Quelques sueurs froides grâce à l'opération Masse Critique de Babelio _et un peu à moi-même, il faut bien le reconnaître ! A force de cocher au pif tous les livres de la loongue liste d'ouvrages proposés pour être quasi sûre d'en recevoir un "à la maison", je me suis retrouvée avec ce qui pouvait m'arriver de pire : de la poésie !
Eh merde ! |
Au même titre que la musique et le théâtre, la poésie est un art qui me laisse de marbre, inexplicablement ; j'ai eu beau tenter de m'y intéresser de gré ou de force, de l'étudier, le fait est que je ne ressens absolument rien quand je m'y frotte. C'est balo !
Tout ça pour dire que ça va être raide de faire une critique de l'ouvrage réceptionné cette fois-ci, étant donné que mon défi perso était d'arriver à lire le recueil jusqu'au bout. Aussi la suite des événements relèvera-t-elle du facteur chance. Si jamais je parviens à me faire un avis quelconque sur Vivre sa vie et autres poèmes, et surtout, si j'arrive à l'exprimer, ça veut dire que vous êtes tous cocus. Oui. Tous.
Ok ! J'arrête de vous raconter ma vie ! Parlons du bouquin _et de son auteur.
Jan Baetens est un prof, écrivain et critique littéraire flamand qui a choisi de composer ses vers en français ; ces dernières années, il a coiffé sa casquette de poète à plusieurs reprises et s'est montré assez prolixe en publiant plusieurs recueils : Vivre sa vie, une novellisation en vers du film de Jean-Luc Godard, Slam ! Poèmes sur le basketball, Cent ans et plus de bande dessinée, Cent fois sur le métier...
Sorti en 2014, Vivre sa vie et autres poèmes est une anthologie essentiellement composée de poèmes publiés dans Vivre sa vie, donc, mais aussi dans Autres nuages, Cent ans et plus de bande dessinée et Cent fois sur le métier. De plus, Jan Baetens a eu la bonne idée d'accompagner ses créations de réflexions sur sa manière d'écrire et sur sa vision de la poésie : voilà de quoi nous donner quelques pistes de lecture.
Vivre sa vie et autres poèmes, une anthologie en quatre temps
Le recueil s'ouvre sur une sélection de poèmes publiés dans Autres nuages (2012). Abordant les thèmes de l'inspiration et du travail d'écriture poétique, les vers sont illustrés de plusieurs copies en noir et blanc des gravures sur bois d'Olivier Deprez.
Une gravure sur bois d'Olivier Deprez, trouvée ici |
C'est une belle entrée dans l'aspect "concret" du "métier" d'écrivain, tel que Jan Baetens veut nous le présenter, à plusieurs chapitres qui évoqueraient presque la notice d'un meuble IKEA : "1. Comment les sujets viennent aux poètes" ; "2. Thèmes et variations", "Étude de nuage I", "Étude de nuage II"... Le tout, sans avoir la prétention de nous faire rêver, sans nous ménager :
"Le poète au chômage se recycle.
Combien rapporte le passage à la prose ?"
"Étude de nuage IV", p.54
Comme vous l'avez compris, le nuage, emblème de tous les poètes et autres gens à l'ouest, est disséqué, passé à la moulinette, associé à toutes les phases de l'écriture _et même à l'angoisse de la page blanche, jusqu'à être aussi frais qu'une barbe à papa abandonnée en plein soleil.
Désolée, j'ai pas pu m'en empêcher !
Suite à cette série d'"étude de nuage", finalement assez parlante, même pour moi !, Jan Baetens a disposé une dizaine de poèmes inspirés d'oeuvres diverses : des tableaux (Le 16 septembre de Magritte), des textes (Forests, essai de Robert Pogue Harrison), des films (Taxi Driver de Martin Scorsese), des photos (Photographies, Kiarostami). Autant de pièces sublimes qui vous passent complètement au-dessus si vous n'avez pas vu / lu les livres, films ou tableaux auxquels l'auteur fait référence.
Car ce qui est marrant, dans un texte littéraire, c'est son côté "mille-feuilles" : tu découvres le sens premier, tu grattes un peu la peinture et puis tu trouves une signification implicite, voire plusieurs. Mais ça ne fonctionne que tu as les bons outils pour interpréter, l'attention requise, et souvent, les bonnes références culturelles. Quand tu ne les as pas, tu es frustré comme quand tu te retrouves au milieu d'un groupe de gros cons de bourges dont tu ne partages pas les centres d'intérêt ; c'est d'autant plus désagréable que tu n'as pas de motif assez puissant pour te permettre de leur latter la gueule une bonne fois pour toutes. Enfin, la culture, elle est récupérable, elle !
Car ce qui est marrant, dans un texte littéraire, c'est son côté "mille-feuilles" : tu découvres le sens premier, tu grattes un peu la peinture et puis tu trouves une signification implicite, voire plusieurs. Mais ça ne fonctionne que tu as les bons outils pour interpréter, l'attention requise, et souvent, les bonnes références culturelles. Quand tu ne les as pas, tu es frustré comme quand tu te retrouves au milieu d'un groupe de gros cons de bourges dont tu ne partages pas les centres d'intérêt ; c'est d'autant plus désagréable que tu n'as pas de motif assez puissant pour te permettre de leur latter la gueule une bonne fois pour toutes. Enfin, la culture, elle est récupérable, elle !
Cela dit, Vivre sa vie et autres poèmes trouve peut-être sa force dans son côté "hypertexte", dans le sens où il nous renvoie à d'autres formes d'arts, à d'autres artistes : comme quoi, on peut se plier à des contraintes de formes lorsqu'on écrit de la poésie, donner à son poème l'apparence d'un saucisson soigneusement ficelé, sans l'emmurer pour autant !
Continuons avec "Vivre sa vie", dont les différentes pièces font partie du recueil du même nom, publié indépendamment en 2005.
Oui, la critique suivra l'ordre des différents chapitres de l'anthologie !
Mes profs disaient toujours : "Evitez l'analyse linéaire, la paraphraase, sinon vous allez être tentés de séparer le fond, la fooorme, gnagnangna..." Ils n'avaient pas tort, mais là, je galère trop. Et puis, oh ! on est en vacances ou on n'est pas en vacances ?? Merde ! Pourtant, je devrais suivre le conseil ; car, dans sa postface, Estelle Mathey* insiste sur le sens qui émerge de la forme des poèmes de Cent fois sur le métier, aussi bourrés de contraintes, aussi laborieux que les professions dont ils nous parlent.
Jan Baetens a écrit Vivre sa vie en pensant fortement au film du même nom réalisé par Jean-Luc Godard en 1962. Que je n'avais jamais vu, évidemment, bien que ce soit un "classique". Enfin, je veux pas faire ma gosse, mais avouez que ça donne pas trop envie, quand même :
Allez, n'ayons pas peur de le dire : c'est perché !
Du coup, je l'ai regardé, et je compte me pencher un peu mieux dessus une fois que j'en aurai fini avec cette critique. Petit rappel de l'histoire au cas où il y aurait plus inculte que moi : Nana est une jeune femme apparemment très seule. Elle a besoin d'argent. Comme personne n'a pu lui prêter 2000 francs, elle se fait jeter de son logement et se retrouve à la rue. Elle tombe alors dans la spirale de la prostitution.
Les poèmes de "Vivre sa vie" trouvent leur source dans les différents "tableaux" qui composent le film de Godard, mais savent s'en détacher : pour Baetens, le but du jeu n'est pas tant de "mettre en vers" les scènes du film que capter tout ce qui relève du "quotidien" de Nana et de s'en emparer.
"un kleenex taché de rouge
à lèvres un rapide baiser
avant après un baiser blanc
un kleenex blanc puis après
la lèvre la candeur jouée"
Les pièces du grand puzzle de Baetens "sélectionnées" dans Cent ans de bandes dessinées et Cent fois sur le métier sont moins nombreux mais méritent tout autant d'attention.
Les uns font référence à de nombreux scénaristes et dessinateurs belges, américains ou français, ce qui plaira beaucoup aux connaisseurs et laissera un peu les autres sur la touche... Mais là, encore, c'est l'occasion de rendre cette anthologie utile pour faire ses propres découvertes.
"Hal Foster, 1,2 ... X
Dans 200, 2000 ou 20000 ans,
quand l'homme enfin
Homme
au carré
se retournera
sur les cris, le cache-sexe, la coiffure
et la protosémiotique
de ce qui sera devenu un postsciptum
du
pithécantrope
Americanus
(variante oubliée :
Amen Icarus), quels montages
déploira-t-il
d'ingéniosité
pour distinguer
le père de Tarzan de l'inventeur
du Retour
du réel (MIT Press, 1996) ?"
"Cent ans de bandes dessinées", p.163
Les autres abordent une multitude de métiers, toujours associés plus ou moins directement à la démarche d'écriture du poète ; le titre du chapitre y fait d'ailleurs référence : "cent fois sur le métier" rappelle l'incitation de Boileau, dans son Art poétique, à remettre "vingt fois sur le métier" son texte à fin de l'améliorer au maximum. Vous croiserez ici des professions sont plus parlantes que d'autres, mais toutes logées à la même enseigne : roi, concierge, "pleinairiste", démonstrateur du salon des arts ménagers, philosophe, garagiste...
"Le douanier
Mots et valises,
Je vous déclare
Mari et femme."
Cent fois sur le métier, p.200
On limite la casse
Ouf ! Comme m'a dit Mélina, en feuilletant ce livre tout de noir vêtu, tandis que je lui exposais mes profondes angoisses face à tout ce qui se distingue un tant soit peu de la prose : "ça aurait pu être pire !"**
En effet, Jan Baetens dit s'être imprégné de l'oeuvre de Francis Ponge, LE mec qui a écrit Le parti pris des choses, portant aux nues des objets du quotidien et ce, sans faire de vers, et qui failli me réconcilier avec la poésie. Failli, parce que bon, faut pas déconner. Mais c'était pas loin ! Pour le poète flamand, la littérature en général a un vraie place dans la société actuelle, et la poésie ne fait pas figure d'exception ; forcément "utilitaire", le travail d'écriture est une tâche laborieuse, et l'oeuvre, un "produit fini" dont la valeur est déterminée par le temps qu'on y a passé. Jan Baetens s'ancre volontairement dans la réalité et ne la perd jamais de vue. Connaître ses sources d'inspiration m'a apporté une grande aide pour la lecture, la rendant beaucoup moins pénible et beaucoup plus sensée (souvent, ça marche ensemble...). C'est une approche vivante de la poésie que Jan Baetens nous propose ; qu'on aime ou pas, le fait d'essayer de nous sortir des représentations qu'on se fait de genre littéraire bien... spécial est une intention louable : valorisons-là !
Écrire en français
Dans la vie, Jan Baetens s'exprime en néerlandais mais il préfère écrire en français. Personnellement je trouve ça plutôt admirable de composer dans une langue étrangère avec autant d'aisance (parce que, franchement, si on ne le sait pas, on ne peut pas le deviner), mais lui semble ne pas être à l'aise avec son choix : dans la préface comme dans la postface, il ne cesse de s'en justifier _ et enchaîne les arguments jusqu'à se contredire !
Il semblerait qu'il ait pris soin de ramener régulièrement le sujet sur la table par crainte de créer un scandale diplomatique dans une Belgique en pleine crise d'identité, et d'être accusé de "trahison" par ses compatriotes flamands. Mais on soupçonne derrière un malaise plus personnel, qui l'amène à remettre "cent fois sur le métier" sa décision -ou non-décision linguistique. Enfin, on le sent, mais rien ne le prouve. Je me fais peut-être des films.
A moins qu'il ait juste voulu se faire mousser !
BAETENS, Jan. Vivre sa vie et autres poèmes. Espace Nord, 2014. ill. 256 p. ISBN 978-2-930646-79-4
Merci à Espace Nord et à Babelio !
* Prof de littérature française à l'Université Catholique de Louvain.
** C'est bien ça que tu as dit ? Désolée si j'écorche tes propos, mais c'est l'effet RER B !
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