J'aime le répéter dès que j'en ai l'occasion, quitte à donner l'impression de radoter : j'ai beau travailler dans un collège de Seine-Saint-Denis depuis maintenant dix ans, mes pires sales quarts d'heure, je les ai passés dans un collège privé bordelais où j'étais alors surveillante à mi-temps.
A la fin de ma première année de contrat, alors que mon CUI venait à ma grande surprise d'être renouvelé, la responsable des Ateliers _ c'était, et c'est toujours je pense, un établissement qui dispensait des cours jusqu'à 14h et qui laissait place à des activités sportives et artistiques l'après-midi_ avait soumis l'idée de faire une "journée déguisée". On n'était pas loin des vacances. Les enfants avaient joué le jeu et y étaient allés de leur cosplay le plus WTF. Les gothiques avaient poussé loin dans les tunnels du dark, les amateurs de mangas s'étaient lâchés sur les oreilles et queues peluche, et la secrétaire de Vie Scolaire se lamentait, tout en saisissant les absences sur APLON, de constater que le petit Paolo était "encore plus efféminé que d'habitude". La faute à ses lunettes de mascara.
Mais la star des enfants comme des adultes, ce jour-là, c'était Sachatte, un élève de 3ème à la touffe blonde hirsute et aux joues rouges qui terminait péniblement sa scolarité obligatoire après quelques virages mal négociés dans un collège un peu plus huppé _ce qui ne l'empêchait pas d'être foutrement prétentieux et insolent. Ah, il avait tout donné, c'est le moins que l'on puisse dire !
C'est complètement méconnaissable qu'il avait passé la porte du collège : robe jaune citron, talons hauts très bien gérés (il fallait bien lui reconnaître ce talent-là), perruque volumineuse blonde, faux seins opulents et... la peau grossièrement colorée par je ne sais quel cirage. Tout en roulant du cul et en mangeant les "R", Sacha passa toute la journée à gueuler des phrases volontairement mal construites avec un fort accent, à danser dans les classes et dans la cour, sous les applaudissements, les rires, et même quelques photos prises discrètement sur des portables à clapet.
Un petit blackface au calme, complètement validé par la communauté éducative et copieusement applaudi en salle des profs...
Moi-même, à l'époque, je n'avais pas mesuré la gravité de cette mise en scène qu'on devinait minutieusement préparée. Je le savais déjà con et raciste, alors un peu plus, un peu moins... Mais aujourd'hui, ça me fait froid dans le dos de ne pas avoir une seule seconde pensé à dénoncer et à signaler son "déguisement". Et encore, je ne pourrai jamais m'imaginer à quel point ça a dû être pesant pour les quelques élèves et personnels blacks de ce petit bahut privé. Bordeaux, juin 2012. Voilà voilà...
Aujourd'hui, Sachatte tient un élevage de volailles _comme quoi, on n'était vraiment pas faits pour s'entendre ! Il avait déjà des prédispositions pour l'agriculture qu'il n'assumait pas trop lorsqu'il était à l'école. Visiblement son affaire tourne bien. Les radios et télés locales vont souvent l'interviewer, car il représente une jeunesse paysanne motivée, à la fois moderne, aussi respectueuse des animaux que des traditions. Il communique bien, il fait sérieux et propre sur lui. Je ne doute pas qu'il fasse son travail honnêtement. Malgré tout, Sachatte ne trouvera jamais grâce à mes yeux, et restera dans mon souvenir un petit bâtard qui n'a rien trouvé de mieux qu'incarner une caricature de femme noire pour attirer l'attention. Ok, il était jeune à l'époque, vous me direz, mais il n'avait pas cinq ans non plus.
Noire. La vie méconnue de Claudette Colvin
Tania de Montaigne, 2015
Si le nom de Rosa Parks vous dit forcément quelque chose, quand bien même vous ne connaîtriez pas les combats qu'elle a menés, il y a des chances pour que celui de Claudette Colvin vous soit étranger. Pourtant, les destins de ces deux femmes noires se sont liés dans l'Alabama des années 1950, à une époque où presque personne ne remettait en question la ségrégation raciale qui s'y exerçait.
Le 2 mars 1955, à Montgomery (en Alabama, donc) Claudette a seulement 15 ans et rentre de l'école en bus, comme tous les jours. Elle est bien placée dans l'un des rangs "pour les noirs", mais ce jour-là, les blancs sont nombreux à monter dans le bus et remplissent toute leur zone. Or, quand cela arrive _et je l'ai réalisé seulement en lisant ce livre_ les passagers noirs doivent directement céder leur place aux blancs. C'est une des nombreuses règles tacites dégueulasses qui s'ajoutent aux officielles.
Claudette se retrouve donc dans ce cas de figure, contrainte de libérer sa place au profit d'une femme blanche. Sauf qu'elle décide de ne pas le faire. Il faudra que deux policiers la sortent de force du bus, et l'affaire fera assez de bruit pour interpeler quelques figures d'une lutte anti-ségrégation naissante, avant d'aboutir sur une condamnation de la jeune fille, puis sur un oubli total.
Pourtant, son acte courageux va devenir un catalyseur pour Rosa Parks et Jo Ann Gibson, deux femmes engagées respectivement à la National Association for Advancement of Colored People (NAACP) et au Women Political Council (WPC). Elles ont toutes les trois comme point commun d'avoir pris le bus et d'avoir été sommées de laisser leur siège à un blanc ; si Claudette s'est rebellée, les deux autres se sont pliées à la règle sur le moment et ont lutté a posteriori.
Quand, quelques mois plus tard, Rosa Parks osera dire "non" à son tour, marquant ainsi un tournant dans l'Histoire, il y aura un peu de Claudette Colvin dans son audace et dans le boycott des bus qui suivra. Mais il faut vivre à cette époque et avoir bien suivi l'actualité pour en avoir conscience. Alors, pourquoi la mayonnaise a pris avec l'une et pas avec l'autre ?
Tania de Montaigne nous explique les multiples paramètres (pas toujours reluisants) qui ont plongé Claudette à l'arrière plan, et ceux qui, au contraire, ont permis à Rosa Parks de se faire entendre à l'échelle nationale. J'ai découvert son texte il y a seulement quelques semaines, pour la simple raison que son édition en poche vient d'être distribuée massivement comme spécimen à aux profs de français et profs doc ; il m'a appris bien plus que n'importe quel manuel scolaire.
A l'école, on a tous découvert l'horreur de la ségrégation raciale aux États-Unis, quelque part en fin de collège ou au lycée, le temps d'une séquence d'anglais. On n'allait pas en parler en histoire-géo, vu que ça ne concerne ni la France ni l'Europe... parce que nous on n'est pas comme ça, bien sûr, on n'aurait jamais laissé faire des choses pareilles évidemment. Donc oui, on a bien eu un ou plusieurs cours dessus ; mais ça ne suffit pas.
Le procédé fonctionne. A partir de là, tout devient plus clair : les organismes et associations évoqués (NAACP, WPC...), leur rôle, les fonctions de ces gens dont on n'avait jamais entendu parler (Jo Ann Gibson, E.D Nixon), on dont on n'avait qu'une connaissance partielle du parcours (Rosa Parks, Martin Luther King). Les déboires administratifs et les difficultés de ceux qui ont vécu la ségrégation prennent tout leur sens et en viennent à nous choquer personnellement.
"Vous êtes une femme, donc moins qu'un homme, et vous êtes noire, donc moins que rien. Qu'y a-t-il après la femme noire ? Personne n'est revenu pour le dire."
A travers un essai accessible mais exigeant à la lecture et très documenté, l'écrivaine et journaliste Tania de Montaigne rend un bel hommage à une oubliée de l'Histoire (qui est toujours en vie, d'ailleurs).
Effectivement, le classement en "jeunesse mais + de 14 ans" me semble pertinent ; ça me semble un peu ardu pour les plus jeunes, mais bon après faut voir, c'est du cas par cas !
Noire a reçu le prix Simone Veil en 2015 et a été adapté au théâtre. J'ai bien hâte de voir ça.
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