soit trop difficile à lire pour les collégiens, mais ça reste une réflexion sur le temps qui passe, sur la vie... ancrée dans une époque que les plus jeunes trouveront peut-être surannée. Ou pas d'ailleurs, ça dépend des goûts et de la maturité de chacun. Attention cependant, les Molise sont globalement racistes et homophobes, car ils sont le reflet de leur temps ; si on perd de vue ce contexte d'écriture, certains dialogues peuvent choquer.
John FANTE. Mon chien Stupide. 10-18, 2013. Première publication : 1989. 155 p. ISBN 978-2-264-03450-2
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