jeudi 9 juillet 2015

J'ai peur de la dame.



Chacun doit composer avec ses phobies, ses peurs, ses angoisses. 
On ne peut pas toujours les expliquer rationnellement et c'est bien pour cette raison qu'on a autant de mal à s'en débarrasser. Certaines personnes en cumulent plusieurs, quelques-uns les surmontent facilement tandis que d'autres en sont esclaves. 

Jusqu'à l'année dernière, je pensais n'avoir qu'une seule et unique phobie _ les serpents. On ne dirait pas, comme ça, mais quand vous habitez à la campagne, cette faille devient carrément handicapante du printemps à l'automne. 
Mais en l'occurrence on s'en branle.

Une deuxième s'est développée récemment en la personne d'un vieille femme qui vit à deux rues de chez moi, dans une maisonnette située au bord de la grande rue conduisant au canal. La dame en question est plutôt âgée, mais peut-être pas tant que cela, en fait. Je dirais 70-75 ans, à vue de nez ; mais à vrai dire, j'en sais rien et j'ai pas vraiment envie d'en savoir plus. 

En effet, depuis notre première rencontre, j'ai complètement écarté l'idée de la dévisager franchement ; qu'auriez-vous fait à ma place, si, un samedi matin, alors que vous rendiez tranquillement à la laverie, le dos chargé de cabas de vêtements et la tête encore embrumée de sommeil, vous aviez entendu un "Bonjour !" sec et réprobateur sorti de nulle part ?

Tout comme moi, vous auriez cherché sa provenance et votre regard se serait arrêté sur une petite femme aux cheveux gris-bruns fixée sur son pas de porte et emmitouflée dans une longue veste marron. Tout comme moi vous auriez été transpercés par ses yeux de corbeau, pourtant enfoncés loin dans son visage émacié. Vous auriez trouvé, vous aussi, que ce "bonjour" glacial sonnait comme un agressif "tu pourrais au moins dire bonjour, petite pouffiasse !", et que la bouche d'où il sortait dessinait une porte cochère peu engageante et creusait des rides profondes sur des traits déjà tendus par une colère sourde mais bien contenue.



Afin de conserver un souvenir positif de ce grand moment d'interaction, vous auriez vous aussi répondu "bonjour" comme pour vous excuser _alors qu'il n'y aurait pas eu de quoi : vous ne lui aviez pas mis un vent, vous ne l'aviez juste pas vue, bordel ! Or visiblement, la dame n'apprécie pas qu'on passe devant chez elle sans lui accorder quelques secondes d'attention. Cela se conçoit aisément, mais encore faut-il voir la personne pour être polie envers elle !!   

Depuis ce jour,  
j'ai peur de la dame.  
AU SECOURS !

Quand je vais faire ma lessive ou acheter le pain, j'y regarde à deux fois avant de m'engager dans la rue. 

C'est curieux, quand même, cette manie qu'on a de toujours chercher des yeux ce qui nous effraie. 

Si je l'aperçois légèrement avancée sur le seuil, à l'affût des passants, je n'hésite pas à changer de trottoir, à faire le tour du pâté de maison et à passer devant l'Intermarché pour retomber pile sur la boulangerie et la laverie.  

Par chance, elle ne semble pas inspirer la même frayeur à son voisinage ; le dimanche matin, ses copines viennent régulièrement papoter avec elle, si bien qu'un petit attroupement se forme autour de son paillasson. Elle, maîtresse des lieux, reste devant sa porte comme un corbeau sur son piquet et harangue ses commères. Voûtée mais impressionnante de rigidité . Il m'arrive de tirer profit de ce moment béni pour passer à côté d'elle en étant certaine de ne pas être vue, malgré mes ballots de linge sale.   

 
Oh putain c'est elle ! je suis sûre qu'elle m'a vue !!


L'autre jour, elle m'a souri, et il m'a semblé évident que ce sourire voulait marquer le début des hostilités entre elle, la résidente, et moi, simple pièce rapportée de la grande avenue. Depuis, je ne l'ai pas revue bien que je sois passée plusieurs fois dans la rue pour aller à la laverie ou au bord du canal ; la porte et les volets sont clos. Je pense qu'elle prépare un coup d'ici la fin de la canicule, tapie dans l'ombre comme un fauve en bonne voie pour choper la gazelle qu'il se rêve depuis un certain temps.
 
09 juillet 2015, 12h30 : JE L'AI ENTREVUE ! Elle était en embuscade dans l'encadrement de la porte, et elle a bondi sur le trottoir juste après mon passage. Il va sans dire que j'ai tracé jusqu'à la laverie sans me retourner, bien que j'aie senti son regard briser mes omoplates. Un peu comme lorsque ma collègue m'a involontairement planté ses seins dans le dos, suite à un trébuchement malheureux _mais en beaucoup moins agréable ! Du coup, je ne l'ai pas saluée et je pense que la vengeance sera terrible !! 

Oui, j'avoue, 

j'ai presque trente ans et pourtant cette dame m'angoisse autant que si j'en avais cinq, à tel point que je ne vais pas tarder à en faire des cauchemars. 

La suite au prochain numéro...

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