Me voyant enfin résolue à acheter ce roman de Murakami aux Comptoirs de
Magellan, après un bon quart d'heure de vadrouille dans tous les
recoins de la boutique, le vendeur m'a regardée d'un air de connivence, avec un sourire en coin.
"Ah,
Murakami !"
La
ballade de l'impossible allait à coup sûr me réserver
quelques surprises. Avais-je mis la main, sans le savoir, sur un
bijou pornographique ? On allait bientôt être fixés, même si à
première vue, rien ne pouvait rien laisser présager de tel. La
lecture du résumé au dos du livre de poche m'avait quant à elle
arraché un sourire, tant l'histoire s'annonçait
dépressivo-torturée.
C'est
sans aucune ambition, sans aucune volonté que Watanabe, âgé de 18
ans, quitte Kôbe pour Tokyo afin de poursuivre ses études à
l'université. Depuis un an, le jeune homme médiocre en tous points
traîne sa carcasse comme un sac de farine : il ne comprend pas
pourquoi son meilleur ami Kizuki s'est suicidé, lui qui avait tout
pour plaire et qui paraissait heureux. Alors que faire sinon se
laisser vivre au gré des événements ? Watanabe mange, dort, étudie
sans conviction et sans apprécier son succès, se fait un nouvel ami
dans son foyer d'étudiants, et passe son dimanche à se promener
avec Naoko, l'inconsolable petite amie de Kizuki. Nous sommes à
l'aube des années 1970.
A
travers le défunt comme seul dénominateur commun, les deux âmes en
peine vont progressivement tisser une relation amicale puis
amoureuse. Pourront-ils faire abstraction de ce spectre qui les
obsède pour vivre une véritable idylle ? Rien n'est moins sûr,
d'autant plus que leurs routes vont peu à peu se séparer : Naoko, à
bout de nerfs, enchaîne les séjours en hôpital psychiatrique et en
maison de repos, où elle rencontre la musicienne Reiko. Watanabe
fait la connaissance de Nagasawa, un étudiant un peu plus âgé que
lui, rebelle, charismatique et chaud lapin. Il découvre également Midori, fille d'un
libraire gravement malade.
Qu'est-ce
qu'on s'amuse !
Vous
l'aurez compris, La ballade de l'impossible n'est
pas une ode à la joie, mais plutôt à la mort, à la maladie
(physique ou mentale), et aux différentes façons de
l'appréhender. Si vous êtes un peu déprimé ou que vous
croyez _ comme certains bêtiards _ que les dépressifs sont
contagieux, évitez absolument la lecture de ce livre !
En effet, Murakami retrace avec une précision et une lenteur déstabilisantes les tribulations d'un héros que sa rencontre avec la mort a rendu apathique. Indifférent à tout, inquiet seulement de combler ses besoins vitaux, Watanabe ne semble plus passionné par quoi que ce soit. Il marche à côté de sa tristesse ou la contemple comme si elle lui faisait face ; c'est pourquoi il survit. Pourtant, c'est son calme résigné et son absence d'intérêt pour les filles, qui attire les quelques personnes qu'il veut bien laisser graviter autour de lui, et à qui il veut bien faire part de ses pensées profondes. Nous, lecteurs, sommes par contre souvent exclus des confidences du narrateur, à notre plus grande surprise. Bien qu'il semble capable de nous citer très exactement les plats sans saveur ingurgités au réfectoire du foyer d'étudiants ou au restaurant, les idées et les émotions qu'il dissimule ne transparaissent jamais dans le reste du récit à la première personne. Aussi, les dialogues entre Naoko et Watanabe ou les discussions à bâtons rompus avec Midori sont curieusement riches d'informations :
Extrait p.
114* (Watanabe passe le dimanche chez Midori)
"...
Et toi Watanabe, tu ne fumes pas ?
_
J'ai arrêté en juin.
_
Pourquoi ?
_
J'en avais marre. Je supportais mal de ne plus avoir de cigarettes en
pleine nuit. C'est pour cela que j'ai arrêté. Je n'aime pas être
dépendant de quelque chose.
_
Finalement, tu es quelqu'un d'assez rigoureux.
_
Oui, peut-être. C'est sans doute pour cela que les gens ne m'aiment
pas beaucoup. Cela a toujours été ainsi."
Watanabe
est donc convaincu de ne pas être apprécié, et pense connaître la
cause de ce mépris général ; l'aurions-nous su s'il n'avait pas
été en face d'une amie bien décidée à lui tirer les vers du nez
? Certainement pas ; les zones d'ombres recouvrant les personnages ne
manquent pas, d'ailleurs. A-t-on réellement besoin d'en savoir plus
? Non, mais le lecteur curieux et voyeur en sera frustré.
C'est
une des multiples raisons pour lesquelles La ballade de l'impossible aurait
pu me déplaire. A celle-ci s'ajoute le style épuré, plein de
froideur, qui me branche rarement, et à plus forte raison lorsque le
roman se présente sous forme de
« tranches de vie » sans réelle structure, racontées
dans leurs défilés d'événements, globalement chronologiques
malgré un ou deux flashback. Pourtant, l'oeuvre se lit facilement et
les aventures de Watanabe, de Naoko et Reiko, de Midori m'ont tenue
en haleine jusqu'aux ultimes pages. Comme quoi, l'impact de l'art sur
les hommes conserve son mystère. J'ai
quand même eu
le même agacement en lisant La
ballade de l'impossible qu'en
regardant L'auberge
espagnole. Où
est le début ? Où est la fin ? Au milieu, il se passe des choses
pas forcément liées les unes aux autres : c'est la vie dans sa
simplicité, dans son incohérence naturelle que pour ma part je n'ai
pas très envie de retrouver dans une oeuvre de fiction.
Heureusement, j'avais matière à m'identifier à la première année
de fac de ce Watanabe découvrant les aléas de la vie en
collectivité dans une résidence étudiante, car la mienne fut en
quelque sorte la même. Faite de rencontres sans lendemain ; de liens
factices soudés par la nécessité ; de dégoût de la solitude aux
coudes à coudes avec une absence d'envie de se faire des nouveaux
amis, par peur de tuer le souvenir des précédents. De journées
passées à la bibliothèque pour oublier les choses qui fâchent. De
lectures solitaires bien arrosées. De liberté de vivre et de mettre
sa vie en service minimum.
Niquer la mort
Le
vendeur des Comptoirs de Magellan avait ses raisons de jeter un
regard torve au bouquin en scannant le code barre : Murakami ne nous
fait grâce d'aucun détail lorsqu'il s'agit de décrire la vie
sexuelle de son personnage ou les situations érotiques qui ponctuent
l'ouvrage. D'ailleurs, le roman a été censuré dans certains Etats
américains. Cela dit, les passages en question restent simples
et efficaces, à l'image du reste du récit auxquels ils s'intègrent
sans être mis véritablement en valeur. Les actes sexuels des
différents personnages peuvent être interprétés comme des façons
de conjurer la mort qui les frappe et qui les ronge. Naoko couche
avec le meilleur ami de Kizuki après avoir longuement évoqué ce
défunt fiancé qu'elle aimait d'une telle force qu'elle n'arrivait
pas à passer à l'acte. A la mort de son père, Midori n'a qu'une
idée en tête : aller voir un film porno avec Watanabe, et l'amener
éventuellement à s'en inspirer. Enfin, lorsque Reiko rend visite à
Watanabe pour rendre compte des derniers instants de la vie de sa
compagne de chambre, ils finissent par coucher ensemble à plusieurs
reprises, avec une véhémence notoire. Ici, l'auteur veut peut-être
nous dire que baiser sert plus à se prouver qu'on est en vie qu'à
manifester son amour pour quelqu'un : Watanabe n'affirme-t-il pas,
dans les ultimes chapitres, « aimer » Midori, alors qu'il
ne parvient pas à se masturber en pensant à elle ?
Chapitre
final
Bon,
je vous épargne le coup de la "fresque sociale" et de
l'"œuvre comme reflet d'une époque pas comme les autres",
parce que c'est chiant à lire pour vous, pas très drôle à écrire
pour moi, et finalement assez peu en rapport avec le sens de l'œuvre
_ du moins celui que je vois. Alors, pour conclure, je vous engagerai
seulement à lire et à relire le dernier chapitre de La
ballade de l'impossible.
Émouvant
au-delà des espérances étant donné l'écriture quasiment clinique
du roman, il en dit beaucoup plus que les onze premiers réunis sur
la vie, la mort, l'amour, la maladie : marque-t-il le réveil de
Watanabe ? Je ne m'étonnerais pas d'apprendre que Murakami a entamé
son histoire par la rédaction de ce chapitre final.
* MURAKAMI, Haruki. La ballade de l'impossible. 10/18. 2011. Coll. 10/18 Domaine Etranger. ISBN : 2-264056002.
3 commentaires:
J'aime cet article... !
:-D hi hi, je te passerai le livre...
D'accord !! :-)
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